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Jurisprudence : Jurisprudences

vendredi 26 avril 2019
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TGI de Bordeaux, ordonnance de référé du 23 avril 2019

M. X et 204 autres / Enedis

collecte de données - consentement - données anonymisées - données personnelles - trouble manifestement illicite

Par acte du 2 janvier 2019, Mme A. et 18 autres demandeurs ont fait assigner la société Enedis, prise en son établissement de Mérignac, devant le juge des référés du tribunal de grande instance de Bordeaux, pour s’opposer à l’installation d’un compteur électrique “Linky” ou en demander le retrait. Cette instance a été enrôlée sous le numéro 19/73.

Par acte du même jour, Mme B. a fait assigner le même défendeur devant la même juridiction ; cette instance a été enrôlée sous le numéro 19/75.

Par acte toujours du même jour, Mme C. et 166 autres demandeurs ont fait assigner le même défendeur devant la même juridiction ; cette instance a été enregistrée sous le numéro 19/76.

Enfin, et toujours par acte du 2 janvier 2019, M. D. et 18 autres demandeurs ont fait assigner Enedis devant la même juridiction, cette instance étant enregistrée sous le numéro 19/77.

Appelées à l’audience du 14 janvier 2019, ces affaires ont été renvoyées à celle du 18 mars 2019 tant pour permettre un échange de conclusions entre les parties, que pour l’organisation du temps de l’audience.

Par courriel du 20 mars 2019, les défendeurs ont déposé une note constituée par une décision prononcée par le juge des référés de Toulouse, et la société Enedis par courrier du 21 mars a déposé une deuxième note constituée par quatre décisions prononcées par le juge des référés de Paris.

1 – 2 : Les demandes des parties

Dans le dernier état de leurs conclusions, soutenues oralement à l’audience, les parties demandent :

1 – 2 – 1 : Les demandeurs

1 – 2-1-1 : Les demandes :

1°) sur le fondement de l’article 809 alinéa 1 du code de procédure civile, de faire injonction à Enedis, sous astreinte de 500 euros par jour de retard et par point de livraison :

– de n’installer aucun appareil “Linky”, assimilé ou assimilable, et le cas échéant de faire remplacer tout appareil “Linky” par un compteur simple et sûr, et ce par un électricien professionnel et qualifié pour une intervention sous tension, en respectant notamment la norme NF C14-100 ;

– de délivrer une électricité exempte de tout courant porteur en ligne de type “Linky”, notamment dans les fréquences comprises entre 35 et 95 KHz, y compris en provenance du voisinage des points de livraison ;

– de ne réclamer, faire réclamer, recouvrer, faire recouvrer ou encore bénéficier, y compris par l’intermédiaire d’un tiers, toute somme supplémentaire par rapport à un consommateur ayant opté pour le compteur “Linky”, consécutivement au refus de l’installation de l’appareil litigieux, au refus des nouveaux courants porteurs en ligne ou encore à la réalisation de la relève habituelle ;

– de rétablir le courant électrique sur les points de livraison litigieux par l’intermédiaire d’un électricien professionnel et qualifié, toutes les fois que cette livraison aurait été interrompue consécutivement au refus de l’installation du compteur Linky ou des nouveaux courants porteurs en ligne ;

2°) sur le fondement de l’article 808 du code de procédure civile, de faire injonction à Enedis, sous astreinte de 50 euros par jour de retard par catégorie d’information et par personne, de communiquer :

– la liste précise de toutes les données que le compteur “Linky” est en capacité de communiquer en plus des données de consommation, y compris lors des interrogations par le concentrateur ;

– la liste complète de tous les capteurs compris dans le compteur “Linky”, avec notamment leurs références standardisées et leurs caractéristiques principales ;

– la fréquence par seconde à laquelle le composant le plus précis du compteur “Linky” échantillonne la consommation électrique et la manière dont sont traitées les données issues de cet échantillonnage ;

– la liste précise de toutes les mémoires vives et mortes incluses dans le compteur “Linky”, notamment leurs références standardisées et leurs caractéristiques principales dont leurs vitesses en bits par seconde et leurs capacités en octets ;

– la liste précise de tous les départs de feu, qu’ils aient ou non donné lieu à un incendie, survenus depuis le 1er mars 2010 sur un point de livraison disposant d’un compteur “Linky”, en amont ou en aval, avec l’indication pour chaque événement de son lieu, de sa date, de la date de pose du compteur, de la date et de la nature de la dernière intervention du distributeur ou d’un tiers mandaté par lui, de l’état des composants du compteur après l’événement, en précisant le type de détériorations subies dont notamment l’explosion, de la composition de la platine support sur laquelle le compteur est installé, des causes et justifications telles que rapportées par le client, par tout témoin, par le fournisseur, par le distributeur et par l’expert, et de l’emplacement et des conditions de garde du compteur “Linky” ;

– le détail des mesures techniques prises pour prévenir, à l’intérieur du compteur “Linky”, toute élévation de température, tout arc électrique et tout rayonnement pouvant causer un danger ;

– la description précise de toutes les modifications matérielles et logicielles apportées au compteur “Linky” depuis le 1er mars 2010 pour prévenir de nouveaux départs de feu ou d’incendie ;

– le nombre total de platines support incombustibles installées concomitamment à la pose d’un compteur “Linky” depuis le 1er mars 2010 ;

– la police d’assurance souscrite par Enedis pour garantir les risques liés au déploiement du compteur “Linky” ;

– la description précise des plus anciens logiciels ayant été implantés dans le compteur “Linky” et notamment toutes leurs fonctions ;

– l’historique précis de toutes les modifications faites sur les logiciels destinés au compteur “Linky” ainsi que leurs fonctions ;

– la description précise des logiciels programmés, envisagés ou étudiés pour le compteur “Linky” pour les cinq prochaines années et notamment toutes leurs fonctions ;

– la description précise de la partie métrologie du compteur “Linky” dont le volet matériel et le volet logiciel, y compris la fréquence à laquelle la consommation est relevée ainsi que le détail de tous les procédés matériels et/ou logiciels appliqués aux relevés ;

– la description précise de la partie Modem CPL du compteur “Linky”, notamment les références standardisées de ses composants et leurs caractéristiques principales dont leur puissance maximale en Ampères et en Volts, ainsi que la description précise du type de signaux générés ;

– la liste précise et exhaustive de toutes les normes auxquelles le compteur “Linky” est certifié conforme par un organisme certificateur, ainsi que l’identité de ces organismes et les points de discussion survenus sur le respect de ces normes, auxquelles le compteur “Linky” est prétendu conforme par Enedis, et auxquelles le compteur devait être mis en conformité mais n’a pas pu l’être, ou auxquelles il a été renoncé, et les raisons exactes de ces disqualifications ;

– les conditions essentielles de chacune des conventions passées depuis 2005 avec ou en présence de l’une ou plusieurs des entités CapGemini Consulting, CapGemini France, CapGemini, CapGemini Services, EDF, Agence Ore, en lien avec le compteur “Linky” et/ou les données issues de ce système ;

3°) de condamner Enedis à verser à chacun des demandeurs 50 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et de condamner Enedis aux dépens “dont distraction aux profit de Me Durand”.

1 – 2-1-2 : Les moyens

A – Observations préliminaires

Les demandeurs considèrent que l’installation d’un compteur “Linky” à leur domicile constituerait un trouble manifestement illicite ou les exposerait à un dommage imminent.

Ils soutiennent en premier lieu qu’il n’existe aucune obligation pour le consommateur de subir la pose d’un compteur “Linky” d’une part parce que la Directive européenne 2009/72 ne crée aucune obligation directe en droit interne, d’autre part parce que cette directive est destinée à la protection des consommateurs et non à la réduction de leurs droits, et encore parce que le modèle de compteur communiquant qu’elle prévoit n’y est pas prévu. Ils ajoutent que l’étude invoquée par Enedis serait manifestement frauduleuse, la société CapGemini Consulting ayant actualisé le modèle économique commandé par le Conseil de Régulation de l’Electricité étant dans le même temps rémunérée par Enedis pour la conception et la réalisation du compteur “Linky”.

Les demandeurs observent que les dispositions de droit interne invoquées par Enedis ne décrivent pas davantage le type de matériel à utiliser. Surtout, ils considèrent que l’article R.341-8 du Code de l’Energie, sur lequel Enedis se fonde pour se prétendre obligée à l’installation des compteurs, ne peut prévaloir ni sur le code de la consommation, ni sur le Règlement européen sur la protection des données personnelles, ni encore sur la Charte de l’Environnement annexée à la Constitution. De toute manière, ils remarquent que l’obligation faite à Enedis ne concerne que 80 % des installations, ne donne au distributeur aucune prérogative permettant de passer outre le refus du consommateur, et n’autorise pas un dispositif permettant un accès aux données par un tiers non autorisé.

B – Le trouble manifestement illicite

Les demandeurs invoquent en conséquence un trouble manifestement illicite qui serait constitué par :

1°) la violation du droit de la consommation :

Les demandeurs rappellent que l’article L.111-1 porte une obligation d’information sur les caractéristiques essentielles du bien ; or, Enedis dissimulerait la capacité du compteur “Linky” à identifier les appareils électriques des clients.

En outre, Enedis mentirait sur l’utilisation qu’elle fait des nouveaux courants électriques porteurs, qu’elle prétend n’utiliser que quelques secondes par jour alors que ce courant, dit CPL, serait utilisé de manière quasi continue.

Les demandeurs contestent encore l’atteinte à la liberté de la concurrence qui résulterait du déploiement du nouveau compteur “Linky”, au détriment d’autres acteurs du marché de la domotique, tels que Google ou autres.

Ils contestent encore l’origine contractuelle de l’obligation qui leur serait faite de laisser procéder au remplacement de leur compteur électrique, en remarquant que la clause des contrats qu’Enedis invoque ne peut résulter que d’un décret du 30 décembre 2015, et qu’elle est donc nécessairement absente des contrats antérieurs. En outre, ils soutiennent que toute clause ayant pour objet ou pour effet d’affranchir le professionnel de son obligation de communiquer au consommateur tout projet de modification des conditions contractuelles est réputée non écrite. Enfin, la clause invoquée par Enedis provoquerait un déséquilibre significatif dans un contrat d’adhésion sous monopole, et serait de ce fait réputée abusive.

2°) la violation du RGPD :

Les demandeurs soutiennent que ce règlement, entré en vigueur le 25 mai 2018, exige que le consentement au traitement des données soit recueilli auprès de la personne concernée, et impose un principe de transparence, qui s’opposent à ce que des données personnelles soient recueillies et stockées dans un dispositif contrôlé à distance sans leur consentement, et utilisées dans un processus opaque confié à des experts.

3°) la violation du principe de précaution :

Les demandeurs soutiennent en premier lieu que l’appareil, ou son installation, présenterait des défectuosités constituant un danger pour les personnes et les biens, du fait de la formation insuffisante des poseurs, de l’absence de prise en compte des caractéristiques du tableau de comptage, et du fait de la défectuosité de l’appareil lui-même, plus fréquemment impliqué dans des départs de feu que les anciens compteurs.

En second lieu, ils se fondent sur un rapport de l’ANSES, dont il résulte que le faible nombre d’études expérimentales ou épidémiologiques ne permet pas de conclure de manière définitive quant à l’existence ou non d’effets délétères liés à l’exposition aux radiofréquences dans la bande 9 KHz-10 Mhz. Or, il a été ajouté au courant électrique traditionnel un courant dit CPL (courant porteur en ligne) permettant la communication des données recueillies, générateur de radiofréquences, dont les conséquences ne sont donc pas connues avec certitude.

C – Le dommage imminent

Une partie des demandeurs soutient être médicalement qualifiées d’électrohypersensibles, et que les nouveaux champs électromagnétiques ajoutés par Enedis les exposeraient à des troubles importants et invalidants du sommeil, dont certains seraient apparus suite au changement du compteur électrique. Ils en concluent qu’il doit être procédé, comme préconisé par l’ANSES dans son rapport, à l’installation de filtres permettant la délivrance d’un courant exempt de risques.

Une autre partie des demandeurs, non affectés d’électrohypersensibilité, invoque un dommage psychologique, causé par l’implantation d’un objet perçu comme menaçant, voire dangereux pour la santé, pour la vie privée et pour les biens. Cette obligation serait vécue comme une intrusion dans le refuge privilégié que constitue le domicile privé, et exposerait ainsi les demandeurs à un dommage psychologique imminent.

D – Les mesures urgentes que justifie l’existence d’un différend

Les demandeurs estiment que l’urgence est caractérisée dès lors qu’un retard dans la décision qui doit être prise serait de nature à compromettre leurs intérêts, et ils estiment que les informations demandées sont nécessaires à l’appréciation du différend qui les oppose à Enedis.

1 – 2 – 2 : La société Enedis

1 -2-2-1 : les demandes

Dans le dernier état de ses conclusions, soutenues oralement à l’audience, la société Enedis demande au juge de débouter les demandeurs de l’ensemble de leurs demandes, et de les condamner chacun à une indemnité de 50 euros par application de l’article 700 du code de procédure civile.

1 – 2-2-2 : les moyens

A – Observations préliminaires

La société Enedis rappelle que les compteurs électriques n’appartiennent pas aux consommateurs, mais sont des ouvrages concédés relevant du réseau public de distribution d’électricité.

Elle considère en second lieu que le remplacement des anciens compteurs par des compteurs dits “intelligents” est une obligation légale, découlant de la Directive 2009/72 du 13 juillet 2009, transposée en droit interne par la loi “Grenelle de l’Environnement” du 3 août 2009 et le décret du 31 août 2010. Ces dispositions ont été reprises et codifiées aux articles L.341-
4 et R.341-4 du Code de l’Energie.

La phase d’expérimentation prévue par la Directive a été exécutée en 2010 et 2011 sur les compteurs “Linky”, et ses résultats ont été validés par la Commission de Régulation de l’Energie. Un arrêté ministériel du 4 janvier 2012 a en conséquence fixé les fonctionnalités à attendre des compteurs “intelligents”, sous le contrôle de la CNIL, qui a formulé, dans sa décision n°2012-404, des recommandations dont il a été tenu compte.

Enfin, elle relate le calendrier de déploiement du compteur “Linky”.

B – Les troubles manifestement illicites

1°) l’existence d’une obligation légale et contractuelle :

Enedis soutient en premier lieu que non seulement les troubles invoqués ne peuvent être manifestement illicites, mais qu’au contraire ils s’inscrivent dans un cadre légal et réglementaire qui s’impose non seulement à elle, mais aussi aux usagers. Elle rappelle ainsi, non seulement les textes cités ci-dessus, mais également que l’article R.341-8 du code de l’énergie impose un objectif de déploiement de 80 % de points de livraison équipés d’un compteur intelligent avant le 31 décembre 2020, et de 100 % en 2024 au plus tard. Elle souligne que le caractère obligatoire de ce déploiement est régulièrement rappelé tant par la jurisprudence administrative que par la jurisprudence judiciaire.

Enedis se fonde en second lieu sur les dispositions contractuelles, figurant dans les dispositions générales relatives à l’accès et l’utilisation du réseau public de distribution, annexées au contrat de fourniture conclu entre elle et chacun des demandeurs. Aux termes de ces dispositions générales, le client s’est engagé à permettre à Enedis d’effectuer la pose, la modification, l’entretien et la vérification du matériel de comptage. Ces dispositions figurent aussi dans le contrat du fournisseur EDF, ainsi que dans celui du fournisseur Direct Energie, et sont reprises dans l’article L.111-6-7 du code de la construction et de l’habitation.

2°) l’absence d’atteinte aux droits des consommateurs :

Après avoir constaté que plusieurs griefs [NB : non repris dans les dernières conclusions des demandeurs, et donc considérés comme abandonnés] ne sont soutenus par aucune démonstration, la société Enedis soutient ne pas être tenue de l’obligation d’information, qui pèse sur les fournisseurs d’électricité, alors qu’elle est concessionnaire du service public de la distribution.

Mais elle affirme également remettre aux usagers une notice d’information complète sur le compteur “Linky”, répondant aux exigences légales d’information du consommateur.

Elle rappelle encore qu’elle diffuse, auprès de tous les usagers qui manifestent leur refus du compteur “Linky”, une notice d’information contenant des réponses sur les risques sur la santé, le respect de la vie privée et les informations transmises par le compteur. Cette notice rappelle que les données “fines” (consommation horaire et/ou à la demi-heure) ne sont collectées que si l’usager donne son accord, et qu’aucune information n’est transmise à un tiers sans accord de l’usager. Elle précise encore qu’une collecte “locale” (effectuée sur le compteur mais non transmise par le réseau) sera disponible, mais que les usagers auront la possibilité de s’opposer à cet enregistrement, de désactiver la conservation, ou d’en supprimer le contenu.

Concernant les clauses prétendument abusives, Enedis rappelle que ces clauses, annexées aux contrats de fourniture d’électricité, s’inscrivent dans le cadre des obligations que la loi et les règlements lui imposent.

3°) l’absence d’atteinte au RGPD :

La société Enedis conteste en premier lieu toute accusation d’opacité, non étayée d’une démonstration objective. En second lieu, elle rappelle se conformer au cadre législatif et réglementaire, qui lui fait obligation, non seulement de collecter des données de consommation, mais également de les communiquer aux fournisseurs d’électricité et aux responsables d’équilibre pour l’exercice de leurs missions. Elle se réfère ainsi aux articles L.111-73, R.111-26, R.111-30, R.341-5, et D341-18 à D341-22 du code de l’énergie, et constate qu’aucune preuve n’est apportée de ce qu’elle ne respecterait pas ce cadre, dans lequel elle agit sous le contrôle de la CNIL.

Concernant encore l’ordre public économique, elle considère que les demandeurs sont irrecevables à se prévaloir d’une atteinte à la libre concurrence dont seraient victimes les acteurs du monde économique électronique tels que Google.

4°) l’absence d’atteinte au principe de précaution :

Enedis conteste avoir recours à des sous-traitants non professionnels ou incompétents, et rappelle qu’elle les a sélectionnés au terme de procédures d’appel d’offres, comprenant des critères de qualité. Elle indique en outre procéder à des contrôles sur le terrain auprès des installateurs. Elle affirme respecter la norme NF C14-100, et rappelle que celle-ci n’impose pas le remplacement du panneau de comptage lors d’une opération de maintenance. Concernant les défectuosités du matériel, elle indique qu’à ce jour, aucun départ de feu n’a été imputé à un compteur “Linky”, ce que confirme le rapport d’un expert judiciaire pourtant produit par les demandeurs eux-mêmes.

Enedis rappelle la définition du principe de précaution telle qu’elle résulte de l’article 4 de la Charte pour l’Environnement, et constate qu’elle n’impose d’obligation qu’aux autorités publiques.

Par ailleurs, elle indique que toutes les mesures relatives aux champs électromagnétiques liés au CPL donnent des résultats très inférieurs aux limites définies par la recommandation européenne 1999/519/CE et par le décret 2002-775. En outre, cette technologie, utilisée en matière de distribution électrique depuis les années 1960, est largement utilisée par les appareils courants se trouvant dans une maison, qui émettent des champs électromagnétiques beaucoup plus importants que ceux liés à la distribution d’électricité. Cette inocuité a été reconnue par le Conseil d’Etat, mais également par plusieurs organismes indépendants, et notamment l’ANFR, l’ANSES et le CSTB, ainsi que par des experts sollicités par des communes dans le cadre de “campagnes anti-Linky”.

C – Le dommage imminent

La société Enedis rappelle que le juge des référés ne peut intervenir que pour prévenir un dommage imminent, c’est à dire un dommage dont la réalisation est certaine en l’absence de mesures de protection.

Or, elle observe que, pour les personnes atteintes d’hypersensibilité électromagnétique, les demandeurs ne font état que d’un risque de dommage, ce qui ne permet pas de fonder la compétence du juge des référés. Elle conteste en outre que la preuve soit rapportée d’un lien entre l’état pathologique présenté par certains demandeurs et l’installation d’un compteur “Linky”.

D – Les mesures urgentes que justifie l’existence d’un différend

La société Enedis oppose l’absence de démonstration d’une urgence, que confirment les choix procéduraux des demandeurs. Elle oppose également l’existence de contestations sérieuses quant au litige l’opposant aux demandeurs, pour les raisons exposées ci-dessus.

II – MOTIFS DE LA DÉCISION

2 – 1 : Sur la procédure

Les notes en délibéré déposées par les défendeurs et par la société Enedis les 20 et 21 mars 2019 n’ont pas été autorisées par le juge et seront écartées des débats, quand bien même seraient-elles constituées seulement par une jurisprudence n’ayant pas autorité de la chose jugée dans le présent litige.

Dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il y a lieu d’ordonner la jonction des quatre procédures, l’instance étant poursuivie sous la plus ancienne des références, soit le numéro 19/73.

Il résulte de l’article 446-2 du code de procédure civile que, lorsque toutes les parties comparantes formulent leurs prétentions et moyens par écrit et sont assistées ou représentées par un avocat, les conclusions doivent formuler expressément les prétentions ainsi que les moyens en fait et en droit. Le juge ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif.

Le juge ne statue que sur les dernières conclusions, les prétentions antérieures qui en auraient été omises sont réputées abandonnées. Il n’y a donc lieu de répondre ni aux prétentions, ni aux moyens développés dans des conclusions antérieures au soutien de prétentions non reprises dans les dernières écritures. En l’espèce, seules saisissent la présente juridiction les conclusions des demandeurs déposées en vue de l’audience du 18 mars 2019 intitulées “conclusions en réplique” et comportant 29 pages, et celles déposées en vue de la même audience par la société Enedis intitulées “conclusions n°2 en défense” et comportant 63 pages, qui constituent les dernières conclusions des parties.

2 – 2 : Le trouble manifestement illicite

L’article 809 alinéa 1 du code de procédure civile permet au juge des référés de prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui seraient nécessaires pour faire cesser un trouble manifestement illicite. Il appartient au demandeur d’établir la réalité du trouble qu’il invoque, ainsi que son caractère manifestement illicite.

En l’espèce, les demandeurs articulent leurs demandes sur le fondement de cet article en trois moyens, le premier se déclinant lui-même en trois branches.

2 – 2 – 1 : La violation du droit de la consommation

A – Le défaut d’information

L’article L.111-1 du code de la consommation, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 14 mars 2016, impose au vendeur d’un bien et au fournisseur de service de communiquer au consommateur un certain nombre d’informations, notamment sur les caractéristiques essentielles du bien, ses fonctionnalités numériques et le cas échéant son interopérabilité.

Les prescriptions de cet article, précisées par l’article R.111-1 du code de la consommation, sont satisfaites par la société Enedis, seule pouvant être contestée l’information due au titre de l’alinéa 5. En effet, cet article impose au vendeur ou fournisseur d’informer le consommateur sur toute interopérabilité pertinente du contenu numérique avec certains matériels ou logiciels dont le professionnel a ou devrait raisonnablement avoir connaissance, ainsi que les fonctionnalités du contenu numérique, y compris les mesures de protection techniques applicables.

Même si l’information était incomplète, insuffisante ou même mensongère, le trouble manifestement illicite qui en résulterait ne serait pas lié à l’installation et à la mise en service du compteur “Linky”, mais au manquement par le prestataire de service à ses obligations légales : dès lors, les mesures nécessaires pour remédier à un tel trouble ne seraient pas l’interdiction de pose du compteur, ou son démontage, mais l’obligation de fournir l’information défaillante.

Mais la société Enedis produit (pièce 26) la copie d’une notice remise à tout usager chez qui est installé un compteur “Linky”, et ajoute que ces informations sont en outre reproduites dans le site internet du distributeur.

Cette notice comprend un schéma indiquant la fréquence des relevés d’informations et leur destination : une fois par jour, sur l’espace internet personnel et sécurisé de l’usager qui en aura fait la demande, une fois par mois au fournisseur d’énergie pour lui permettre de gérer le contrat de fourniture d’électricité, et, sous condition qu’il en soit fait la demande, à la métropole ou la collectivité territoriale. Par ailleurs, la notice décrit la nature des données enregistrées, leur sécurisation, et l’impossibilité de les transmettre à un tiers sans l’accord explicite de l’usager. La notice explique encore l’utilisation du Courant Porteur en Ligne nécessaire à la communication avec le compteur “Linky”, elle le définit et elle expose les caractéristiques du champ électromagnétique tel qu’elles ont été mesurées.

Il existe donc une information remise ou tenue à la disposition de l’usager, correspondant aux caractéristiques électromagnétiques du matériel utilisé, à la nature des données recueillies et à leur utilisation par différents acteurs privés ou publics, ainsi que les conditions de cette utilisation. Il est allégué, mais sans élément de preuve, que cette information serait mensongère.

Il ne peut dès lors être soutenu que la société Enedis commettrait un trouble manifestement illicite en omettant d’informer l’usager sur les caractéristiques du compteur “Linky” qu’elle met en oeuvre, ou en délivrant une information mensongère. Par ailleurs, il n’apparaît pas que l’information délivrée serait manifestement incomplète ou insuffisante.

B – La pratique commerciale trompeuse

L’article L.121-2 du code de la consommation définit comme une pratique commerciale trompeuse celle qui repose notamment sur des allégations, indications ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur, et portant entre autres sur les caractéristiques du bien ou du service.

Il incombe aux demandeurs d’établir l’inexactitude des indications et présentations du compteur “Linky”, telles que fournies par Enedis. Or, comme il a été dit ci-dessus, les demandeurs n’apportent aucun élément de preuve en ce sens. Au contraire, la société Enedis produit plusieurs documents établissant la conformité des caractéristiques du matériel “Linky” :

– délibération de la Commission de Régulation de l’Energie du 2 juillet 2014 (pièce 6) ;
– note d’information de la CNIL du 15 juin 2018 (pièce 9)
– rapport de l’Agence Nationale des Fréquences de mai 2016 (pièce 34)
– compte rendu du rapport de l’ANSES non daté (pièce 36)
– rapport du Centre Scientifique et Technique du Bâtiment du 27 janvier 2017 (pièce 37)
– rapport de l’ANSES de juin 2017 (pièce 39).

Le fait que l’ANSES ait constaté, au terme des mesures indépendantes effectuées in situ par le CSTB, que le trafic sur le Courant Porteur en Ligne était plus important que celui annoncé par la société Enedis, n’établit pas pour autant que celle-ci procèderait à des relevés et à des transferts d’information dissimulés, et se livrerait ainsi à des pratiques trompeuses. En effet, la source de ce trafic n’est pas explicitée, et l’hypothèse, évoquée par le rapport de l’ANSES que les mêmes informations circulent à plusieurs reprises sur le réseau ne peut être écartée (pièce 39, page 17, dernier paragraphe : “les mesures mettent également en évidence la variabilité de la durée quotidienne des communications CPL, en lien avec les différentes fonctions associées au compteur (télérelève, signalisation “ping”, repétition de communications, etc…)”.

Ainsi, les demandeurs n’établissent pas que la société Enedis se livrerait à des pratiques trompeuses par fourniture de renseignements erronés ou mensongers.

C – La vente liée

Aux termes de l’article L.121-11 du code de la consommation, est interdit le fait de subordonner, sans motif légitime, la prestation d’un service à celle d’un autre service ou à l’achat d’un produit, dès lors que cette subordination constitue une pratique commerciale déloyale au sens de l’article L.121-1.

A supposer que cet article soit applicable à la mise en oeuvre du compteur “Linky” (il convient de rappeler que le compteur n’est la propriété ni de la société Enedis, ni des usagers, mais du propriétaire de l’infrastructure de distribution de l’énergie, en l’espèce Bordeaux Métropole), l’interdiction de l’article L.121-11 est subordonnée à l’absence de motif légitime.

Il est constant que l’article 18 de la loi du 3 août 2009 “Grenelle de l’environnement” fait obligation au distributeur d’électricité de développer la “pose de compteurs intelligents pour les particuliers”. Cette obligation est relayée par différents textes du Code de l’Energie, et elle constitue la mise en oeuvre par la loi interne d’une directive européenne du 13 juillet 2009.

Ces textes ne mentionnent pas la marque du “compteur intelligent” dont le déploiement s’impose au distributeur Enedis : ils s’appliquent à tout compteur répondant aux caractéristiques recherchées, dont le compteur “Linky” n’est que l’une des déclinaisons possibles. Mais il ne peut être soutenu que le déploiement du compteur intelligent “Linky” n’obéirait pas à un motif légitime, dès lors qu’il s’inscrit dans le cadre de l’obligation découlant tant des textes européens que nationaux. En effet, même si d’autres types de compteurs intelligents que le compteur “Linky”, et d’autres modes de communication des informations que le CPL, étaient envisageables, l’un comme l’autre répondent aux objectifs fixés par la directive européenne et à la loi nationale.

Dès lors, l’article L.121-11 ne peut recevoir application et il ne peut être soutenu que l’installation d’un tel compteur, ou la livraison d’un courant électrique comprenant une bande CPL, serait constitutive d’une vente liée et d’un trouble manifestement illicite.

Les demandeurs ne spécifient pas le texte sur lequel ils fondent le principe de la “liberté de choix du consommateur”. En toute hypothèse, la poursuite des objectifs de régulation de la consommation, et donc de la production d’électricité dans le cadre de la maîtrise de l’énergie, ne pourraient que constituer des objectifs collectifs primant sur la liberté individuelle. Il ne pourrait dans ces conditions être reproché à Enedis, qui obéit aux lois encadrant son activité industrielle et commerciale, d’être à l’origine d’un trouble manifeste.

2 – 2 – 2 : La violation du RGPD

Le Règlement européen 2016/679 du 27 avril 2016, dit RGPD, impose, dans son article 5, 1, a), de traiter de manière “licite, loyale et transparente les données à caractère personnel, au regard de la personne concernée.

Contrairement à ce que soutiennent les demandeurs, qui ne se fondent que sur cet article et l’article 4, 11) pour caractériser le trouble manifestement illicite dont ils demandent la cessation, c’est à eux qu’il appartient de prouver le manquement de la société Enedis à cette obligation, et non à celle-ci de prouver qu’elle la respecte. En effet, c’est à celui qui invoque un trouble manifestement illicite qu’il appartient de le prouver.

En l’espèce, non seulement les demandeurs n’apportent aucun élément de preuve d’une utilisation par Enedis des données relatives à la consommation d’électricité de leur logement qui ne serait pas licite, loyale, ou transparente, mais au contraire la société Enedis établit qu’elle s’est soumise au contrôle de la CNIL, tant au stade de la conception du compteur “Linky” qu’au cours de son test, puis de son déploiement.

A aucun moment, les conclusions de la CNIL auraient été dans le sens d’une violation par la société Enedis de ses obligations ; les recommandations qu’elle a pu faire lors de la phase de conception ont été suivies d’effet, seules les informations relatives à la consommation électrique du point de distribution étant transmises au fournisseur d’énergie pour lui permettre d’établir la facturation correspondante, dans le respect des tarifs horaires auxquels le client a demandé à être soumis.

La preuve que d’autres informations seraient recueillies ou exploitées par Enedis, à des fins autres que la facturation de la consommation ou la gestion de la distribution, n’est pas rapportée.

L’article 4, 11) du RGPD définit le “consentement” de la personne concernée, mais il ne définit pas ce qu’est “la personne concernée” par les données à caractère personnel. Il faut pour cela se rapporter à l’article 4, 1), qui la définit comme la personne physique identifiée ou identifiable à laquelle se rapporte une information. Ce texte précise qu’est réputée “personne physique identifiable” une personne pouvant être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un identifiant, un nom, un numéro, des données de localisation ou à un ou plusieurs éléments spécifiques propres à son identité.

Il est exact, comme le soutiennent les demandeurs, que l’identification du titulaire du point de livraison ne se confond pas avec celle des consommateurs desservis.

Mais les compteurs “Linky” assurent une anonymisation des informations pendant leur transmission, d’une part par leur cryptage, et d’autre part par l’absence de toute référence d’identification nominative, ce qui a été confirmé par l’étude effectuée par la CNIL au terme de la période de test. Seule apparaît l’identification du point de livraison, afin de permettre au fournisseur d’électricité d’en établir la facturation. Si l’usager en exprime le souhait, cette référence peut aussi être utilisée par le distributeur d’énergie, pour lui proposer des études sur ses habitudes de consommation et lui permettre de les adapter, ou de faire évoluer son contrat de fourniture d’électricité.

Il en résulte que les personnes habitant au foyer, ou aux différents logements correspondant au point de livraison, ne constituent pas des “personnes identifiables” au sens de l’article 4, 11) du RGPD. Dès lors, c’est sans provoquer un trouble manifestement illicite que la société Enedis receuille les informations de consommation d’électricité décrites ci-dessus sans recueillir le consentement de chacun des occupants du ou des locaux desservis.

2 – 2 – 3 : La violation du principe de précaution

Les demandeurs soutiennent que le déploiement du compteur “Linky” exposerait les usagers à un risque environnemental lié aux champs électromagnétiques provoqués par le Courant Porteur en Ligne, par lequel le compteur communique les données qu’il a collectées.

Aux termes de l’article 5 de la loi constitutionnelle du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’Environnement, les autorités publiques doivent veiller à la mise en oeuvre de mesures d’évaluation des risques et de mesures provisoires afin de parer à la réalisation d’un dommage lorsque sa réalisation, même incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement.

Ce texte crée une obligation pesant sur les autorités civiles en lien avec la production, la fourniture et la distribution de l’énergie électrique. La société Enedis fait valoir à ce titre qu’elle ne constitue pas une “autorité publique”, mais qu’elle est une personne de droit privé chargée d’un service public. Mais en tant que personne chargée d’un service public, et disposant ainsi d’une prérogative de l’autorité publique, elle est soumise à l’article 5 de la loi constitutionnelle du 1er mars 2005.

Cependant, cet article ne fait peser sur l’autorité publique qu’une obligation d’évaluer des risques ou de prendre des mesures provisoires ; elle ne fait pas peser d’obligation de suspendre la mise en oeuvre d’un processus, à moins qu’il ne s’agisse de la seule mesure permettant de prévenir la réalisation d’un dommage affectant l’environnement de manière grave et irréversible.

En l’espèce, les mesures d’évaluation des risques ont été mises en oeuvre, comme le prouvent les différents rapports techniques cités ci-dessus, que ce soit à l’initiative de la société Enedis, d’autres acteurs de la production, fourniture et distribution d’électricité, ou à la requête des autorités administratives de l’Etat.

Des recommandations ont pu être faites, notamment dans le rapport de l’ANSES, pour que de nouvelles mesures soient effectuées pour les nouveaux compteurs de type G3, et d’une manière plus générale pour que soit mieux connue et évaluée la circulation sur les lignes électriques de courants parasites, spécialement dans la bande de fréquence utilisée par le CPL. L’ANSES a ainsi préconisé le montage de filtres pour prévenir les effets de ces courants sur les personnes présentant une hypersensibilité électromagnétique.

Il en résulte qu’il ne peut être reproché à la société Enedis, en poursuivant le déploiement du compteur “Linky”, de commettre un trouble manifestement illicite par manquement à son devoir de précaution, à l’exception toutefois des points de distribution où résident des personnes électro-hypersensibles, où le déploiement du compteur “Linky” ne devrait s’effectuer qu’accompagné du montage de filtres, dont la société Enedis ne conteste pas l’existence technique.

En l’espèce, justifient d’une telle électro-hypersensibilité Mme A., Mme E., Mme F., Mme G., Mme H., M. I., Mme J., Mme K., Mme L., Mme M., Mme N., Mme O. et Mme B.

Il incombe au juge des référés d’adapter les mesures qui lui sont demandées, au besoin d’office, pour mettre fin à un trouble manifestement illicite. En l’espèce, et sous réserve de l’examen des autres fondements invoqués, qui pourraient conduire à l’interdiction d’installation du compteur “Linky”, la pose d’un filtre, au besoin sous astreinte, serait une mesure suffisante pour remédier au trouble manifestement illicite causé par l’installation effective ou annoncée d’un compteur “Linky”, sans prendre la précaution de se renseigner sur l’hypersensibilité aux champs électromagnétiques des personnes vivant habituellement au point de distribution, et sans prendre la précaution de les protéger de ces champs lorsque ce risque est avéré.

2 – 3 : Le risque de dommage imminent

L’article 809 alinéa 1 du code de procédure civile permet au juge des référés d’ordonner toute mesure nécessaire pour prévenir la réalisation d’un dommage imminent.

Pour entrer dans le champ d’application de cette disposition, le dommage doit présenter un caractère de certitude : il s’agit de celui qui se réaliserait nécessairement si les mesures préventives n’étaient pas prises.

Il appartient au demandeur à une telle mesure d’apporter la preuve du dommage auquel il est exposé, et de sa certitude en l’absence de mesures de prévention.

2 – 3 – 1 : Le risque pour la santé

Le rapport de l’ANSES confirme la réalité de champs électromagnétiques liés à la bande CPL, elle-même liée au déploiement du compteur “Linky”, et il confirme l’existence de ces champs non seulement en “amont” du compteur (entre le répartiteur et le compteur, donc sur le réseau public), mais également en “aval” (à l’intérieur même du logement desservi par le point de livraison).

Mais les mesures qui ont été faites n’ont mis en évidence qu’un niveau 6.000 fois inférieur aux prescriptions légales. En outre, le champ mesuré décroît proportionnellement à l’éloignement du réseau électrique, le niveau 6.000 fois inférieur aux normes légales étant lui-même mesuré à 20 cm du réseau.

Le rapport de l’ANSES constate que les chiffres obtenus sur le CPL sont eux-mêmes inférieurs à ceux produits par d’autres appareils se trouvant couramment dans les foyers : notamment les ordinateurs, les écrans de téléphone portable, et plus encore des appareils électroménagers, tels que les plaques à induction. L’agence constate que, faute de connaissance plus approfondie sur ces champs électromagnétiques, il ne peut en être déduit la certitude d’une incidence négative sur la santé.

Ce n’est donc qu’à titre de précaution, et en l’absence de données scientifiques plus précises, que l’ANSES a recommandé la poursuite des mesures sur les compteurs de type G3 actuellement déployés, et la pose de filtres sur les installations des personnes présentant une hypersensibilité médicalement constatée.

Aucun élément du dossier ne permet de conclure à la certitude d’un dommage pour la santé lié aux champs électromagnétiques générés par la bande CPL, même chez les personnes présentant une hypersensibilité médicalement constatée. Les certificats médicaux produits aux débats ne se prononcent d’ailleurs pas sur l’origine des symptômes décrits, qui peuvent provenir de différentes causes et être, ou non, en lien avec les autres sources de champs électromagnétiques présentes au foyer.

La preuve d’un dommage imminent n’est ainsi pas rapportée, que les personnes présentent une hypersensibilité ou non.

2 – 3 – 2 : Le risque lié à la qualification des installateurs

L’insuffisance de qualification des installateurs est une affirmation ne reposant sur aucun élément de preuve. Au contraire, la société Enedis démontre qu’elle exige des installateurs auxquels elle sous-traite le travail une qualification spécifique.

S’il est exact qu’une norme NF (norme C 14-100) s’applique aux branchements électriques à basse tension, rien ne permet d’affirmer que cette norme serait systématiquement ignorée des installateurs sous-traitants d’Enedis, ni même qu’elle s’imposerait pour une intervention sur une installation existante.

Il appartient bien évidemment à Enedis de s’assurer de la qualification des sous-traitants qu’elle mandate, et de leur respect des normes applicables. Mais le dommage invoqué n’est qu’hypothétique et ne peut être qualifié de dommage imminent permettant de fonder les demandes.

2 – 3 – 3 : Le risque lié au risque de départ de feu

Les coupures de presse communiquées par les demandeurs ne sont pas suffisantes pour imputer avec suffisamment de certitude les départs de feu, ou les incendies, que la rumeur publique attribue au compteur “Linky”.

Un rapport du Laboratoire Lavoué, laboratoire d’expertise indépendant spécialisé en matière d’incendie, établit que, si des départs de feu ont pu affecter 8 compteurs “Linky” sur 300.000 pendant la période d’expérimentation, aucune augmentation de la sinistralité n’a pu être constatée depuis le passage en phase de déploiement, et alors que 10 millions de compteurs ont été installés.

Ce rapport, qui figure parmi les pièces produites par les demandeurs eux-mêmes (n° A.55), précise que, sur une analyse de 2.500 départs de feu ou incendies étudiés par le laboratoire depuis fin 2015, aucun ne pouvait être imputable au compteur “Linky”. En effet, la très grosse majorité des incendies trouve son origine soit dans l’installation électrique privative (40 %), soit dans les récepteurs électriques (48 % ; un récepteur est un appareil consommateur d’énergie électrique, comme un lave-linge, un lave-vaisselle, un téléviseur, etc…). Seuls 6 % des incendies peuvent trouver leur origine dans les installations du fournisseur ou du distributeur, auxquels s’ajoutent 6 % d’incendies pour lesquels l’origine, privative ou en amont de l’installation privative, n’a pu être identifiée. Dans les très rares cas où un départ de feu a pu être localisé dans un compteur “Linky”, le plastique du coffret de celui-ci a fondu, mais aucun début d’incendie n’a été constaté, les matériaux contenant un retardant qui a empêché l’apparition des flammes.

Il résulte de ces éléments que le dommage constitué par le risque d’incendie n’est qu’un dommage hypothétique, ne pouvant être considéré comme un dommage imminent et fonder la mesure sollicitée.

2 – 4 : Les demandes sur le fondement de l’article 808 du code de procédure civile

Aux termes de l’article 808 du code de procédure civile, le juge des référés, dans tous les cas d’urgence, peut ordonner toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l’existence d’un différend.

Il appartient au demandeur de justifier de la situation d’urgence, et il lui appartient de justifier de la pertinence des mesures demandées par rapport à l’existence d’un différend.

En l’espèce, il est demandé la communication d’une longue liste d’informations, documents ou caractéristiques techniques, en rapport avec les caractéristiques techniques des compteurs “Linky” et de leurs composants, leur fonctionnement et les courants CPL, et des incidents qui permettraient de trouver des éléments mettant en cause un compteur “Linky” dans la survenance d’un incendie.

Il sera observé en premier lieu que certaines des pièces demandées constituent des atteintes à la vie privée, dont la communication ne pourrait être ordonnée (date et nature de la dernière intervention du distributeur ou d’un tiers mandaté par lui, état des composants du compteur après l’événement, en précisant le type de détériorations subies dont notamment l’explosion, composition de la platine support sur laquelle le compteur est installé, causes et justifications telles que rapportées par le client, par tout témoin, par le fournisseur, par le distributeur et par l’expert, et emplacement et des conditions de garde du compteur “Linky).

En second lieu, il sera constaté que les demandeurs n’apportent pas de précision sur l’urgence qui justifierait leurs demandes : ils se contentent de rapporter la définition donnée par le Professeur Roger Perrot (“il y a urgence toutes les fois qu’un retard dans la décision qui doit être prise serait de nature à compromettre l’intérêt du demandeur”), mais sans la décliner à leur situation propre.

Dans la mesure où les arguments avancés pour soutenir l’existence d’un trouble manifestement illicite, ou d’un dommage imminent, ont été écartés, les demandeurs n’établissent pas l’existence d’une urgence.

Ils n’établissent pas davantage leur intérêt légitime à obtenir les renseignements demandés, alors que le compteur “Linky” a déjà fait l’objet d’études techniques très détaillées, tant dans le cadre de sa certification que postérieurement. Les précisions que souhaitent les demandeurs sont en fait motivées par leur suspicion à l’encontre de ces analyses, mais il n’apparaît pas que cette suspicion repose sur des motifs légitimes, justifiant l’obtention de documents par application de l’article 808.

2 – 5 : Synthèse et autres demandes

Il apparaît ainsi que les demandeurs ne justifient pas l’existence d’un trouble manifestement illicite, que ce soit par rapport au droit de la consommation ou par rapport au RGPD ; ils ne justifient pas davantage d’un dommage imminent, que ce soit par rapport à leur santé, par rapport à la sécurité des personnes et des biens, ou par rapport à la qualité du travail demandé aux installateurs.

Les demandeurs ne justifient pas davantage d’une urgence, ni d’un intérêt légitime à obtenir la communication des documents ou renseignements qu’ils réclament.

Par contre, Mme A., Mme P., Mme F., Mme G., Mme H., M. I., Mme J., Mme K., Mme L., Mme M., Mme N., Mme O. et Mme B. justifient d’un trouble manifestement illicite par manquement au principe de précaution, en ce que l’installation d’un compteur “Linky” s’est faite à leur domicile ou y est envisagée sans la pose d’un filtre les protégeant des champs électromagnétiques.

Il y a lieu en conséquence de condamner la société Enedis à l’installation d’un tel filtre aux points de livraison ainsi définis, sous l’astreinte qui sera précisée au dispositif de la présente décision. Les demandeurs seront déboutés du surplus de leurs demandes.

Il n’est fait droit aux demandes que dans une très faible mesure. Les demandeurs, à l’exception des personnes listées ci-dessus qui conserveront la charge de leurs frais de procédure, seront condamnés in solidum aux dépens. Ils ne peuvent de ce fait prétendre à une indemnité sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile. Il n’est pas inéquitable de laisser à la société Enedis et aux demandeurs listés ci-dessus la charge de leurs frais non compris dans les dépens.


DÉCISION

Le Juge des référés du tribunal de grande instance de Bordeaux, statuant par décision contradictoire, prononcée publiquement par mise à disposition au greffe, et à charge d’appel,

Déclare irrecevable la note en délibéré produite par la société Enedis le 20 mars 2019 ;

Ordonne la jonction des procédures enregistrées sous les numéros 19/73, 19/75, 19/76 et 19/77 et dit que la procédure sera suivie sous la première de ces références ;

Vu l’article 809 alinéa 1 du code de procédure civile ;

Fait injonction à la société Enedis d’installer aux points de livraison de Mme A., Mme P., Mme F., Mme G., Mme H., M. I., Mme J., Mme K., Mme L., Mme M., Mme N., Mme O. et Mme B., un dispositif de filtre les protégeant des champs électromagnétiques générés par la bande CPL associée au compteur “Linky” ;

Dit que, passé un délai de deux mois à compter de la présente décision, il courra contre la société Enedis une astreinte provisoire de 50 euros par jour et par point de livraison non mis en conformité, pendant un délai de trois mois ;

Dit que, passé ce délai, il appartiendra aux demandeurs de se pourvoir à nouveau ainsi qu’ils le jugeront utile ;

Déboute les demandeurs de leurs autres demandes ;

Déboute les parties de leurs demandes respectives sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;

Condamne in solidum les demandeurs aux dépens, à l’exception de Mme A., Mme P., Mme F., Mme G., Mme H., M. I., Mme J., Mme K., Mme L., Mme M., Mme N., Mme O. et Mme B. qui conserveront la charge de leurs propres frais de procédure.

 

Le Tribunal : Bernard Taillebot (premier vice-président), Géraldine Borderie (Greffière)

Avocats :
Me Pierre Hurmic Kaci, Me Christophe Léguevaques, , Me Arnaud Durand, Me Fabrice Delavoye, Me Olivier Piquemal

Source : legalis.net

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