Jurisprudence : Marques
Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI Décision de l’expert 17 janvier 2006
Orange France / KLTE Ltd
marques - nom de domaine
Les parties
Le requérant est Orange France, Montrouge, France, représenté par DS Avocats, France.
Le défendeur est KLTE Ltd, Paris, France.
Nom de domaine et prestataire Internet
Le litige concerne les noms de domaine « oarange.fr », « orande.fr », « orenge.fr », « organge.fr », « ornage.fr », « ornge.fr », « oronge.fr », « prange.fr ».
L’unité d’enregistrement auprès de laquelle les noms de domaine sont enregistrés est AFNIC.
Rappel de la procédure
Une plainte a été déposée par Orange France auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) en date du 21 novembre 2005.
En date du 21 novembre 2005, le Centre a adressé une requête à l’unité d’enregistrement du nom de domaine litigieux, AFNIC, aux fins de vérification des éléments du litige et de gel des opérations. L’unité d’enregistrement a confirmé l’ensemble des données du litige en date du 22 novembre 2005.
Le Centre a vérifié que la plainte répond bien au Règlement pour la procédure alternative de résolution des litiges du .fr et du .re par décision technique (ci-après le Règlement) en vigueur depuis le 11 mai 2004, et applicable à l’ensemble des noms de domaine du .fr et du .re conformément à la Charte de nommage de l’Afnic (ci-après la Charte)
Conformément à l’article 14(c) du Règlement, le Centre a adressé au Défendeur le 30 novembre 2005, une notification de la plainte valant ouverture de la présente procédure administrative.
Conformément à l’article 15(a) du Règlement, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 20 décembre 2005. Le défendeur a fait parvenir une réponse par voie électronique le 14 décembre 2005.
Le Requérant a fait parvenir au Centre les 27 et 28 décembre 2005 des observations complémentaires en réaction à la réponse du Défendeur.
En date du 3 janvier 2006, le Centre nommait dans le présent litige comme Expert Nathalie Dreyfus. L’expert constate qu’il a été nommé conformément au Règlement. L’Expert a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément à l’article 4 du Règlement.
Les faits
Le requérant est la société française Orange France qui a pour objet la prestation de services de télécommunications. Le requérant est présent en France et dans 16 pays à travers le monde.
La société Orange France est une filiale du Groupe France Télécom, l’un des principaux opérateurs de télécommunications au monde, présent sur les cinq continents.
La société Orange France est titulaire de la marque ORANGE FRANCE n°01 3 109 302 du 3 juillet 2001, appliquée à des produits et services des classes 9, 16, 28, 35, 36, 38, 41 et 42.
La société Orange France a réservé le 2 février 2001 le nom de domaine « orange.fr ». Ce nom de domaine est actif et pointe vers le site officiel du requérant.
La dénomination sociale et le nom commercial du requérant sont Orange France.
La société Orange France exploite avec l’autorisation de son titulaire la marque française ORANGE n°94 511 028 du 15 mars 1994 et est habilitée à défendre ladite marque.
Le défendeur est la société étrangère immatriculée en France KLTE Limited pour l’activité de “autres commerces de gros de biens de consommation”.
Le Conseil d’Administration de l’AFNIC a, par délibération du 20 juillet 2005, bloqué pour 3 mois plus de 1200 noms de domaine en .fr réservés par le Défendeur. Le Requérant a alors remarqué que les noms de domaine « oarange.fr », « orande.fr », « orenge.fr », « organge.fr », « ornage.fr », « ornge.fr », « oronge.fr », « prange.fr » figuraient dans la liste des noms de domaine bloqués par l’AFNIC.
Par lettre simple le 22 août 2005 et par lettre recommandée avec accusé de réception le 7 septembre 2005, le Requérant a mis en demeure de Défendeur d’annuler la réservation des noms de domaine « oarange.fr », « orande.fr », « orenge.fr », « organge.fr », « ornage.fr », « ornge.fr », « oronge.fr », « prange.fr ». Les deux courriers sont restés sans réponse.
Argumentation des parties
Requérant
La société Orange France justifie de droits à titre de marques, de noms de domaine, de nom commercial et de dénomination sociale en France sur le signe “orange” et “orange France”.
Le Requérant allègue la similarité des noms de domaine litigieux avec les signes “orange” et “orange France” dans la mesure où la seule différence entre ces signes tient à l’ajout, à l’inversion ou au remplacement d’une lettre. Ceci n’élimine pas le risque de confusion car il subsiste une forte ressemblance phonétique et visuelle entre les signes.
Le Requérant relève par ailleurs que la réservation massive des noms de domaine démontre la mauvaise foi du Défendeur, cette réservation ayant été effectuée dans un but spéculatif afin de détourner du site officiel de la société Orange France les internautes qui pensaient légitimement, en tapant ces noms de domaine mais en commettant une faute de frappe, obtenir des informations sur le Requérant et ses produits.
Le Requérant invoque également la notoriété de la marque Orange France au sens de l’article L713-5 du Code français de la Propriété Intellectuelle.
Le Requérant estime être fondé à requérir le transfert des noms de domaine litigieux au profit de la société ORANGE France.
Défendeur
La société KLTE Limited allègue que les noms de domaine litigieux ont été réservés de bonne foi, sans relation avec le nom de domaine en possession du Requérant « orange.fr ».
Le Défendeur affirme que le nom de domaine « oarange.fr » est une faute d’orthographe du mot “Arrange” (organisez), « orande.fr » du mot “Grande” (grand), « orenge.fr » du mot “Orense” (province d’Espagne de l’Ouest), « organge.fr » du mot “organze” (organza), « orange.fr » du mot “ornate” (ayant la décoration excessive), « ornge.fr » et « oronge.fr » du mot “Ronge” (lac canadien), et « prange.fr » est un mot générique qui signifie en allemand “démonstrateur, faire étalage”.
Le Requérant conteste la validité de la réponse du Défendeur au motif qu’elle n’a pas été transmise au Centre par écrit conformément à l’art. 15 b) du Règlement sur la procédure alternative de résolution de litiges du .fr, mais seulement par voie électronique. Le Requérant invoque en outre le fait que la réponse ne contienne pas la déclaration finale obligatoire : ”le Défendeur déclare que, à sa connaissance, les informations que comporte la présente réponse sont complètes et exactes, et que la présente réponse n’est pas déposée de manière abusive”.
Discussion
Conformément à l’article 20(c) du Règlement, “l’expert fait droit à la demande lorsque l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine par le défendeur constitue une atteinte aux droits des tiers telle que définie à l’article 1 du présent règlement et au sein de la Charte et, si la mesure de réparation demandée est la transmission du nom de domaine, lorsque le Requérant a justifié de ses droits sur l’élément objet de ladite atteinte et sous réserve de sa conformité avec la Charte”.
Il est également important de souligner que, conformément aux dispositions de l’article 1 du Règlement, on entend par “atteinte aux droits des tiers, au titre de la Charte, une atteinte aux droits des tiers protégés en France et en particulier à la propriété intellectuelle (propriété littéraire et artistique et/ou propriété industrielle), aux règles de la concurrence et du comportement loyal en matière commerciale et au droit au nom, au prénom ou au pseudonyme d’une personne”.
En conséquence, l’expert s’est attaché à vérifier, au vu des arguments et pièces soumis par les parties, si l’enregistrement et/ou l’utilisation du nom de domaine litigieux portent atteinte aux droits de tiers.
A titre liminaire, l’expert a étudié la question de la recevabilité de la réponse communiquée par le Défendeur au Centre. Conformément à l’article 15 (b) du Règlement :
La réponse doit être remise par écrit en trois exemplaires ainsi que sous forme électronique (à l’exception des pièces non disponibles sous cette forme) et contenir les informations suivantes:
(i) une prise de position relative aux déclarations et aux allégations figurant dans la demande, y compris les moyens de défense indiquant les motifs pour lesquels le défendeur doit conserver le nom de domaine objet du litige (cette partie de la réponse doit se limiter à 5000 mots au maximum),
(ii) les noms et les coordonnées du défendeur,
(iii) au cas où le défendeur se fait représenter lors de la procédure alternative de résolution de litiges, les noms et les coordonnées du représentant ainsi qu’une procuration correspondante,
(iv) une explication sur les éventuelles procédures judiciaires qui étaient, ou sont encore, pendantes par rapport au nom de domaine objet du litige,
(v) les déclarations finales ci-dessous, suivies de la signature du défendeur ou de son représentant habilité:
“Le défendeur déclare que, à sa connaissance, les informations que comporte la présente réponse sont complètes et exactes, et que la présente réponse n’est pas déposée de manière abusive.”
L’expert constate qu’en l’occurrence le Défendeur n’a transmis sa réponse que par voie électronique, omettant les trois exemplaires écrits requis par l’art. 15 (b) du Règlement précité. De même, l’expert observe que le Défendeur n’a pas respecté le formalisme de l’art. 15 (b) (v) étant donné qu’il n’a pas complété sa réponse par les déclarations finales prescrites.
En conséquence, l’expert rejette la réponse du Défendeur pour non-respect des formes procédurales prescrites par le Règlement et n’en tiendra donc pas compte.
Atteintes aux droits de propriété intellectuelle
Les articles L713-2 et L713-3 du Code de la Propriété Intellectuelle français sanctionnent la reproduction ou l’imitation d’une marque antérieure ainsi que l’usage d’une marque imitée, pour des produits ou services identiques ou similaires.
En conséquence, l’expert doit déterminer au vu des signes et des produits et services en présence si la reproduction ou l’imitation des marques, noms de domaine, dénomination sociale et nom commercial du Requérant par les noms de domaine du Défendeur sont caractérisés.
Comparaison des signes
L’expert retient que les noms de domaine contestés sont la reproduction quasi-totale des signes “Orange” et “Orange France” (ORANGE constitue l’élément principal, le terme “France” étant descriptif de la nationalité de l’entreprise) sur lesquels la société Orange France a justifié avoir des droits. En effet, l’ajout d’une lettre (“a” pour « oarange.fr », “g” pour « organge.fr »), l’inversion de lettres (« ornage.fr »), la suppression d’une lettre (“a” pour « ornge.fr ») ou la modification d’une lettre (“e” pour « orenge.fr », “o” pour « oronge.fr », “p” pour « prange.fr », “d” pour orande.fr”) ne suffisent pas à éviter le risque de confusion avec le titulaire de la marque (As a rule, almost any simple addition to a well-known trademark is powerless to prevent a connotation with the rightful owner of the trademark – Décision D2004-0746, Thomson Broadcast & Media Solution Inc., Thomson v. Alvaro Collazo « thompsonvalleygrass.com », Décision D2005-0728, Bang & Olufsen a/s v. Unasi Inc. « bag-olufsen.com », « bagolufsen.com », « bang-olusen.com », « bangolusen.com »).
En outre, la modification opérée ne modifie pas forcément la prononciation du signe en français (« orenge.fr »). Un internaute distrait pourrait aisément faire une faute de frappe et être redirigé vers le site du Défendeur, ce qui constitue un cas clair de typosquatting (Décision D2005-0444, ESPN, Inc. v. XC2 « espnnews.com » The disputed domain name is confusingly similar to the Complainant’s mark. The addition of another letter “N” does not change the way in which the word is pronounced. Moreover, an Internet user could easily type in an additional “N” by mistake and thus be directed to the Respondent’s website.)
Ainsi, la similarité des signes est avérée.
Comparaison des produits et services
Il n’existe aucune preuve de l’activité des noms de domaine litigieux avant et après leur blocage par l’AFNIC, aucune capture d’écran n’étant présentée. La seule communication de liens URL ne permet pas de juger de l’activité des noms de domaine litigieux, le contenu du site ayant pu être modifié entre temps.
La renommée de la marque ORANGE est indiscutable. L’expert estime que cette notoriété n’est pas étrangère à l’adoption des noms de domaine très proches par le Défendeur. La Cour de cassation française a récemment étendu l’application de l’article L 713-5 du Code de la Propriété Intellectuelle aux signes identiques ou voisins (Cass Com, 12 juillet 2005).
En présence d’un nom de domaine inactif, l’atteinte à la marque ne peut être retenue que si la notoriété de la marque est démontrée (Cass. Com, 13 décembre 2005).
Atteinte à une marque notoire
L’art. L713-5 du Code de la Propriété Intellectuelle dispose que ”l’emploi d’une marque jouissant d’une renommée pour des produits ou services non similaires à ceux désignés dans l’enregistrement engage la responsabilité civile de son auteur s’il est de nature à porter préjudice au propriétaire de la marque ou si cet emploi constitue une exploitation injustifiée de cette dernière”. Non seulement la jurisprudence française considère qu’il y a abus de droit en cas de dépôt identique à la marque d’un tiers bénéficiant d’une renommée (TGI Nanterre, 16 septembre 1999, « vichy.com »), mais elle a en outre étendue l’application de l’art. L713-5 aux signes identiques ou voisins (Cass. Com., 12 juillet 2005, Sté Cartier c/ Sté Oxypas).
La renommée de la marque ORANGE FRANCE est indiscutable étant donné que la société Orange France est le premier opérateur téléphonique français et qu’elle exploite ce signe de manière extensive. Le fait que le Défendeur ait choisi l’adoption des noms de domaine litigieux n’est probablement pas étranger à la renommée de la marque en cause.
L’expert estime que l’abus de droit au sens du droit français relatif aux marques notoires est caractérisé.
Atteinte aux règles de la concurrence et au comportement loyal en matière commerciale
L’expert retient que cette affaire constitue un cas de typosquatting, ceci étant révélateur de mauvaise foi de la part du Défendeur. Il en est de même s’agissant du fait que les noms de domaine litigieux font partie des plus de 1000 noms de domaine bloqués par l’AFNIC et sur lesquels il existe des soupçons de parasitisme.
Par ailleurs, la réservation des noms de domaine litigieux par le Défendeur porte atteinte au site Internet officiel de la société Orange France en ce qu’ils sont susceptibles de capter une partie de son important trafic en misant sur le fait qu’un certain nombre d’internautes fera une erreur de frappe.
Enfin, l’expert relève que le Défendeur a déjà fait l’objet de décisions de transfert dans le cadre de PARL (DFR2005-0004, Application des Gazs, SAS v. KLTE Ltd « campingaz.fr », DFR2005-0012, Les Echos v. KLTE Ltd « lesecho.fr » et DFR2005 0017, Total SA v. KLTE Ltd « totale.fr » et « clubtotal.fr »).
Ces éléments concordent pour démontrer le comportement déloyal en matière commerciale et la fraude en application de l’article 1382 du Code Civil français.
Les droits du Requérant
L’expert estime que le Requérant a démontré qu’il détenait des droits sur la marque ORANGE, le nom de domaine « orange.fr », le nom commercial et la dénomination sociale Orange France sont exploités pour présenter la société Orange France, ainsi que les produits et services proposés par Orange France. Le Requérant a, de même, apporter de nombreux éléments prouvant son utilisation extensive de la marque ORANGE.
Il a été clairement établi que le Défendeur a été informé des droits de propriété intellectuelle de la société ORANGE France aux mois d’août et de septembre 2005 par lettre simple puis par lettre recommandée.
Le Requérant est ainsi fondé à solliciter le transfert à son profit des noms de domaine litigieux, en conformité avec les dispositions de la Charte.
Décision
Conformément aux articles 20 (b) et (c) du Règlement, l’expert ordonne la transmission au profit du Requérant des noms de domaine « oarange.fr », « orande.fr », « orenge.fr », « organge.fr », « ornage.fr », « ornge.fr », « oronge.fr », « prange.fr ».
Expert : Nathalie Dreyfus
* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.