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Jurisprudence : Diffamation

mardi 05 août 2003
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Tribunal de grande instance de Béziers Ordonnance de référé du 5 août 2003

Novartis Pharma / Francine F.

courrier électronique - dénigrement - diffamation

FAITS ET PROCEDURE

Par acte du 28 mai 2003, la société Novartis Pharma a assigné en référé Francine F. aux fins suivantes :

– constater que Francine F. a saisi la justice d’une action indemnitaire tendant à obtenir la réparation du préjudice qu’elle allègue ;

– constater que Francine F. se livre de manière répétée depuis plusieurs années à des actes de dénigrement à l’égard de la société et de sa spécialité Tegretol ;

– constater que le nombre et le rythme des actes de dénigrement ainsi que le cercle des destinataires se sont nettement accrus au cours des dernières semaines par un recours fréquent au courrier électronique et aux articles de presse ;

– constater que ces actes concourent à l’exercice sur la société d’une pression illégitime et entraînent ainsi un trouble illicite qu’il y a lieu de faire cesser ;

– constater que ces actes s’inscrivent dans le cadre d’une campagne qui ne cesse de s’intensifier constituant ainsi un dommage imminent difficilement réparable, qu’il y a lieu de prévenir tant à l’égard de la société que des patients qui risquent d’être dissuadés de poursuivre régulièrement leur traitement ;

– enjoindre en conséquence à Francine F. sous astreinte de 2000 € par infraction constatée, de s’abstenir à l’égard de tous, de tout acte de dénigrement tels que ceux détaillés dans l’assignation ;

– lui enjoindre sous astreinte de 2000 € par jour de retard à compter du prononcé de la décision à intervenir de supprimer du site qu’elle a ouvert sous le nom www.fillous.com toute référence même indirecte à l’une quelconque des sociétés du groupe Novartis et à la spécialité Tegretol ;

– ordonner que les interdictions exprimées dans la décision à intervenir porteront tant sur les actes personnellement et directement commis par Francine F. que par tiers interposés agissant pour son compte ou dans son intérêt supposé ;

– condamner Francine F. au paiement d’une indemnité de 2000 € en application de l’article 700 du ncpc, ainsi qu’aux dépens ;

La demanderesse expose en substance qu’elle fabrique et commercialise la spécialité Tegretol depuis de nombreuses années ;

Francine F. lui demande de l’indemniser au titre de pathologies multiples qu’elle impute à l’absorption pendant quatre jours en avril 1989 de 10 comprimés de cette spécialité qui lui a été prescrite ;

entre 1989 et mai 2001, Francine F. s’est limitée à organiser une campagne de dénigrement relayée par des organes de presse nationaux ou régionaux et à formuler directement ou par conseils interposés tant auprès d’elle-même que de la maison mère des menaces assorties de chantages médiatiques ;

en mai 2001, Francine F. a sollicité l’organisation d’une expertise judiciaire ; les experts désignés par ordonnance de référé du 8 juin 2001 ont déposé un rapport de leurs opérations le 20 octobre 2002 ;

Francine F. a assigné la société Novartis Pharma en dommages-intérêts le 2 avril 2003 devant le tribunal de grande instance de Nanterre ;

le juge de la mise en état n’a pas encore pris ses fonctions ;

mécontenté de ne pas obtenir l’indemnisation qu’elle réclame, Francine F. dans un premier temps, avant toute action en justice a adressé à divers responsables de la société douze lettres de menaces d’actions médiatiques ou judiciaires entre le mois de mai 1996 et le mois de février 2001 ;

dans un second temps, et toujours avant d’engager une quelconque action, Francine F. a commencé à mettre ses menaces à exécution en faisant paraître sur divers supports de presse des articles dénigrants au cours de l’année 2000 ;

les publications intempestives et dénigrantes ont continué en 2001 et 2002 ; puis Francine F. a en 2003 intensifié son effort de dénigrement et de médiatisation plus particulièrement aux mois d’avril et mai, immédiatement après avoir délivré son assignation au fond.

C’est ainsi que, notamment, il a été créé un site hostile consacré à Tegretol, divers articles de presse ont été publiés dans la Marseillaise, le Midi Libre, L’Humanité Hebdo et Marianne, et divers courriers électroniques et messages dénigrants au cours des mois d’avril 2003 à de nombreux destinataires, à savoir les centres régionaux de pharmacovigilance français, des hauts fonctionnaires de l’agence française de sécurité sanitaire des produits, des journalistes, plusieurs journaux généralistes ou consuméristes, et des organismes consuméristes ;

elle soutient que ces actes sont malveillants, répétés et dommageables, qu’ils n’ont d’autre but que de la contraindre à accepter la transaction que Francine F. réclame « à l’amiable » depuis une dizaine d’années et qu’ils constituent en cela le support d’un chantage ou à tout le moins d’un moyen de pression illégitime constitutif d’un trouble manifestement illicite au sens de l’article 809 alinéa 1 du ncpc ;

elle considère également que chacun de ces actes est dommageable à la fois pour elle-même dont l’image et la réputation sont altérées, et pour les patients qui risquent d’être dissuadés de poursuivre un traitement indispensable à la stabilisation de leur état de santé, elle considère que la récente multiplication de ces actes montre qu’il existe pour elle un dommage imminent qu’il y a lieu de prévenir conformément aux dispositions sus visées ;

Francine F. répond en substance qu’à la suite de la prise de quelques comprimés de Tegretol en avril 1989 elle a présenté des troubles de la vue et qu’à ce jour elle subit une incapacité permanente partielle de 65% telle que fixée par les experts judiciaires dans leur rapport du mois d’octobre 2002 ;

elle soutient à titre principal que le juge des référés doit apprécier la réalité du trouble allégué ou du dommage à venir au jour où il statue ;

qu’en l’espèce les faits qui lui sont imputés (envoi de courriers, diffusion d’articles de presse et de messages électroniques) sont antérieurs au 17 juin 2003 et qu’il n’est pas démontré que de nouveaux courriers, articles de presse ou messages électroniques soient en préparation ou imminents ;

à titre subsidiaire elle fait valoir qu’en matière de communication le respect du principe constitutionnel de la liberté d’expression limite le pouvoir du juge des référés à apporter des restrictions à ce principe par une mesure d’interdiction de publication ou de diffusion qui n’est possible que dans les seuls cas exceptionnels où aucune autre disposition ne serait de nature à protéger la personne visée contre une agression dont les conséquences seraient sans cette mesure au moins en partie irrémédiables ;

elle ajoute que lorsqu’il est possible pour le diffamateur de se justifier en apportant la preuve de la réalité des faits diffamatoires ou de s’exonérer de sa responsabilité en prouvant sa bonne foi, le juge des référés doit seulement s’assurer de l’existence de ces éléments, le juge du fond étant seul compétent pour en apprécier la pertinence ;

dans le cas où ces éléments existent, le juge des référés doit reconnaître que le caractère manifestement illicite n’est pas constitué ;

or en l’espèce dans ces différents messages et déclarations, elle ne fait que prétendre lier sa maladie au Tegretol et considérer l’attitude de la société Novartis Pharma comme ayant été dilatoire et déloyale ;

le rapport des experts judiciaires établit non seulement que le lien d’imputabilité entre sa maladie et le Tegretol est avéré, mais également que certains rapports du professeur B. sont entachés d’erreur, d’interprétations erronées et de fausses affirmations ;

ainsi concernant le trouble illicite elle produit aux débats les éléments de conviction qui ne permettent pas d’exclure à priori qu’elle puisse démontrer la vérité de ces imputations, et concernant le dommage imminent il n’est pas fait la démonstration d’un fait dommageable à venir suffisamment avéré et précis, le dommage évoqué n’étant qu’éventuel ;

à titre plus subsidiaire elle soutient que la société demanderesse lui reproche une activité de communication qu’elle estime fautive ;

après avoir rappelé les termes de l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, elle indique que la compétence en matière de délit de presse est fonction du caractère public ou privé de la diffamation ;

à cet égard elle fait valoir que si la diffamation publique relève de la compétence du tribunal de grande instance, par contre la diffamation privée relève de celle du tribunal d’instance ;

en conséquence, seules relèvent de la compétence du tribunal de grande instance les conséquences de la diffusion des articles de presse et de la création du site internet consacré au Tegretol, lesquels constituent des actes de communication publique ;

dès lors le juge des référés saisi doit se déclarer incompétent pour connaître des conséquences de l’envoi des courriers postaux et des courriers électroniques à des tiers déterminés, s’agissant dans ce cas d’actes de communication privée ;

par ailleurs, elle fait valoir que le dénigrement invoqué recouvre des délits dits de presse et que la loi du 29 juillet 1881 prescrit un régime particulier dérogatoire au régime général pour les agissements fautifs commis à l’occasion de l’usage de la liberté d’expression ;

en l’espèce les règles de fond de prescription et de procédure posées par la loi n’ont pas été respectées, de sorte que la procédure engagée est nulle et de nul effet ;

à titre encore plus subsidiaire, dans l’hypothèse où il serait retenu que les faits dommageables sont indépendants de toute infraction punie par la loi du 29 juillet 1881, l’article 1382 du code civil ne peut s’appliquer qu’en cas d’abus de la liberté d’expression, lequel abus est constitué s’il est démontré soit l’intention malveillante, soit la négligence grave, soit l’atteinte aux droits fondamentaux de la personne ;

en l’espèce aucune de ces fautes n’est invoquée ;

enfin elle fait valoir que la liberté d’expression est une liberté fondamentale protégée par de nombreux textes nationaux et internationaux, notamment la convention européenne des droits de l’homme et la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ;

que la liberté d’expression comprend la liberté de critique et qu’elle était donc en droit de saisir différents médias et de communiquer comme elle l’a fait pour informer autrui sur son expérience concernant la suite de la prise du Tegretol, et sur l’attitude de la société Novartis Pharma ;

elle considère qu’elle n’a commis aucune faute à cette occasion, et que la demanderesse ne justifie d’aucun préjudice ;

elle réclame 3000 € en application de l’article 700 du ncpc ;

La société Novartis Pharma rétorque pour l’essentiel que des messages électroniques dénigrants ont persisté après la délivrance de l’assignation ;

elle ajoute qu’elle ne réclame aucune interdiction de publication ou de diffusion à l’égard de quelque organe de presse que ce soit mais demande seulement et exclusivement à Francine F. de cesser sa campagne de dénigrement ;
elle indique encore qu’elle n’allègue aucunement la diffamation à son encontre ;

elle ajoute que la poursuite de l’envoi de messages dénigrants après la délivrance de l’assignation et le caractère massif qui leur a été donné révèlent bien l’imminence du dommage ;

par ailleurs elle fait valoir que les messages électroniques adressés par Francine F. à des destinataires soigneusement sélectionnés sont des correspondances privées ne relevant pas du droit spécial de la presse ;

elle considère que Francine F. abuse bien de sa liberté d’expression et que le juge des référés est compétent dans le cadre des pouvoirs que lui confère l’article 809 du ncpc ;

enfin elle soutient accessoirement que le produit Tegretol est sûr et que les conclusions des experts judiciaires ne sont pas probantes ;

DISCUSSION

Attendu qu’aux termes des dispositions de l’article 809 alinéa 1 du ncpc, le juge des référés peut, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ;

Attendu qu’en l’espèce la société demanderesse soutient essentiellement que Francine F. se livre à des actes de dénigrement constitutifs d’un trouble manifestement illicite en ce que l’intéressé abuse de sa liberté d’expression et exerce une pression illégitime sur la société dans le but de contraindre cette dernière à accepter de l’indemniser, et générant pour la société elle-même un dommage en ce qui concerne son image et sa réputation, et pour les patients qui risquent d’être dissuades de poursuivre leur traitement ;

Attendu qu’il est de principe que la juridiction des référés doit se placer, pour ordonner ou refuser les mesures sollicitées, c’est à dire pour apprécier s’il existe un trouble manifestement illicite ou un dommage imminent, à la date où elle prononce sa décision ;

Attendu que Francine F. fait valoir que les actes qui lui sont imputés, à savoir l’envoi de courriers ainsi que la diffusion d’articles de presse et de messages électroniques sont antérieurs à la date de l’assignation introductive d’instance de sorte qu’il n’existe pas à ce jour de trouble manifestement illicite ni de dommage à venir ;

Attendu que la société Novartis Pharma fait valoir pour sa part que l’envoi de messages électroniques dénigrants n’a pas cessé après la délivrance de l’assignation, cinq messages similaires ayant été adressés à 132 destinataires les 2, 4, 5 et 16 juin 2003 ;

Attendu que le caractère « dénigrant » des derniers messages envoyés à des destinataires précis et identifiés n’apparaît pas établi de manière évidente et incontestable ;

Attendu qu’en effet, tout d’abord, certains de ces messages (ceux du 5 juin 2003) ne concernent pas directement la société Novartis Pharma mais un responsable local de Pharmaco Vigilance ; que dans les autres messages, la défenderesse fait grief à la société Novartis Pharma de vouloir l’empêcher de parler suite à l’assignation en référé délivrée à son encontre, et par ailleurs reproduit partie du rapport d’expertise judiciaire d’octobre 2002 et contient des propos sur les effets secondaires de la Carbamazebine, principe actif du Tegretol ;

Attendu que la présente procédure engagée par la société Novartis Pharma tend à faire défense à Francine F. d’exercer sa liberté d’expression ou du moins tend à ce que cette liberté soit restreinte ; que par ailleurs le contenu de ces messages repose d’une part sur un rapport d’expertise judiciaire et d’autre part sur des informations dont le caractère erroné ou mensonger n’est pas démontré ;
Attendu qu’en ce qui concerne le site ouvert sous le nom www.fillous.com aucun élément probant ne permet de vérifier que ce site contient des références directes ou indirectes à la société demanderesse et ou au produit Tegretol ;

Attendu par ailleurs que rien ne permet d’affirmer que les actes prétendument dénigrants sont de nature à brève échéance à dissuader des patients ou leur famille d’observer ou de faire observer régulièrement un traitement nécessaire à leur état de santé ; que la société Novartis Pharma est en mesure d’apporter par tout moyen de communication utile les précisions et rectifications nécessaires si le produit en cause ne produit pas d’effet secondaire susceptible d’entraîner des dommages corporels notamment au niveau de la vision, contrairement à ce que les experts judiciaires ont pu conclure ; qu’en d’autres termes, le dommage qu’en l’espèce il y aurait lieu de prévenir n’est qu’éventuel ;

Attendu en outre qu’il ne peut être porté de restriction à la liberté d’expression que s’il est fait un usage manifestement abusif de cette liberté ;
qu’à cet égard, il n’est pas établi que le contenu des derniers messages électroniques adressés par Francine F. contienne des propos injurieux, excessifs ou diffamatoires ;
qu’il n’est pas démontré que ces messages sont envoyés davantage dans l’intention de nuire à la société Novartis Pharma que dans la volonté de Francine F., qui, selon les conclusions des experts judiciaires présente des séquelles de la vision en relation avec le produit en cause, d’attirer l’attention d’un certain nombre de personnes physiques ou morales déterminées, sur les effets secondaires dudit produit ;

Attendu enfin que le juge des référés ne peut ordonner que des mesures précises qui ne soient pas sujettes à interprétation ou à discussion ;

Attendu que tel n’est pas le cas de la mesure tendant à faire défense à Francine F. de s’abstenir de tout acte de dénigrement sous peine d’astreinte par infraction constatée, la mesure sollicitée présentant un caractère indéterminé, le caractère dénigrant de l’acte étant laissé à la seule appréciation de la société Novartis Pharma ;

Attendu qu’en définitive et pour les motifs qui précédent, il n’y a pas lieu à référé ; attendu que la partie qui succombe supportera la charge des dépens de la présente procédure ;
que l’équité commande de ne pas laisser à Francine F. la charge des frais non inclus dans les dépens qu’elle a pu engager dans la présente procédure ; qu’il lui sera alloué la somme de 1220 € en application de l’article 700 du ncpc ;

DECISION

Statuant publiquement, contradictoirement, en référé et en premier ressort, à l’audience du 5 août 2003,
Au principal, renvoyons les parties à se pourvoir ainsi qu’elles aviseront,

Mais dès à présent :

. Disons n’y avoir lieu à référé ;

. Laissons les dépens de la présenté instance à la charge de la société Novartis Pharma, et la condamnons à payer à Francine F. la somme de 1220 € en application de l’article 700 du ncpc.

Le tribunal : Pierre D’Herve (président)

Avocats : SCP Gorny et associés, Me Collard Lacan

 
 

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