Jurisprudence : Marques
Centre d’arbitrage et de médiation de l’Ompi Décision de l’expert Le 8 février 2010
Urban Outfitters, Inc / Web Intelligence
marques
Les parties
Le Requérant est Urban Outfitters, Inc, Etats-Unis d’Amérique, représenté par SafeNames Ltd., Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.
Le Défendeur est Web Intelligence, France, représenté par le Cabinet Gilbey Delorey, France.
Nom de domaine et prestataire internet
Le litige concerne le nom de domaine « Anthropologie.fr » enregistré le 9 décembre 2005.
Le prestataire internet est la société Web Intelligence.
Rappel de la procédure
Une demande déposée par Urban Outfitters, Inc auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) a été reçue le 15 décembre 2009 par courrier électronique.
Le 15 décembre 2009, le Centre a adressé à l’Association Française pour le Nommage Internet en Coopération (ci-après l’“Afnic”) une demande aux fins de vérification des éléments du litige et de gel des opérations.
Le 15 décembre 2009, l’Afnic a confirmé l’ensemble des données du litige, ainsi qu’aucune procédure administrative applicable au nom de domaine objet du litige n’est pendante.
Le Centre a vérifié que la demande répond bien au Règlement sur la procédure alternative de résolution des litiges du “.fr” et du “.re” par décision technique (ci-après le “Règlement”) en vigueur depuis le 22 juillet 2008, et applicable à l’ensemble des noms de domaine du “.fr” et du “.re” conformément à la Charte de nommage de l’Afnic applicable (ci-après la “Charte”).
Conformément à l’article 14(c) du Règlement, une notification de la demande, valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au Défendeur le 28 décembre 2009. Conformément à l’article 15(a) du Règlement, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 17 janvier 2010. Le Défendeur a soumis sa réponse le 15 janvier 2010.
Le 25 janvier 2010, le Centre nommait Martine Dehaut comme Expert dans le présent litige. L’Expert constate qu’il a été nommé conformément au Règlement. L’Expert a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément à l’article 4 du Règlement.
Les faits
Le Requérant est une société de droit américain, ayant pour activité la création de vêtements et d’accessoires de vêtements, ainsi que la diffusion desdits vêtements et accessoires par le biais de plus de 100 points de vente, situés essentiellement aux Etats-Unis et au Canada, mais aussi avec une boutique à Londres.
Dans le cadre de ses activités, le Requérant est notamment titulaire des droits de marque suivants :
– marque française Anthropologie (dénomination) No. 93 493 289 du 23 novembre 1993, visant des vêtements en classe 25, et
– marque communautaire Anthropologie (dénomination) No. 3786051 du 21 avril 2004, visant des produits et services des classes 28, 25 et 35. Ces marques sont en vigueur et enregistrées au nom de la société Urban Outfitters Inc. Le Requérant est titulaire et exploite par ailleurs des noms de domaine comprenant le terme “Anthropologie”, dont « Anthropologie.com ».
Le Défendeur est une société de droit français ayant pour activité la “tierce maintenance de systèmes et d’applications informatiques”.
Le nom de domaine litigieux a été réservé le 9 décembre 2005. Il héberge une page de parking Sedo proposant divers liens de nature commerciale aux internautes.
Argumentation des parties
En introduction de ses observations, le Défendeur souligne que “les moyens de fait et de droit exposés par le requérant au soutien de sa demande sont formulés dans un français très approximatif rendant peu compréhensibles voir inintelligibles les arguments énoncés”. Effectivement, la qualité du français utilisé dans la demande est à la limite de l’acceptable, ne facilitant pas la lecture de ce document, tant par le Défendeur que par l’Expert. Néanmoins, en l’espèce, les arguments développés à l’appui de la demande peuvent être compris, ce dont témoigne l’exhaustivité de la réponse déposée par le mandataire du Défendeur.
En tout état de cause, par respect pour le Défendeur, pour le Centre et pour l’Expert, nous enjoignons le Requérant de recourir à un service de traduction fiable, à l’avenir.
Requérant
Les arguments du Requérant peuvent être résumés comme suit :
La société Urban Outfitters détient des droits à titre de marque et de nom de domaine sur l’élément “Anthropologie”, en France et dans l’Union européenne, antérieurs à la réservation du nom de domaine contesté.
La marque Anthropologie du Requérant jouit d’une notoriété auprès du public, ce dont atteste notamment l’existence d’une définition relative à cette marque dans l’encyclopédie Wikipedia.
Aux dires du Requérant, l’utilisation du nom de domaine litigieux pour héberger une page de parking Sedo, laquelle offre des liens de nature commerciale à la fois vers des sites de concurrents, et des sites pornographiques, crée un risque de confusion pour le public, et porte atteinte à la réputation de sa marque.
Le Requérant invoque notamment le bénéfice de l’article L 713-3 du Code de la Propriété Intellectuelle, et de l’article 1382 du Code Civil.
Défendeur
Le Défendeur demande le rejet de la demande, et ses arguments peuvent être résumés comme suit :
Les preuves apportées par le Requérant, relatives à la prétendue notoriété de sa marque Anthropologie, sont insuffisantes. Elles ne permettent en aucun cas d’étayer les arguments développés sur ce point dans la demande.
Le terme “Anthropologie” est générique, il s’agit d’un nom commun de la langue française signifiant “étude de l’homme dans son ensemble”. Le Défendeur apporte une documentation volumineuse pour en justifier.
Le Défendeur, la société Web Intelligence, n’est pas un concurrent du Requérant ; ce dernier a réservé le nom de domaine litigieux en tenant uniquement compte de son sens courant, et sans avoir l’intention de porter atteinte à des droits de tiers.
Il existe de nombreux noms de domaine constitués du terme “Anthropologie”, non détenus par le Requérant (en .net, .biz, .org, etc.).
L’utilisation du nom de domaine litigieux pour héberger un site de parking n’est pas en soit répréhensible, comme ne l’est pas non plus l’absence de projet d’exploitation spécifique dudit nom de domaine.
Enfin, le Défendeur estime que les liens commerciaux offerts sur la page de parking hébergée par le nom de domaine litigieux sont sans rapport avec les activités du Requérant.
Discussion
L’Expert rappelle que, en application de l’article 1 du Règlement, une atteinte aux droits des tiers est constituée “lorsque le nom de domaine est identique ou susceptible d’être confondu avec un nom sur lequel est conféré un droit de propriété intellectuelle français ou communautaire (propriété littéraire et artistique et/ou propriété industrielle), ou est identique au nom patronymique d’une personne, sauf si le défendeur fait valoir un droit ou un intérêt légitime sur le nom de domaine et agit de bonne foi”. En application du même article, une atteinte aux règles de la concurrence désigne notamment “une violation du comportement loyal en matière commerciale en droit français ou communautaire”.
L’Expert souligne que, en application de l’article 20(c) du Règlement, il fait droit à la demande “lorsque l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine par le défendeur constitue une atteinte aux droits des tiers ou aux règles de la concurrence telles que définies à l’article 1 du présent Règlement et, si la mesure de réparation demandée est la transmission du nom de domaine, lorsque le requérant a justifié de ses droits sur l’élément objet de ladite atteinte et sous réserve de sa conformité avec la Charte applicable”.
(i) Droits du requérant sur le nom de domaine
Les droits du Requérant sur l’élément objet de la plainte ont été rappelés dans l’exposé des faits. Le Requérant est titulaire des marques françaises et communautaires Anthropologie.
Dans ces conditions, le Requérant est fondé à demander le transfert du nom de domaine litigieux à son profit.
(ii) Enregistrement ou utilisation du nom de domaine litigieux en violation des droits des tiers ou des règles de la concurrence
Pour des raisons d’économie de procédure, l’Expert va essentiellement s’attacher à déterminer si l’utilisation du nom de domaine « Anthropologie.fr » par le Défendeur a été effectuée en violation des droits de marque du Requérant.
En droit français, l’existence d’une atteinte à un droit de marque est subordonnée à la reconnaissance d’un risque de confusion. Le risque de confusion s’apprécie au regard de la similitude des signes comparés, en tenant compte de leur caractère distinctif intrinsèque ou acquis par l’usage, et de la similitude des produits et services couverts par les marques. A titre exceptionnel, une protection accrue est conférée à celles des marques jouissant d’une renommée (voir en ce sens les dispositions des articles L. 713-3 et L. 713-5 du Code de la Propriété Intellectuelle). Des dispositions très proches existent en droit communautaire (voir les articles 8.1 et 8.5 du Règlement sur la marque communautaire).
A titre liminaire, il convient d’analyser l’argument du Défendeur tiré du caractère purement générique du terme “Anthropologie” lequel désigne en français l’étude de l’homme. Il est évident que le mot “Anthropologie” a un sens courant, connu de tout le public. Néanmoins, dans le cadre de l’évaluation du bien fondé de la demande, force est de constater que :
– D’une part, le Requérant détient des droits de marque sur le terme Anthropologie, pris isolément sans adjonction d’éléments verbaux ou figuratifs, pour désigner notamment des articles de maroquinerie, des vêtements, et des services de vente au détail. Or, en liaison avec de tels produits et services, le terme Anthropologie est parfaitement distinctif, ce que confirme d’ailleurs l’existence d’enregistrements de marque au niveau français et communautaire. Dans ces conditions, le Requérant est parfaitement recevable à tenter de faire valoir un droit exclusif sur le terme “Anthropologie”, dans les limites du droit applicable.
– D’autre part, le Défendeur n’a pas exploité le nom de domaine litigieux dans un sens courant, à savoir en liaison avec un site lié au domaine de l’Anthropologie (que ce soit pour un moteur de recherche, pour un site propre, voir pour un site commercial). En particulier, les liens commerciaux offerts par la page de parking hébergée sous le nom de domaine litigieux sont sans rapport avec le domaine de l’Anthropologie.
Dans ces conditions, les arguments du Défendeur relatifs au caractère générique du signe “Anthropologie” doivent être écartés.
De même que doivent être écartés les arguments du Requérant, relatifs à la prétendue notoriété de sa marque. En effet, les preuves apportées en ce sens sont largement insuffisantes, et en tout état de cause ne permettent pas d’évaluer la connaissance qu’aurait le public français de la marque Anthropologie. En particulier, l’existence d’une définition de la marque Anthropologie sur Wikipedia, outre qu’elle n’est pas disponible en français, a très peu de valeur probante : les définitions peuvent être insérées par quiconque, et sans contrôle sur leur fiabilité.
Les signes comparés sont fortement similaires, voire identiques si l’on ne tient pas compte du nom de domaine de premier niveau “ fr ”, dénué de toute pertinence dans le cadre de la comparaison.
Les parties présentent des arguments contradictoires concernant les liens commerciaux accessibles depuis la page de parking hébergée sous le nom de domaine « Anthropologie.fr ». Le Requérant estime que ces liens pointent vers des sites de concurrents dans le domaine de la mode, ainsi que vers des sites de nature pornographique, alors que le Défendeur indique, dans sa réponse, que lesdits liens n’ont “aucun rapport avec les produits et services proposés par le requérant”.
L’Expert a dès lors accédé au site litigieux, et a constaté que celui-ci héberge des liens de nature commerciale vers des sites qui, pour une courte majorité, sont directement liés aux activités du Requérant. A savoir, notamment : rubriques “fashion” et “fashion model” sur la partie droite, et sur la partie gauche, sous la bannière “campagne publicitaire”, liens vers des sites tels que “quicksilver-store.com” (vente de vêtements), “kenyx.fr” (vente de vêtements), “couturemoda.com”, et même “urbanoutfitters.co.uk” (vente de vêtements, marque probablement liée au Requérant). Certains de ces liens sont en langue française, et tous permettent l’achat de vêtements depuis la France.
Conformément à la jurisprudence française, l’utilisation d’une page de parking Sedo, comme en l’espèce, optimisée automatiquement ou par l’intervention directe du titulaire du nom de domaine pour insérer des liens publicitaires ciblés, proposant des sites offrant à la vente des produits identiques ou similaires à ceux couverts par les marques antérieures, et hébergée sous un nom de domaine identique ou très similaire auxdites marques, est susceptible de porter atteinte à ces dernières, au sens de l’article L 713-3 du Code de la Propriété Intellectuelle (voir, à titre d’illustration, l’Arrêt de la Cour d’Appel de Paris du 23 septembre 2009, société Sédo GmbH contre Institut National de la propriété Industrielle, et le jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris du 28 mars 2008, Bayard Presse contre Sedo GmbH).
Par ailleurs, dès lors que le titulaire du nom de domaine litigieux décide d’héberger un espace publicitaire, en l’espèce sous la forme d’une page de parking, à des fins lucratives, celui-ci doit être vigilant quant à son contenu, et prendre soin de ne pas porter préjudice à des tiers, en détournant leur clientèle vers des sites de concurrents.
En définitive, l’Expert estime que si la société Web Intelligence peut avoir agi de bonne foi lors de la réservation du nom de domaine, et avoir choisi ce dernier pour son sens générique, elle en effectue néanmoins un usage de nature commerciale qui porte atteinte aux droits du Requérant (rémunération par un système de pay per click).
En effet, ainsi que nous l’avons constaté dans les développements précédents, le signe distinctif “Anthropologie” est reproduit servilement au sein du nom de domaine contesté, lequel héberge une page de parking offrant entre autres des liens de nature commerciale vers des sites de concurrents proposant à la vente des produits identiques à ceux couverts par les droits de marque du Requérant.
Aussi, en l’absence d’intérêt légitime sur le nom de domaine litigieux (aucune exploitation ou projet d’exploitation lié au choix de ce terme n’ayant été avancée), et en dépit de son apparente bonne foi, le Défendeur succombe dans ses prétentions, et il y a lieu de faire droit à la demande de transfert du nom de domaine litigieux au bénéfice du Requérant.
Décision
Conformément aux articles 20(b) et (c) du Règlement, l’Expert ordonne le transfert du nom de domaine « Anthropologie.fr » au bénéfice du Requérant.
Expert : Martine Dehaut
* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.