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lundi 10 janvier 2000
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Commentaire de l’ordonnance de référé TGI Paris 10 janvier 2000 (par Véronique Beaujard)

 

Texte de la décision

Le 10 janvier 2000, le Tribunal de grande instance de Paris statuait en référé sur une délicate question concernant l’usage de l’informatique au cours des missions d’expertise diligentées à la demande des juridictions.

Il s’agissait plus particulièrement de savoir si un expert, mandaté par un Tribunal afin de constituer une liste de personnes, pouvait légitimement établir cette liste sur support informatique (disquette) au regard des principes protecteurs de la loi Informatique, Fichiers et Libertés du 6 janvier 1978.

L’affaire s’est déroulée, au surplus, dans le contexte éminemment politique de la scission du Front National, et donc dans le champ des informations dites « sensibles » au sens de la loi précitée.

Certains des membres du Front National ayant souhaité voir convoquer une assemblée générale extraordinaire, le Front a tenté de contrer cette démarche en contestant le respect du quorum de demandeurs requis pour exiger une telle convocation.

C’est ainsi que le Tribunal a statué une première fois pour désigner, entre autres mesures, un administrateur judiciaire chargé de décompter les voix exprimées et de vérifier que chaque votant était habilité à prendre part au suffrage.

L’administrateur désigné a choisi de réaliser ce décompte sur disquette, ce qui a déclenché les foudres des membres sécessionnistes.

Ces derniers ont saisi le juge des référés, afin d’obtenir la destruction des fichiers litigieux au nom de l’article 31 de la loi Informatique, Fichiers et Libertés, qui prohibe le fait de constituer, sans l’accord des intéressés, des traitements nominatifs faisant apparaître les origines raciales ou les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou les appartenances ou les mœurs de personnes.

Le juge des référés était donc placé en substance, devant la question suivante : l’exécution d’une mission confiée par un Tribunal peut-elle légitimer la création, par l’exécutant, d’un fichier informatique de données sensibles ?

Sur le fond, la réponse paraît en toute logique négative, et ce d’autant plus que le Tribunal n’avait même pas – semble-t-il – ordonné la création d’une liste informatique, mais uniquement le décompte et la vérification des voix exprimées.

En effet, rien dans la loi de 1978 ne permet de dispenser le créateur d’un fichier informatique de ses obligations légales (déclaration ou demande d’avis préalable, et accord exprès des intéressés dans le cas de données sensibles), fût-ce à la demande d’une autorité judiciaire.

Le juge des référés était donc placé, à l’évidence, devant une contestation sérieuse qui lui aurait légitimement permis de se défausser sur les juges du fond.

Il a au contraire fait le choix de rendre une décision, sur la base de l’article 809 du NCPC qui lui permet, même en présence d’une contestation sérieuse, de prendre toutes mesures pour prévenir un dommage imminent ou mettre fin à un trouble manifestement illicite.

Il a donc ordonné la mise sous séquestre et le cryptage du fichier sous la responsabilité d’un expert informaticien, ainsi que sa destruction à l’issue de la mission de l’administrateur judiciaire.

Cette décision appelle plusieurs remarques.

Préalablement, on ne peut que se féliciter de l’attitude volontaire du magistrat, qui a permis de susciter la réflexion sur tous les aspects – fond et mesures de référé – d’un problème rarement évoqué devant les juridictions.

Ce souci de réflexion peut être d’autant plus souligné que le magistrat a pris la peine de solliciter et d’entendre les réquisitions du Procureur, ce qui n’est en aucun cas la procédure habituelle.

Loin de toute flagornerie, ces remarques liminaires permettent de mieux appréhender la portée de la présente décision, puisque l’on sait qu’elle a été mûrement réfléchie.

En effet, le magistrat avait techniquement le choix entre deux fondements juridiques au sein de l’article 809 du NCPC – le dommage imminent ou le trouble manifestement illicite.

Or par motif décisoire, il a choisi de se fonder sur la prévention d’un dommage imminent, ce qui semblerait exclure implicitement que le cas lui ait paru manifestement illicite.

On a évoqué, pourtant, la double obligation qui pèse sur le créateur d’un fichier de données sensibles – déclaration ou demande d’avis préalable à la CNIL, et accord exprès des intéressés.

Aucune de ces deux obligations n’avait en l’espèce été remplie par le maître du fichier, en l’occurrence l’administrateur judiciaire.

Au regard de ces règles, le traitement était donc doublement et manifestement illicite, dans la mesure où les textes sont particulièrement clairs et ne prêtent guère à interprétation.

Seule l’exception légale prévue à l’article 31 alinéa 2 de la loi pourrait expliquer pourquoi le magistrat n’a pas entendu retenir le trouble manifestement illicite :

Cet article prévoit que les groupements politiques peuvent tenir registre de leurs membres, aucun contrôle ne pouvant être exercé de ce chef à leur encontre.

Ainsi, si l’on considère que le droit appartenant au Front National de tenir registre de ses membres inclut la faculté de transmettre ce fichier à des tiers, cela pourrait légitimer dans une certaine mesure le fichier constitué par l’administrateur.

Cette analyse est bien entendu loin d’être évidente, dans la mesure où l’article 31 alinéa 2 est une exception à un régime protecteur des libertés, et qu’il doit en conséquence s’apprécier restrictivement.

En outre, en admettant même que le Front National ait été habilité à transmettre le fichier à des tiers, cela ne signifie nullement que ce tiers bénéficie de la même exception, dans la mesure où il n’intervient pas comme mandataire de l’association.

Il appartiendra bien entendu au juge saisi du fond de se prononcer, mais il paraît en l’état difficile de considérer qu’un traitement nominatif puisse être constitué à l’initiative d’une juridiction, en marge des obligations prévues par la loi de 1978.

Pour l’avenir, la seule échappatoire possible et indiscutable serait que le tribunal qui envisage la constitution d’un fichier la soumette à la condition du dépôt par l’expert d’une déclaration préalable, (ou d’une demande d’avis conforme pour les traitements de données sensibles). Cette solution présente l’unique inconvénient de supposer une importante mobilisation de la CNIL pour délivrer sans délai le récépissé ou l’avis, ce qui n’est pas absolument acquis.

On remarquera, pour clore l’analyse de la présente décision, que les demandeurs étaient trois des membres « dissidents » du Front National, auxquels est venu s’ajouter, comme intervenant volontaire … le Front National.

On ne peut que se féliciter lorsque des hommes se rejoignent ainsi sur le terrain de la défense des libertés publiques. Le législateur de 1978 n’en attendait certainement pas tant.

Véronique BEAUJARD
Avocat à la cour