Jurisprudence : Contenus illicites
Tribunal de grande instance de Lyon Chambre des Urgences Jugement du 19 septembre 2006
Union départementale CGT du Rhône, syndicat CGT Bayer Cropscience / Bayer Cropscience
contenus illicites - dénonciation - syndicat
FAITS ET PROCEDURE
La société Bayer Cropscience, filiale de Bayer AG dont le siège est en Allemagne, est une entreprise spécialisée dans la fabrication de produits agro-alimentaires qui emploie plus de 19 000 salariés dans plus de 120 pays.
Afin de se conformer à la loi américaine Sarbannes-Oxley qui impose aux sociétés cotées à la bourse de New-York la mise en place d’un système d’alertes professionnelles visant à dénoncer les actes frauduleux, le directoire de Bayer AG a décidé de doter le groupe d’un programme de conformité légale et de responsabilité professionnelle.
Dans ce cadre la société Bayer Cropscience a présenté en mars 2005, un projet de programme aux instances représentatives du personnel. A été mis en place un groupe de travail associant les organisations syndicales représentatives. Après discussions et échanges, le Comité central d’entreprise et les comités d’établissement ont été informés et consultés le 22 juillet 2005.
Estimant que ce programme de conformité légale et de responsabilité professionnelle ne pouvait pas être considéré comme un avenant au règlement intérieur, compte tenu des dispositions qu’il contient et que plusieurs dispositions de ce document sont contraires aux dispositions légales, réglementaires ou conventionnelles en ce qu’elles portent atteinte aux droits individuels et collectifs des salariés, l’Union départementale CGT du Rhône, le syndicat CGT Bayer Cropscience Dargoire/Saint Pierre et le syndicat CGT Bayer Cropscience France ont, par acte du 23 décembre 2005, assigné la société Bayer Cropscience à l’effet de dire qu’il est inopposable aux salariés, prononcer la nullité des clauses du programme relative « à la coopération avec les autorités », à la mise en œuvre d’une « ligne d’appel téléphonique anonyme » ainsi qu’à l’obligation faite aux salariés d’être « polis, objectifs et justes dans leurs rapports avec les tiers » et de la condamner à payer à chacun des demandeurs une indemnité de 2000 € sur le fondement de l’article 700 du ncpc.
Par écritures signifiées le 13 février 2006 la société Bayer Cropscience a conclu à l’incompétence du tribunal et au sursis à statuer jusqu’au terme de la consultation qu’elle s’engageait à reprendre sur le programme qui devait être modifié suite à la décision rendue par l’inspection du travail le 18 janvier 2006.
Lors de l’audience du 14 février 2006, le tribunal a ordonné le renvoi de l’affaire à l’audience du 6 juin.
Par écritures signifiées le 6 juin 2006, la société Bayer Cropscience a conclu au rejet des demandes eu égard à la disparition de l’objet, à l’incompétence du tribunal et subsidiairement au débouté des demandeurs à l’encontre desquels elle a demandé une somme de 1000 € pour les frais non recouvrables.
Elle fait valoir que le programme a été scindé en deux documents, l’un constituant une annexe au règlement intérieur et l’autre une déclaration générale et que les CCE et CE ont été informés et consultés. Elle estime que l’objet du litige fondé sur l’ancien document a disparu. Elle considère que l’inspecteur du travail s’étant prononcé sur la totalité du programme de conformité et eu égard au principe de séparation des pouvoirs la juridiction judiciaire n’est pas compétente. Elle fait observer que l’assignation ne comporte aucune autre référence légale ou jurisprudentielle que le visa des articles relatifs au règlement intérieur et à l’article L 120-2 du code du travail et que les demandeurs procèdent par voie de pétition de principe.
Elle fait valoir que la formulation par l’employeur de normes éthiques et morales n’est pas interdite et relève de son pouvoir de direction et que les relations contractuelles sont parfois encadrées par des normes à caractère subjectif. Elle considère qu’il n’y a pas d’atteinte aux libertés individuelles et collectives en instaurant une primauté d’information de l’employeur avant recours aux autorités et à la justice et une ligne téléphonique permettant la dénonciation anonyme.
L’Union départementale CGT du Rhône, le syndicat CGT Bayer Cropscience Dargoire/Saint Pierre et le syndicat CGT Bayer Cropscience France, par conclusions signifiées le 6 juin ont demandé de dire que le document intitulé « programme de conformité légale et de responsabilité professionnelle chez Bayer » ne peut être considéré comme un avenant au règlement intérieur mais comme une déclaration générale et unilatérale de l’employeur, de dire que ce document est dénué de valeur juridique, de dire qu’il est inopposable aux salariés et de condamner la société Bayer Cropscience à payer à chacun une indemnité de 2000 € pour les frais non recouvrables.
Ils estiment que le document est un recueil de principes « éthiques » et « moraux » formulés de façon à ce point subjective qu’il pouvait être source d’insécurité juridique pour le salarié dans la mesure où le respect de ces principes était soumis au pouvoir disciplinaire et à des sanctions. Ils font valoir que de telles clauses ne peuvent être opposées aux salariés, sans porter atteinte aux dispositions des articles L 122-35 et L 130-2 du code du travail, puisqu’elles viennent s’ajouter aux lois et règlements ainsi qu’à la convention collective, et qu’il s’agit de normes édictées par le seul employeur dont la source n’est nullement juridique et qui sont imprécises. Elle maintient que le document présenté sans réelle modification aux institutions représentatives du personnel doit être considéré comme une déclaration générale et unilatérale de l’employeur non créateur d’effets juridiques et, à ce titre, inopposable aux salariés.
DISCUSSION
Le programme de conformité légale et de responsabilité professionnelle chez Bayer soumis à l’appréciation du tribunal se présente, dans sa formulation applicable au 1er août 2006 après modifications, sous la forme d’un document unique qui intègre notamment des dispositions qui ont été regroupées dans une annexe au règlement intérieur. Ces règles et prescriptions qui ont été édictées en tenant compte de la décision de l’inspecteur du travail du 18 janvier 2006 ne font plus l’objet de débat ou de demande particulière par l’Union départementale CGT du Rhône, le syndicat CGT Bayer Cropscience Dargoire/Saint Pierre et le syndicat CGT Bayer Cropscience France.
S’agissant des autres normes, avant d’en examiner le contenu, il convient de rappeler le principe selon lequel ce qui n’est pas interdit est permis. Ainsi aucune disposition générale ou contenue dans le code du travail n’interdit à l’employeur d’établir des règles ou des normes éthiques ou des codes de conduite sous réserves qu’il ne soit pas apporté aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché et que les prescriptions en matière d’hygiène et de sécurité, de discipline, de droit de défense des salariés ou relatives à l’abus d’autorité en matière sexuelle ou de harcèlement moral soient soumises aux dispositions des articles L 122-34 et suivants du code du travail relatives au règlement intérieur avec la procédure de consultation des institutions représentatives du personnel et la décision de l’inspection du travail.
Bien que les dernières conclusions des demandeurs se contentent de rejeter le dit programme, sans entrer dans les détails, il y a lieu d’examiner si les règles qui sont énoncées contiennent des dispositions attentatoires aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives injustifiées ou disproportionnées.
La page 5 du document contient un paragraphe intitulé « compétence et responsabilité ». Il énonce que le groupe a une activité internationale ce qui le soumet, ainsi que les collaborateurs, à des lois et statuts nombreux et différents qu’il s’agit de faire coexister et que face à la complexité les collaborateurs doivent être encouragés à demander conseil. Ainsi présenté, ce rappel général n’appelle pas de critiques.
Les pages 6 à 22 sont relatives à la législation en vigueur. Le texte rappelle le souci de la société de respecter les lois en vigueur dans les différents pays et l’obligation pour les collaborateurs de s’y conformer même si elle est défavorable à l’individu ou à l’entreprise. Il édicte la suprématie des règles qu’il contient sur une instruction contraire d’un supérieur. Il précise que Bayer s’engage à conduire ses activités aussi selon des principes éthiques, définis comme étant un consensus social sur des valeurs essentielles touchant au comportement social, au respect mutuel et à l’équité dans les relations entre personnes.
Il rappelle l’interdiction des pratiques anticoncurrentielles, d’ententes ou actions concertées et l’obligation pour les collaborateurs de se plier à la législation anti-trust lors de leurs rencontres et échanges avec des concurrents. Il donne des exemples de pratiques à éviter ou qui peuvent être tolérées sous certaines conditions. Il rappelle l’obligation de loyauté et d’exhaustivité lors des procédures de cession ou d’acquisition. Il met en évidence le respect des normes de sécurité, la nécessaire formation des personnes et l’existence d’instructions précises dans ce domaine. Il insiste aussi sur la surveillance constante des produits pendant tout leur cycle de vie. Il mentionne la préoccupation de la société aux questions environnementales par le respect des normes de sécurité ou des limites imposées par les autorités en matière de rejet de polluants.
Il impose le signalement aux services de protection de l’entreprise des déversements de substances nocives afin de limiter les effets. Il mentionne l’interdiction de la fabrication d’armes chimiques ou de production de drogue, l’interdiction de participer à des projets utilisant des méthodes de génie génétique pour travailler sur la génétique humaine. Il stipule pour chaque collaborateur la séparation de ses intérêts privés et de ceux de l’entreprise, les décisions de ceux-ci ne devant pas être influencées par des considérations personnelles mais par des critères objectifs et les conflits d’intérêts devant être signalés. Concernant la sécurité des dossiers la vigilance est appelée sur les indiscrétions possibles mais les collaborateurs sont conviés à prendre des dispositions pour assurer la continuité du service. Le texte instaure la primauté d’information de l’employeur en cas d’enquête.
Les pages 23 à 27 sont relatives à la supervision du programme. Chaque collaborateur est prié d’examiner son propre comportement à la lumière des normes citées, destinées, à faire partie de la culture de l’entreprise, et de déterminer les points d’amélioration possibles. La mise en œuvre du programme et son respect sont subordonnés à la constitution de comités de conformité professionnelle qui disposeront notamment d’un pouvoir d’enquête et de préconisation d’améliorations et de corrections. Les collaborateurs sont informés qu’ils peuvent signaler toute violation du programme de conformité au supérieur hiérarchique, au directeur de la conformité légale, au directeur des ressources humaines, au responsable des relations sociales, au service juridique ou au service d’audit de l’entreprise et éventuellement par la mise à disposition d’une ligne téléphonique.
Le programme, tel qu’il vient d’être résumé, comporte, pour l’essentiel, des valeurs que la société Bayer Cropscience entend affirmer, défendre et faire et voir respecter, ce qui ne viole aucune disposition. Il rappelle des normes juridiques connues dont la violation est déjà sanctionnée, soit pénalement ou disciplinairement. Il n’emporte pas d’effets ou des risques juridiques qui n’existent pas déjà et n’interfère pas avec les règles d’ordre public.
Toutefois en ce qu’il énonce la priorité de l’information de l’employeur avant recours aux autorités et à la justice ce texte est contraire aux principes des procédures civiles et pénales qui obligent toute personne convoquée ou requise, parce qu’elle est susceptible de fournir des renseignements sur des faits, de comparaître et de déposer.
Si les demandeurs ont initialement évoqué et critiqué le dispositif d’alerte professionnelle mis en place force est de constater que le texte remanié en ce qu’il le présente comme un moyen facultatif qui ne peut être utilisé que pour répondre à des intérêts dont la légitimité est établie (domaines comptables, contrôle des comptes et lutte contre la corruption), en ce que l’identité de l’émetteur est traitée de manière confidentielle et en ce que la personne visée bénéficie d’un droit d’accès aux renseignements et d’un droit de rectification, est conforme à la délibération de la Cnil du 8 décembre 2005.
Dans ces conditions hormis la phrase « dans de tels cas et sous réserves des pouvoirs reconnus par la loi aux inspecteurs du travail, il n’y a lieu de fournir des informations ou des documents qu’après consultation du service juridique » qui n’est pas conforme à la loi et, de ce fait, sera déclarée inopposable aux salariés, la demande présentée par l’Union départementale CGT du Rhône, le syndicat CGT Bayer Cropscience Dargoire/Saint Pierre et le syndicat CGT Bayer Cropscience France sera rejetée.
Il n’est pas inéquitable que chaque partie succombant, l’Union départementale CGT du Rhône, le syndicat CGT Bayer Cropscience Dargoire/Saint Pierre et le syndicat CGT Bayer Cropscience France ainsi que la société Bayer Cropscience conservent à leur charge les frais non recouvrables et les dépens par eux exposés.
DECISION
Statuant publiquement, contradictoirement et en premier ressort,
. Déclare inopposable aux salariés la phrase contenue dans le programme de conformité légale et de responsabilité professionnelle chez Bayer ainsi rédigée : « dans de tels cas et sous réserves des pouvoirs reconnus par la loi aux inspecteurs du travail, il n’y a lieu de fournir des informations ou des documents qu’après consultation du service juridique »,
. Rejette pour le surplus la demande de l’Union départementale CGT du Rhône, le syndicat CGT Bayer Cropscience Dargoire/Saint Pierre et le syndicat CGT Bayer Cropscience France,
. Dit n’y avoir lieu à application de l’article 700 du ncpc,
. Laisse à chaque partie la charge de ses dépens.
Le tribunal : M. Pierre Garbit (président), M. Régis Cavelier et Marie Noëlle Chifflet (assesseurs)
Avocats : Me Cédric Putanier, Me Joseph Aguera
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