Jurisprudence : Marques
Centre d’arbitrage et de médiation de l’Ompi Décision de l’expert 20 mars 2007
Carrefour SA / Eric L.
marques
Les parties
La requérante est la société Carrefour SA, Levalois Perret, France.
Le défendeur est Eric L., Montréal, Québec, Canada.
Nom de domaine et unité d’enregistrement
Le litige concerne le nom de domaine « groupecarrefour.com ».
L’unité d’enregistrement auprès de laquelle le nom de domaine est enregistré est Go Daddy.com, Inc.
Rappel de la procédure
Une plainte a été déposée par Carrefour SA auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) le 18 janvier 2007.
En date du 18 janvier 2007, le Centre a adressé une requête à l’unité d’enregistrement du nom de domaine litigieux, Go Daddy.com, Inc., aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par la requérante. L’unité d’enregistrement a confirmé l’ensemble des données du litige ce même jour.
Le Centre a vérifié que la plainte répond bien aux Principes directeurs régissant le Règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine (ci-après dénommés “Principes directeurs”), aux Règles d’application des Principes directeurs (ci-après dénommées les “Règles d’application”), et aux Règles supplémentaires de l’Ompi (ci-après dénommées les “Règles supplémentaires”) pour l’application des Principes directeurs précités.
Conformément aux paragraphes 2(a) et 4(a) des Règles d’application, le 31 janvier 2007, une notification de la plainte valant ouverture de la présente procédure administrative a été adressée au défendeur. Conformément au paragraphe 5(a) des Règles d’application, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 20 février 2007. Le défendeur n’ayant fait parvenir aucune réponse dans ledit délai, le Centre a notifié le défaut du défendeur le 21 février 2007.
En date du 6 mars 2007, le Centre a nommé Philippe Gilliéron comme Expert unique dans le présent litige. La Commission administrative constate qu’elle a été constituée conformément aux Principes directeurs et aux Règles d’application. La Commission administrative a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément au paragraphe 7 des Règles d’application.
Le 15 mars 2007, le défendeur a adressé au Centre un e-mail alléguant de sa bonne foi, sans toutefois soumettre des preuves ou arguments plus élaborés. Cette communication ayant été soumise largement hors délai, l’Expert décide de l’écarter du dossier et de ne pas la prendre en considération.
Les faits
La requérante, constituée en société anonyme de droit français, est le leader en Europe et le numéro deux mondial de la grande distribution. A fin décembre 2005, elle possédait plus de 12 000 magasins et 436 000 collaborateurs dans le monde, pour un chiffre d’affaires global supérieur à 90 milliards d’euros. La requérante est titulaire de la marque Carrefour, dont la notoriété est patente, dans de très nombreux pays, notamment :
– En France, sous le n°1565338 pour les classes de produits 1 à 34 avec une date de priorité remontant au 8 décembre 1989, et sous le n°1487274 pour les classes de services 35 à 42 avec une date de priorité remontant au 2 septembre 1988 ;
– Au Canada, sous le n° TMA511596 pour les classes n° 1 à 42 avec une date de priorité remontant au 7 mai 1999.
La requérante est également titulaire de très nombreux noms de domaine comprenant sa marque Carrefour (148 au 2 novembre 2006), parmi lesquels « group-carrefour.com » (enregistré le 23 juillet 2004), « group-carrefour.net » (enregistré le 23 juillet 2004), « groupcarrefour.com » (enregistré le 28 juillet 2004), « groupcarrefour.net » (enregistré le 23 juillet 2004), « groupcarrefour.org » (enregistré le 16 décembre 2004), « groupe-carrefour.com » (enregistré le 9 mars 2006).
Le défendeur, domicilié au Canada, a enregistré le nom de domaine « groupecarrefour.com » le 21 septembre 2005. Le site est depuis lors demeuré “en construction”.
Le 9 mars 2006, la requérante a adressé une première lettre de mise en demeure au défendeur, l’invitant à lui transférer le nom de domaine litigieux dans les quinze jours en se prévalant de la violation de ses droits. Le défendeur n’ayant pas réagi, la requérante lui a adressé une seconde mise en demeure sous pli recommandé le 26 septembre 2006. Le défendeur n’y a pas plus donné suite.
Argumentation des parties
Requérante
La requérante allègue tout d’abord que le nom de domaine « groupecarrefour.com » présente avec sa marque Carrefour une similarité entraînant un risque de confusion, dès lors que l’emploi du terme “groupe”, de nature descriptive, ne permet pas d’écarter ce risque.
La requérante allègue ensuite n’avoir jamais autorisé le défendeur à utiliser la marque Carrefour dont elle est titulaire dans de nombreux pays dont le Canada. Le défendeur n’est ni connu ni ne déploie d’activités sous ce nom. Partant, il n’a ni droit ni intérêt légitime sur le nom de domaine « groupecarrefour.com ».
La requérante allègue enfin qu’étant donné la notoriété de sa marque, le défendeur ne pouvait ignorer qu’il en violait les droits en enregistrant le nom de domaine « groupecarrefour.com ». Le fait que le site soit “en construction” depuis son enregistrement est un élément supplémentaire prouvant la mauvaise foi du défendeur, tout comme les mises en demeure adressées les 9 mars et 26 septembre 2006, demeurées sans réponse de la part du défendeur.
Défendeur
Le défendeur n’a pas réagi dans le délai qui lui était imparti.
Langue de la procédure
Le paragraphe 11(a) des Règles d’application prévoit que, sauf convention contraire, la langue de la procédure entre les parties est celle du contrat d’enregistrement. Toutefois, la Commission administrative peut décider qu’il en sera autrement, compte tenu des circonstances de la procédure administrative.
En l’espèce, l’unité d’enregistrement auprès de laquelle le nom de domaine litigieux a été enregistré a informé le Centre le 18 janvier 2007 que la langue du contrat d’enregistrement était l’anglais.
La requérante a toutefois déposé sa plainte en français et requis dans cette même plainte que la langue retenue soit le français compte tenu des circonstances suivantes : le défendeur est domicilié à Montréal, région où le français est compris et parlé par 96% à 97% de la population ; la consonance française du nom du défendeur laisser penser qu’il fait partie de ce pourcentage ; le nom de domaine litigieux a été enregistré en français et, enfin, la requérante est une société française.
Si le fait que la requérante est une société française n’est évidemment pas un élément suffisant pour retenir le français comme langue de la procédure, les autres éléments avancés et prouvés pièces à l’appui par la requérante établissent de façon convaincante que rien ne s’oppose à ce que la langue de la procédure retenue soit le français. Il ne fait en effet quasiment aucun doute que le défendeur, qui vit à Montréal et a enregistré le nom de domaine d’un groupe français notoirement connu en français, comprend cette langue. Il ne s’est du reste opposé à aucune des communications qui lui ont été faites en français.
Par conséquent, au vu des circonstances du cas d’espèce, la Commission décide que la langue de la procédure administrative soit le français.
Discussion
Le paragraphe 4(a) des Principes directeur prévoit que la requérante doit prouver trois éléments de manière cumulative pour obtenir gain de cause, à savoir :
1) que le nom de domaine est identique ou semblable au point de prêter confusion à une marque de produits ou de services sur laquelle la requérante a des droits ;
2) que le défendeur n’a aucun droit ni intérêt légitime sur le nom de domaine ;
3) que le nom de domaine a été enregistré et est utilisé de mauvaise foi par le défendeur.
Identité ou similitude prêtant à confusion
La requérante a démontré sa titularité sur la marque verbale Carrefour, enregistrée dans de nombreux pays dont le Canada, pays où le défendeur est domicilié. La notoriété de cette marque peut être considérée comme un fait patent.
La similarité entre la marque de la requérante et le nom de domaine « groupecarrefour.com » ne fait aucun doute. Le risque de confusion doit en effet s’apprécier au regard des éléments distinctifs des signes pris en compte. Or, tel n’est le cas ni du gTLD, élément technique nécessaire qui ne saurait entrer en ligne de compte lors de l’appréciation du risque de confusion (Tengizchevroil v. Hardinvestments Limited, Litige Ompi n° D2002-0061 ; Joe David Graedon v. Modern Limited. – Cayman Web Development, Litige Ompi n° D2003-0640 ; Pomellato S.p.A. v. Richard Tonetti, Litige Ompi n° D2000 0493), ni du terme “groupe”, par essence descriptif et dès lors impropre à écarter tout risque de confusion (Koninklijke Philips Electronics N.V. v. Anpol, Litige Ompi n° D2001-1151; Calvin Klein Trademark Trust and Calvin Klein, Inc. v. Jonathan Dardashti Litige Ompi n° D2001-1158) ; une commission n’a du reste pas manqué de le relever s’agissant du terme “groupe” dans un litige relatif aux noms de domaine « carrefour-group.com », « carrefourgroup.com » et « newcarrefourgroup.com » (Carrefour SA v. Multigestiones Puertonorte S.L., Litige Ompi n° D2000-0837). Le seul élément distinctif du nom de domaine étant la marque même de la requérante, soit le terme Carrefour, le risque de confusion est évident.
Partant, la Commission considère que le critère posé au paragraphe 4(a) (i) des Principes directeurs est rempli.
Droits ou légitimes intérêts
La requérante allègue le fait qu’elle n’a jamais autorisé le défendeur à utiliser la marque Carrefour dont elle est notamment titulaire au Canada.
La seule communication reçue du défendeur est son e-mail en date du 15 mars 2007, soumis en dehors du délai imposé. En tout état de cause, l’Expert note que cette communication ne contient aucune preuve susceptible de démontrer l’existence d’un éventuel intérêt légitime sur le nom de domaine litigieux.
Or, il est admis par les Commissions administratives que, s’agissant de la preuve d’un fait négatif, la Commission administrative ne saurait se montrer trop exigeante vis-à-vis du requérant. Lorsque le requérant a allégué le fait que le défendeur n’a aucun droit ou intérêt légitime sur le nom de domaine, il incombe au défendeur d’établir le contraire, puisque lui seul détient les informations nécessaires pour ce faire. S’il n’y parvient pas, les affirmations du requérant sont réputées exactes (Eli Lilly and Company v. Xigris Internet Services, Litige Ompi n° D2001-1086 ; Do The Hustle LLC v. Tropic Web, Litige Ompi n° D2000 0624).
La présente Commission administrative accepte d’autant plus facilement pour exactes les allégations de la requérante qu’étant donné sa notoriété, il est difficilement concevable que le défendeur ait pu enregistrer le nom de domaine « groupecarrefour.com » sans avoir connaissance de la marque Carrefour de la requérante. Or, l’enregistrement d’un nom de domaine correspondant à la marque de haute renommée d’un tiers ne peut être considéré comme un usage légitime du nom de domaine ; en décider autrement reviendrait à admettre que la violation intentionnelle par le défendeur des droits du requérant peut constituer un intérêt légitime, ce qui serait à l’évidence contraire au but poursuivi par les Principes directeurs (Madonna Ciccone, p/k/a Madonna v. Dan Parisi and “Madonna.com”, Litige Ompi n° D2000 0847).
Par conséquent, la Commission considère que le critère posé au paragraphe 4(a) (ii) des Principes directeurs est rempli.
Enregistrement et usage de mauvaise foi
L’enregistrement d’un nom de domaine de mauvaise foi suppose que le défendeur ait eu connaissance de la marque du requérant au moment de l’enregistrement. Comme évoqué précédemment, le défendeur ne pouvait ignorer qu’il violait les droits de la requérante en enregistrant le nom de domaine « groupecarrefour.com » au vu de la notoriété de la marque Carrefour. Or, plusieurs Commissions ont considéré que l’enregistrement d’une marque de haute renommée par un tiers n’ayant aucune affiliation quelle qu’elle soit avec le titulaire de dite marque démontrait la mauvaise foi de la partie défenderesse (Veuve Clicquot Ponsardin, Maison Fondée en 1772 v. The Polygenix Group Co., Litige Ompi n° D2000-0163 ; Parfums Christian Dior v. Javier Garcia Quintas and Christiandior.net, Litige Ompi n° D2000-0226 ; Charles Jourdan Holding AG v. AAIM, Litige Ompi n° D2000-0403). Il ne fait dès lors aucun doute dans l’esprit de la Commission que le nom de domaine « groupecarrefour.com » a été enregistré de mauvaise foi.
Le fait que le site soit en construction depuis son enregistrement le 21 septembre 2005 n’empêche pas qu’une utilisation de mauvaise foi soit reconnue puisque, depuis la décision Telstra, les Commissions reconnaissent que le simple enregistrement inactif d’un nom de domaine suffit, suivant les circonstances, à constituer une utilisation de mauvaise foi (Telstra Corporation Ltd v. Nuclear Marshmallows, Litige Ompi n° D2000-0003). Ces circonstances sont réunies en l’espèce. Le fait que le site soit demeuré inactif depuis son enregistrement qui remonte au 21 septembre 2005 et l’enregistrement du nom de domaine incorporant la marque de haute renommée de la requérante ne laissent guère de doute quant à la volonté du défendeur de monnayer le transfert du nom de domaine pour un prix supérieur aux frais résultant du seul enregistrement. Le défendeur, qui a fait défaut, n’a pas démontré le contraire.
En définitive, eu égard à la notoriété de la marque de la requérante, l’enregistrement du nom de domaine « groupecarrefour.com » constitue une violation intentionnelle des droits de la requérante dans le but espéré d’en monnayer le transfert. Or, il est manifeste qu’une telle utilisation du nom de domaine est constitutive de mauvaise foi.
Au vu de ce qui précède, la Commission considère que le critère posé au paragraphe 4(iii) des Principes directeurs est rempli.
Décision
Au regard des éléments développés ci-dessus et conformément aux paragraphes 4(i) des Principes directeurs et 15 des Règles d’application, la Commission administrative ordonne que le nom de domaine « groupecarrefour.com » soit transféré à la requérante.
Expert Unique : Philippe Gilliéron
* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.