Jurisprudence : Contenus illicites
Tribunal judiciaire de Paris, 17e ch. correctionnelle, jugement du 3 avril 2023
M. X / M. Y.
exception de provocation - identification de l'éditeur - Injures publiques - liberté d'expression - réseaux sociaux
Le 18 septembre 2019, Monsieur X. déposait plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d’instruction de ce tribunal du chef d’injure publique envers un particulier à raison des propos ci dessus rappelés publiés sur la page Facebook de NordPresse le 27 juin 2019
Il expliquait qu’il était politologue de formation, membre de l’observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean Jaurès, journaliste et auteur d’écrits sur le conspirationnisme, sujet sur lequel il était considéré comme un expert. Il exposait qu’il avait créé, en 2007, l’observatoire du conspirationnisme, également appelé Conspiracy Watch, qui était, depuis 2018, reconnu comme un service de presse en ligne par la commission paritaire des publications et agences de presse, et qui avait pour objectif de lutter contre les dérives conspirationnistes en mettant à disposition du public des ressources universitaires et en assurant une veille médiatique sur la complosphère.
Selon lui, le site NordPresse, qui se présentait comme un site internet belge satirique créé en mai 2014 par Monsieur Y. sous le pseudonyme de Monsieur YZ., contribuait en réalité à véhiculer de fausses informations, ce qu’il avait régulièrement dénoncé dans des articles.
Il expliquait que le 27 juin 2019, en réponse à un de ses articles intitulé « La dieudonnisation de NordPresse », avait été publié sur le compte Facebook de NordPresse le message porteur des propos poursuivis, graissés par le tribunal pour les besoins de la motivation, et dont l’existence était établie par -un constat d’huissier joint à la plainte:
« c’est toujours très agréable de voir que l’autre taré de Monsieur X. de Conspiracy Watch parle de la complosphere antijuive (dans un article sur un fan de Dieudonné et vendeur de graines) et renvoie vers son torchon diffamatoire sur Nordpresse.
Chers lecteurs vous ne le saviez peut-être pas mais vous êtes sur une page qui fait partie de la complosphère antijuive.
Ce serait drôle si ça bousillait pas des vies ce genre d’accusations délirantes.
Pauvre con. Fou dangereux. Immonde pervers.»
Dans le cadre de l’information judiciaire, ouverte le 6 mars 2020, les enquêteurs de la brigade de répression de la délinquance à la personne, saisis sur commission rogatoire, identifiaient en Monsieur Y. le responsable de la page Facebook « Nordpresse ». Celui-ci désignait, – comme auteur des propos, un certain M. Z. que les enquêteurs échouaient à identifier.
Le 2 novembre 2020, le magistrat instructeur informait Monsieur Y. qu’il envisageait de le mettre en examen, la mise en examen intervenant le 3 décembre 2020.
Monsieur Y. était renvoyé devant la présente juridiction par ordonnance du 9 février 2021.
A l’audience, Monsieur Y. admettait avoir rédigé le message poursuivi lui-même, et n’avoir donné un autre nom que par une tentative « stupide » d’échapper à sa responsabilité. Se définissant lui-même comme une, personnalité publique, il décrivait le site Norpresse dont il était directeur de publication comme un lieu parodique de lutte contre la désinformation, à l’humour « potache », parfois « limite ». Il indiquait ne relire qu’une petite partie des nombreuses contributions, comme tel avait été le cas des commentaires postés à la suite du canular portant sur Bernard Henri-Lévy. L’article rédigé par la partie civile à propos de ce canular l’avait beaucoup blessé car il estimait lutter contre les pensées d’extrême droite auxquelles il était assimilé ; il avait alors réagi d’une façon virulente qu’il estimait aujourd’hui inappropriée. Il présentait ses excuses à Monsieur X., qu’il indiquait avoir vainement tenté de contacter par son site internet. Il regrettait d’autant-plus la situation qu’il pensait que, chacun à leur façon, ils participaient tous deux à la lutte contre la désinformation et l’extrême droite et ne comprenait pas pourquoi la partie civile s’en prenait à lui, notamment s’agissant de ses interventions dans les écoles.
Monsieur X. était entendu en sa qualité de partie civile. Il exposait que le site Nordpresse avait publié en 2018 plusieurs articles qui lui semblaient entretenir la confusion entre la satire et les fausses informations, ce à quoi il avait réagi en publiant lui-même des analyses sur ces articles, et avait mis en garde l’institut d’études politiques de Lyon, qui devait accueillir Monsieur Y. dans un séminaire sur la désinformation, des positions controversées du prévenu. Il avait, pour les propos poursuivis, porté plainte car il estimait être victime de nombreux messages injurieux, encore récemment postés, de la part de Monsieur Y., et qu’il souhaitait que cela s’interrompe. Il notait que le prévenu s’excusait.
Le conseil de la partie civile soutenait oralement ses conclusions déposées à l’audience. Elle demandait, outre la déclaration de culpabilité de Monsieur Y. pour les faits d’injure objets de la poursuite, sa condamnation à verser à la partie civile la somme de 7 000 euros en réparation du préjudice moral subi du fait de l’infraction, outre 5000 euros sur le fondement de l’article 475-1 du code de procédure pénale, et la condamnation, dans un délai de 15 jours à compter du prononcé du jugement, sous astreinte de 500 euros par jour de retard, à la publication d’un communiqué judiciaire sur les pages Facebook de Nordpresse et de Monsieur Y. dit
« Monsieur YZ », ainsi que sur son compte twitter, sous le bénéfice de l’exécution provisoire s’agissant des dispositions civiles du jugement.
Malgré les déclarations de regret proférées à l’audience, elle relevait que la partie civile avait été à quatre reprises victime de propos injurieux, citant outre les propos poursuivis un message du 4 mai 2021, un autre d’octobre 2021, ainsi qu’une vidéo postée en 2021.
Soulignant que les propos, publiquement tenus par Monsieur Y., présentaient un caractère outrageant, et que le prévenu ne pouvait être exonéré de sa responsabilité en raison d’une excuse de provocation dont les conditions n’étaient · ici pas remplies, elle faisait valoir que ces faits étaient à l’origine d’un préjudice professionnel comme personnel qui devait être indemnisé, tout comme les frais de justice exposés qui étaient justifiés.
Le ministère public était entendu en ses réquisitions, estimant que, alors que le prévenu était sans conteste l’auteur des propos, dont le caractère injurieux n’était pas remis en cause, et, alors que l’excuse de provocation ne pouvait être retenue, dès lors que la riposte n’était ni immédiate, ni proportionnée, le prévenu devait être condamné pour les faits d’injure pour lesquels il était poursuivi.
Le conseil de Monsieur Y. était entendu en sa défense, soutenant ses conclusions déposées à l’audience, aux termes desquelles il sollicitait la relaxe de son client, et subsidiairement une condamnation symbolique et une modération des demandes indemnitaires.
Rappelant le caractère manifestement satirique du site, il mettait en avant l’activité de formateur de Monsieur Y. sur la désinformation, pour poser le contexte de l’excuse de provocation qu’il plaidait pour justifier des propos tenus. Il .faisait valoir en effet que Monsieur X., au travers de son site Conspiracy Watch, avait publié cinq articles antérieurs au litige, et un postérieur, pour décrédibiliser l’activité de Nordpresse, l’accusant notamment d’encourager une forme d’antisémitisme, et qu’il avait, au surplus, écrit à des écoles belges et à un établissement d’enseignement supérieur lyonnais pour les décourager de faire appel à Monsieur Y. dans le cadre d’interventions programmées sur la désinformation. Selon lui, c’ tait à la lumière de ce contexte conflictuel, voire de harcèlement, que devaient être appréciés les propos poursuivis, pour lesquels Monsieur Y. avait tenté, vainement, une conciliation. Il estimait que les propos poursuivis étaient proportionnés à l’accusation formulée par la partie civile d’antisémitisme et concluait sur l’absence de préjudice établi.
Entendu en dernier lieu, Monsieur Y. réitérait ses excuses, déjà formulées publiquement sur internet et qu’il assurait sincères ; il justifiait le temps mis à réagir par une résurgence de l’article de Monsieur X. à l’occasion d’une recherche par mot clé où il avait vu son site assimilé à la« haine anti-juif ».
Sur le caractère injurieux des propos poursuivis
L’alinéa 2 de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 définit l’injure comme toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait. Une expression outrageante porte atteinte à l’honneur ou à la délicatesse. Un terme de mépris cherche à rabaisser l’intéressé. Une invective prend une forme violente ou grossière.
L’appréciation du caractère injurieux du propos doit être effectuée en fonction du contexte, en tenant compte des éléments intrinsèques comme extrinsèques au message, et de manière objective, sans prendre en considération la perception personnelle de la victime.
Les règles servant de fondement aux poursuites d’injures publiques doivent être appliquées à la lumière du principe à valeur constitutionnelle et conventionnelle de la liberté d’expression, une expression n’étant constitutive d’injure que si elle excède les limites de la liberté d’expression. L’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales reconnaît à toute personne le droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou idées sans qu’il puisse y avoir d’ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière.
En l’espèce, il n’est pas contesté que les propos ont été publiquement tenus, sur un site librement accessible au public ; il n’est plus contesté que les propos ont été publiés par le prévenu, et il y est explicitement fait mention de la partie civile.
Les quatre expressions poursuivies : « l’autre taré de Monsieur X. », « pauvre con », « fou dangereux », « immonde pervers » ne comportent pas de référence à un fait précis, dont la preuve pourrait être débattue. Ces termes sont outrageants, en ce qu’il renvoient Monsieur X. à une forme· de folie dangereuse, de perversion, et qu’ils usent d’un vocabulaire grossier – « con » – et dégradant – «-immonde » – pour donner de lui une image très dévalorisante, de sorte qu’il devra être considéré que ces propos revêtent indéniablement un caractère méprisant et outrageant caractérisant l’injure.
Sur l’excuse de provocation
Monsieur Y. excipe de l’excuse absolutoire de provocation pour s’exonérer de sa responsabilité. L’excuse de provocation peut faire disparaître l’élément intentionnel de l’infraction d’injure publique envers particulier, sous réserve que la provocation soit personnelle, directe, fautive, proportionnée et assez proche dans le temps de l’injure ; elle doit être démontrée par celui qui l’invoque.
Il produit, au soutien de cette excuse invoquée, plusieurs extraits d’articles publiés par Conspiracy Watch (pièce 6) :
– un article du 25 juillet 2018 titré « Nordpresse : du canular à la théorie du complot » ;
– un article du 30 juillet 2018 intitulé «Nordpresse, Facebook, l’Elysée … ! l’essentiel de la semaine », dont la manchette indique « Des gros titres aux petites infos passées inaperçues : ce qu’il fallait retenir de l’actualité ces derniers jours en matière de conspirationnisme et de négationnisme » et au sein duquel un· blogueur dénommé « MS » évoque un brouillage entre la satire et la tromperie qui serait le fait du site Nordpresse ;
– un article du 16 novembre 2018 sur « la dieudonnisation de NordPresse » – qui est l’article auquel répond le message poursuivi (pièce 10) ;
– un article du 18 novembre 2018 titré : « NordPresse, ultra-droite et gilets jaunes : l’essentiel de la semaine » qui relaie une « Jake news » diffusée la semaine passée par le site NordPresse « Bernard Henri-Lévy gagne son procès contre un SDF qui lui devra 1900 euros de dommages et intérêts », article qui aurait donné lieu à des commentaires antisémites, et qui est également le sujet de l’article du 16 novembre 2018 prémentionné.
Il produit également un message provenant de Monsieur X. {pièce 7), dont il est pré isé qu’il aurait été envoyé à un établissement scolaire pour nuire à Monsieur Y., mais dont les mentions d’adresse et de date, ainsi qu’une partie du texte, sont effacés, de sorte qu’il n’est pas possible de comprendre le contexte de ce message au travers de cette pièce. Ce même message est pourtant – sans que ce ne soit contesté à l’audience – produit dans son intégralité par la partie civile (pièce n°19) ; Monsieur X. y écrit, le 1er décembre 2018, à une personne de « Science Po Lyon », pour lui demander si « Monsieur YZ » « animateur du site faussement satirique » Nordpresse devait effectivement intervenir dans l’établissement, et lui signaler que « Nordpresse est (. ..) un site particulièrement controversé ».
Enfin, le prévenu produit plusieurs articles, portant sur ses travaux et sur ceux de Conspiracy Watch; aux fins de relativiser les points de vue sur les deux protagonistes.
Considérant l’ensemble de ces éléments, il devra être relevé que plusieurs mois se sont écoulés entre le dernier article publié par Monsieur X. sur Monsieur Y., ou même entre le message envoyé à « Science Po Lyon», et le message poursuivi. Par ailleurs, l’article auquel le message poursuivi répondait, s’il analysait, de façon résolument critique, le positionnement du site Nordpress, ainsi que les activités de Monsieur Y., ne comportait pourtant pas d’attaques personnelles et injurieuses, susceptibles de relever du même type de propos que ceux 1c1 poursuivis.
Ainsi, la riposte invoquée n’étant ni proche dans le temps, ni proportionnée à l’attaque dont il est plaidé qu’elle la justifierait, l’excuse de provocation ne peut exonérer Monsieur Y. de sa responsabilité, de sorte qu’il doit être condamné pour ces faits.
Sur la peine
Le casier judiciaire de Monsieur Y. ne porte mention d’aucune condamnation, et il justifie, au moment de l’audience, d’un contrat de travail lui apportant une rémunération de 1600 euros mensuels.
Il convient dès lors de le condamner à une amende de 500 euros, qui sera assortie d’un sursis.
Sur les demandes civiles
Monsieur X. est reçu en sa constitution de partie civile.
Considérant d’une part le type de propos condamnés; mais également les excuses formulées par Monsieur Y. à l’audience, ainsi que l’absence de pièces attestant de l’ampleur du. préjudice subi, il lui sera alloué la somme de 800 euros en réparation de son préjudice moral.
Cette somme suffisant à réparer son préjudice, il sera débouté de sa demande de publication d’un communiqué judiciaire.
L’article 475-1 du code de procédure pénale dispose que le tribunal condamne l’auteur de l’infraction ou la personne condamnée civilement à payer à la partie civile la somme qu’il détermine, au titre des frais non payés par l’Etat et exposés par celle-ci. Les parties peuvent produire les justificatifs des sommes qu’elles demandent et le tribunal tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée.
Il convient, en considération d’une part des justificatifs produits par la partie civile, qui attestent de la somme exposée mais également de l’équité, Monsieur Y. ayant produit des fiches de paye établissant des revenus mensuels inférieurs à 2000 euros, de condamner Monsieur Y. à payer à Monsieur X. à ce titre une somme de 2500 euros.
DECISION
Le tribunal, statuant publiquement, en premier ressort et contradictoirement à l’égard de Monsieur Y., prévenu, et Monsieur X., partie civile poursuivante :
DECLARE Monsieur Y. coupable des faits d’injure publique envers particulier, commis le 27 juin 2019 sur la page Facebook du site NordPresse ;
CONDAMNE Monsieur Y. au paiement d’ une amende de CINQ CENTS EUROS (500 €) ;
Vu l’article 132-31 al.1 du code pénal ;
Dit qu’il sera sursis totalement à l’exécution de cette peine, dans les conditions prévues par ces articles ;
En application de l’article 1018 A du code général des impôts, la présente décision est assujettie à un droit fixe de procédure de 127 euros dont est redevable Monsieur Y. ;
Le condamné est informé qu’en cas de paiement du droit fixe de procédure dans le délai d’un mois à compter de la date du jugement, il bénéficie d’une diminution de 20% sur la totalité de la somme à payer.
RECOIT Monsieur X. en sa constitution de partie civile ;
CONDAMNE Monsieur Y. à verser à Monsieur X. la somme de HUIT CENTS EUROS (800 €) en réparation du préjudice moral subi du fait de l’infraction ;
CONDAMNE Monsieur Y. à verser à Monsieur X. la somme de DEUX MILLE CINQ CENTS EUROS (2500 €) au titre de l’article 475-1 du code de procédure pénale ;
Informe le prévenu par le présent jugement de la possibilité pour fa, partie civile, non éligible à la CIVI, de saisir le SARVI, s’il ne procède pas au paiement des dommages intérêts auxquels il a été condamné dans le délai de 2 mois à compter du jour où la décision est devenue définitive.
Avocats : Me Ilana Soskin, Me Jordan Miccoli
Source : Legalis.net
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* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.