Jurisprudence : Droit d'auteur
Conseil d’État, section contentieux, 10ème et 9ème ch. réunies, décision du 7 juin 2017
M. X. et Mme Y. / Sofia
autorisation - consentement - droit d'opposition - exception - exploitation numérique - information - livre numérique - livres indisponibles - monopole de l'auteur - Renvoi préjudiciel - société de gestion collective
Par une décision du 6 mai 2015, le Conseil d’Etat, statuant au contentieux sur la requête de M. X. et de Mme Y. tendant à l’annulation, pour excès de pouvoir, du décret n° 2013-182 du 27 février 2013 portant application des articles L. 134-1 à L. 134-9 du code de la propriété intellectuelle et relatif à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle, a sursis à statuer jusqu’à ce que la Cour de justice de l’Union européenne se soit prononcée sur la question de savoir si les articles 2 et 5 de la directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 s’opposent à ce qu’une réglementation confie à des sociétés de perception et de répartition des droits agréées l’exercice du droit d’autoriser la reproduction et la représentation sous une forme numérique de « livres indisponibles », tout en permettant aux auteurs ou ayants-droit de ces livres de s’opposer ou de mettre fin à cet exercice, dans les conditions qu’elle définit.
Par un arrêt C- 301/15 du 16 novembre 2016, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur cette question.
Par de nouveaux mémoires en intervention, enregistrés les 21 décembre 2016, 13 mars 2017 et 10 avril 2017, la Sofia demande à titre principal à ce que le Conseil d’Etat rejette la requête de M. X. et de Mme Y. et, à titre subsidiaire, à ce qu’il ne fasse droit que partiellement aux conclusions de cette requête et que les effets de cette annulation soient différés dans le temps. Elle reprend les mêmes moyens que dans ces précédentes écritures et soutient en outre que :
– l’arrêt du 16 novembre 2016 de la Cour de justice de l’Union européenne ne condamne le dispositif français que sur certains points et n’implique donc qu’une censure partielle des seules dispositions du décret attaqué prises en application des dispositions législatives qui contreviendraient à l’un de ces points, c’est-à-dire celles qui créent le dernier alinéa de l’article R. 134-5 et l’article R. 134-8 du code de la propriété intellectuelle ;
– l’annulation rétroactive du décret attaqué emporterait des conséquences manifestement excessives en termes de sécurité juridique et de droits acquis compte tenu des contrats de licence signés par la Sofia avec des éditeurs sur le fondement de ces dispositions, alors que le maintien temporaire de ce décret se justifie au regard de l’intérêt général attaché au dispositif de conservation et de mise à disposition des œuvres indisponibles qu’il institue ;
– une annulation prenant effet six mois au moins après la notification de l’arrêt à intervenir permettrait d’instaurer un mécanisme d’exploitation numérique des livres indisponibles conforme au droit de l’Union européenne dès lors que la Cour de justice de l’Union a reconnu l’intérêt d’un tel dispositif et n’a censuré qu’une partie du mécanisme, sans interruption et notamment sans revenir sur l’agrément accordé à la Sofia.
Vu les autres pièces du dossier, y compris celles visées par la décision du Conseil d’Etat du 6 mai 2015 ;
Vu :
– la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques ;
– la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information ;
– le code de la propriété intellectuelle, dans sa version résultant de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mme Marie Gautier-Melleray, maître des requêtes,
– les conclusions de M. Edouard Crépey, rapporteur public ;
DISCUSSION
1. En créant les articles L. 134-1 à L. 134-9 du code de la propriété intellectuelle, la loi du 1er mars 2012 relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXème siècle a institué un dispositif destiné à favoriser, afin d’assurer la valorisation d’un patrimoine écrit devenu inaccessible faute de diffusion commerciale auprès du public, l’exploitation numérique d’œuvres reproduites dans des livres publiés en France avant le 1er janvier 2001 ne faisant plus l’objet d’une diffusion commerciale par un éditeur et ne faisant pas l’objet d’une publication sous une forme imprimée ou numérique. Le droit d’autoriser la reproduction ou la représentation de ces livres sous une forme numérique est exercé, à l’issue d’un délai de six mois à compter de leur inscription dans une base de données accessible au public placée sous la responsabilité de la Bibliothèque nationale de France, par des sociétés de perception et de répartition des droits agréées à cet effet par le ministre chargé de la culture. L·auteur d’un livre indisponible ou l’éditeur disposant sur celui-ci du droit de reproduction sous une forme imprimée peut s’opposer à l’exercice de ce droit au plus tard six mois après l’inscription du livre dans la base de données. Même après l’expiration de ce délai, l’auteur d’un livre indisponible peut s’opposer à tout moment à l’exercice du droit de reproduction ou de représenta!ion s’il juge que la reproduction ou la représentation du livre est susceptible de nuire à son honneur ou à sa réputation. L’auteur d’un livre indisponible peut par ailleurs, à la condition de démontrer être seul titulaire des droits de reproduction, décider à tout moment de retirer à la société de perception et de répartition des droits agréée le droit d’autoriser la reproduction et la représentation du livre sous une forme numérique, dans les conditions prévues par l’article L. 134-6 du code de la propriété intellectuelle.
2. M. X. et Mme Y. ont demandé l’annulation pour excès de pouvoir du décret du 27 février 2013 portant application des articles L. 134-1 à L. 134-9 du code de la propriété intellectuelle qui a créé, au sein de code, les articles R. 134-1 à R.134-11 et R.327-1 à R. 327-7.
Sur la légalité du décret attaqué :
3. Dans l’arrêt du 16 novembre 2016 par lequel elle s’est prononcée sur la question dont le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, l’avait saisie à titre préjudiciel après avoir écarté les autres moyens de la requête, la Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que l’article 2, sous a), et l’article 3, paragraphe 1, de la directive du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce qu’une réglementation nationale, telle que celle découlant de la loi du 1er mars 2012 précitée, confie à une société agréée de perception et de répartition de droits d’auteurs l’exercice du droit d’autoriser la reproduction et la communication au public, sous une forme numérique, de livres dits « indisponibles ». Elle a relevé d’une part que les droits exclusifs d’autoriser la reproduction ou la communication au public consacrés au profit des auteurs par les dispositions précitées de la directive du 22 mai 2001, imposaient en principe que le consentement préalable des auteurs soit expressément recueilli, la possibilité de se contenter d’un consentement implicite étant étroitement subordonnée à l’existence d’un mécanisme garantissant l’information effective et individualisée des auteurs. Elle a d’autre part dit pour droit que l’auteur d’une œuvre doit pouvoir mettre fin à l’exercice, par un tiers, des droits d’exploitation sous forme numérique qu’il détient sur cette œuvre, et lui en interdire ce faisant toute utilisation future sous une telle forme, sans devoir se soumettre au préalable, dans certaines hypothèses, à une formalité consistant à prouver que d’autres personnes ne sont pas, par ailleurs, titulaires d’autres droits sur ladite œuvre, tels que ceux portant sur son exploitation sous forme imprimée.
4. Il résulte de l’interprétation ainsi donnée par la Cour de justice de l’Union européenne que le dispositif institué par la loi du 1er mars 2012 visant à confier à des sociétés de perception et de répartition des droits agréées à cet effet, le droit d’autoriser la reproduction ou la représentation des livres indisponibles six mois après leur inscription dans la base de données publique doit être regardé comme contraire aux dispositions ci-dessus mentionnées de la directive du 22 mai 2001, d’une part, en tant qu’il ne prévoit pas une information effective et individualisée des auteurs de l’inscription de leur œuvre dans la base de données publique, préalable au déclenchement du délai d’opposition et, d’autre part, en tant qu’il impose aux auteurs souhaitant exercer leur droit de retrait de démontrer être seuls titulaires des droits de reproduction. Dès lors toutefois que l’économie générale du dispositif est fondée sur un équilibre entre le principe d’un consentement implicite des auteurs et l’organisation de droits de retrait et d’opposition, l’ensemble des dispositions relatives à la valorisation des livres indisponibles doit être regardé comme un ensemble indivisible contraire aux exigences du droit de l’Union européenne. Il suit de là que les dispositions du décret attaqué créant les articles R. 134-5 à R. 134-10 du code de la propriété intellectuelle qui ont pour objet de préciser les conditions de mise en œuvre de ces dispositions législatives sont dépourvues de base légale.
5. En revanche, l’interprétation ainsi donnée par la Cour de justice de l’Union ne conduit pas à regarder la loi du 1er mars 2012 en tant qu’elle met en place une base de données des livres indisponibles comme contraire au droit de l’Union européenne. Il s’ensuit que les articles R. 134-1 à R. 134-4 introduits dans le code de la propriété intellectuelle par le décret attaqué en application de ces dispositions ne sont pas privés de base légale. Il en va de même des dispositions du décret attaqué qui créent l’article R. 134-11 et les articles R. 327-1 à R 327-7 du code de la propriété intellectuelle relatifs la procédure et aux conditions d’agrément d’organisme de gestion collective, dès lors que le droit de l’Union européenne, tel qu’interprété par la Cour de justice, ne s’oppose pas par principe à la gestion collective des droits de reproduction des ouvrages indisponibles.
6. Il résulte de tout ce qui précède que les requérants ne sont fondés à demander l’annulation pour excès de pouvoir des dispositions du décret du 27 février 2013 qu’en tant qu’il créée les articles R. 134-5 à R. 134-10 du code de la propriété intellectuelle.
Sur les conséquences de l’illégalité des dispositions attaquées :
7. D’une part, la disparition rétroactive des dispositions des articles R. 134-5 à R. 134-10 du code de la propriété intellectuelle créées par le décret attaqué ne produit pas par elle même d’effets propres de nature à remettre en cause la validité des contrats signés sous leur empire, de nature à justifier une limitation dans le temps des effets de leur annulation. D’autre part et en tout état de cause une telle limitation contreviendrait aux exigences attachées à la primauté et à l’effectivité du droit de l’Union européenne en l’absence de nécessité impérieuse justifiant son usage, compte tenu des circonstances spécifiques de l’affaire.
8. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat, la somme de 3 000 euros à verser à Mme Y. au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
DÉCISION
Article 1er ; L’article 1er du décret du 27 février 2013 est annulé en tant qu’il créée les articles R. 134-5 à R. 134-10 du code de la propriété intellectuelle.
Article 2 : L’Etat versera à Mme Y. la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme Y., à la ministre de la Culture et le Premier ministre, et autres, ainsi qu’à la Société française des intérêts des auteurs de l’écrit, au Syndicat des écrivains de langue française, à l’association « Autour des auteurs » et au président de la Cour de justice de l’Union européenne.
Copie sera adressée à la Bibliothèque nationale de France.
Le Conseil : Marie Gautier-Melleray (rapporteur), Edouard Crépey (rapporteur public)
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