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Jurisprudence : Contenus illicites

mercredi 11 septembre 2002
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Tribunal de Grande Instance de Paris 1ère chambre, 1ère section Jugement du 11 septembre 2002

Marie-Claire, Jérôme, Emmanuel et Laurent Bourdieu / Le Nouvel Observateur du Monde

contenus illicites - contrefaçon - publication décision de justice - publication sans autorisation

La procédure

Exposant qu’en violation du droit de divulgation reconnu à l’auteur ou à ses héritiers par l’article L 121-2 du code de la propriété intellectuelle, le journal Le nouvel Observateur avait publié, sans leur autorisation, dans son numéro édité le 31 janvier 2002 et consacré en grande partie à la disparition de Pierre Bourdieu, décédé le 23 janvier 2002, des extraits d’un manuscrit inédit et autobiographique de ce dernier, Mme Marie-Claire B., son épouse, ainsi que ses trois enfants, Jérôme, Emmanuel et Laurent B., ont, suivant assignation délivrée le 11 février 2002, fait citer la société Le Nouvel Observateur du Monde, aux fins de voir, avec exécution provisoire :

– constater l’atteinte au droit de divulgation et en conséquence les actes de contrefaçon perpétrés par cette société à l’encontre des ayants droits de Pierre Bourdieu,

– interdire l’exploitation sous quelque forme que ce soit du texte litigieux sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard à compter de la décision à intervenir,

– ordonner la publication sous astreinte de la décision à intervenir aux frais de la société Le Nouvel Observateur du Monde, en couverture du premier numéro de l’hebdomadaire Le nouvel Observateur suivant la signification de la décision à intervenir,

– ordonner sous astreinte aux frais de la société Le Nouvel Observateur du Monde la diffusion de l’intégralité de la décision à intervenir en page d’accueil du site www.nouvelobs.com pendant une période d’un mois,

– ordonner sous astreinte et aux frais de la société Le Nouvel Observateur du Monde la publication judiciaire de la décision à intervenir dans des caractères d’un centimètre avec interligne d’un centimètre dans les journaux Le Monde Diplomatique, Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Point, Marianne, l’Express,

– condamner la défenderesse au paiement de la somme de 15 000 euros au titre de l’article 700 du ncpc.

A l’appui de leur demande, les consorts Bourdieu font principalement valoir :

– qu’en publiant sans l’autorisation de son auteur et de ses ayants droit un texte inédit et autobiographique de Pierre Bourdieu que ce dernier souhaitait garder le secret ou à tous le moins à diffusion extrêmement confidentielle pour l’avoir seulement soumis pour avis à quelques proches avec la mention « ne pas faire circuler », ce qu’elle n’ignorait nullement, la société Le Nouvel Observateur du Monde s’est délibérément affranchie, pour donner à ses lecteurs une information sensationnelle, des dispositions du code de la propriété intellectuelle dans un but purement commercial, contraire à l’hommage posthume prétendument rendu ;

– que la sanction la plus adéquate à la violation caractérisée de leurs prérogatives est la publication judiciaire de la décision à intervenir, à l’exclusion de toute réparation pécuniaire qu’ils n’entendent pas solliciter.

La société Le Nouvel Observateur du Monde conclut au débouté de toutes les demandent des consorts Bourdieu et à leur condamnation au paiement de la somme de 15 000 euros au titre de l’article 700 du ncpc, faisant principalement valoir :

– que contrairement à ce qui est soutenu par les demandeurs, le contexte de la divulgation du texte litigieux n’est pas préjudiciable à l’image de Pierre Bourdieu auquel le journal Le nouvel Observateur a entendu rendre hommage par la publication d’articles élogieux et manifester à titre posthume au sociologue tout son respect pour son oeuvre en donnant à ses lecteurs, par la publication des extraits d’un texte personnel évoquant son enfance et la révolte du jeune pensionnaire qu’il avait été, la clé de la compréhension de son parcours de combattant perpétuel contre toutes les injustices ;

– que dans un article postérieur, Le nouvel Observateur a présenté ses excuses à la famille Bourdieu et s’est expliqué sur ses motivations dans des termes qui démontrent sa bonne foi, admettant que son erreur avait été de supposer que la proposition de leur collaborateur Didier E., l’un des proches de Pierre Bourdieu, avait l’accord implicite de la famille Bourdieu ;

– que les consorts Bourdieu ne rapportent nullement la preuve de l’existence d’un préjudice en rapport avec la diffusion du texte incriminé qui n’a paru qu’une seule fois dans l’édition du 31 janvier et qui n’a pas porté atteinte à la vie privée de l’auteur qui avait déjà décidé de publier son texte ;

– que les demandes des consorts Bourdieu sont en tout état de cause exorbitantes et ne respectent pas l’intérêt exclusif de l’auteur défunt auquel Le nouvel Observateur n’a pas entendu porter atteinte.

La discussion

Attendu qu’il est constant que le journal Le nouvel Observateur a publié dans son numéro édité le 31 janvier 2002 un dossier consacré à Pierre Bourdieu, décédé le 23 janvier dans lequel figuraient, sous le titre « Pierre par Bourdieu », des extraits d’un texte inédit du sociologue sur son enfance et sur sa vie en internat, annoncé en page de couverture sous le titre : « Inédit : j’avais 15 ans » et présenté en page 46 avec le chapeau suivant : « malade, hospitalisé, Pierre B. a écrit, entre octobre et décembre un petit ouvrage autobiographique d’une soixantaine de pages. Sous le titre « Esquisse de socio-analyse », il utilise les instruments théoriques de sa science pour se comprendre lui même. Il en avait communiqué le manuscrit à Didier E. Extraits. »

Attendu qu’il est non moins constant que cette publication a été effectuée sans l’autorisation des ayants droit de Pierre Bourdieu, en violation du droit de divulgation reconnu au seul auteur ou à ses héritiers par l’article L 121-2 du code de la propriété intellectuelle ;

Qu’en effet, la simple communication pour avis du manuscrit au collaborateur du journal Le nouvel Observateur ne peut valoir preuve du consentement à la divulgation de l’auteur, seul juge de la publication de ses oeuvres, ni a fortiori autorisation implicite de ses ayants droit, dont Le nouvel Observateur admet, dans son numéro édité le 14 février, qu’ils n’ont pas été sollicités pour autoriser une telle publication, le journal rappelant même sous la plume de Didier E. que ce manuscrit était destiné à un éditeur allemand ;

Attendu que la publication non autorisée et sélective d’une oeuvre autobiographique inédite, dont il est établi par les attestations produites que son auteur avait assorti sa communication pour avis de la mention « ne pas faire circuler », constitue un acte de contrefaçon par violation du droit moral de l’auteur et de ses ayants droit en application de l’article L 122-4 du code de la propriété intellectuelle ;

Attendu que, contrairement à ce qui est soutenu par la société Le Nouvel Observateur du Monde, cette divulgation d’une oeuvre très personnelle, effectuée au lendemain des obsèques de Pierre Bourdieu dans un journal avec lequel ce dernier a entretenu des relations « d’ennemi intime », ainsi que le rappelle M. Jean D. dans son éditorial consacré à la disparition du sociologue, ou encore M. Jacques J. lorsqu’il évoque « Le Nouvelle Obs … sa bête noire, symbole exécré de la bourgeoisie moderniste », a bien causé aux consorts Bourdieu un préjudice moral que les excuses présentées par le journal dans son numéro du 14 février 2002 ne suffisent pas à réparer ;

Qu’en effet, les demandeurs sont fondés à faire valoir d’une part que, dans le contexte conflictuel entretenu avec le journal depuis de nombreuses années et que corrobore l’ensemble des articles critiques publiés dans le même numéro, Pierre Bourdieu n’aurait jamais accepté que cet hebdomadaire publie quelques extraits du manuscrit le plus personnel qu’il ait écrit, et d’autre part, que la société Le Nouvel Observateur du Monde professionnelle de la presse et de l’édition, et consciente de la valeur éditoriale d’un texte autobiographique inédit annoncé en page de couverture, ne pouvait ignorer les règles du droit de divulgation et se méprendre sur la portée du simple accès au document de l’un de ses collaborateurs, fût-il proche du défunt ;

Attendu qu’il sera, en conséquence, fait droit à la demande de publication judiciaire de la présente décision, dans les conditions ci-après définies, et qui constituent une juste réparation du préjudice effectivement subi ;

Attendu que l’équité commande de faire application, au profit des consorts Bourdieu, des dispositions de l’article 700 du ncpc ;

Que la société Le Nouvel Observateur du Monde, qui succombe dans ses prétentions, sera déboutée de sa demande formée du même chef ;

Attendu que les circonstances de l’espèce justifient l’exécution provisoire de la présente décision ;

La décision

Le tribunal statuant publiquement, contradictoirement et en premier ressort,

. Dit que la publication sans autorisation par la société Le Nouvel Observateur du Monde, dans le numéro du journal Le nouvel Observateur du 31 janvier 2002 et sur le site internet www.nouvelobs.com des extraits d’un manuscrit inédit de Pierre Bourdieu, sous le titre : « Inédit : j’avais 15 ans … Pierre par B. », constitue une atteinte au droit de divulgation de l’auteur et de ses ayants droit et un acte de contrefaçon ;

. Interdit sous quelque forme que ce soit l’exploitation du texte litigieux par la société Le Nouvel Observateur du Monde ;

. Ordonne à la société Le Nouvel Observateur du Monde la publication dans le premier numéro de l’hebdomadaire Le nouvel Observateur suivant la signification de la présente décision, du communiqué suivant, sous astreinte de 5000 euros par jour de retard :

« Par jugement en date du 11 septembre 2002, la première chambre du tribunal de grande instance de Paris a dit que la publication sans autorisation par la société Le Nouvel Observateur du Monde dans le numéro du journal Le Nouvel Observateur du 31 janvier 2002 et sur le site internet www.nouvelobs.com des extraits d’un manuscrit inédit de Pierre Bourdieu sous le titre : « Inédit : j’avais 15 ans Pierre par Bourdieu », constitue une atteinte au droit de divulgation de l’auteur et de ses ayants droit et un acte de contrefaçon, et a ordonné la publication du présent communiqué dans le journal Le nouvel Observateur et dans trois autres journaux au choix des demandeurs, ainsi que la diffusion de l’intégralité de la décision en page d’accueil du site www.nouvelobs.com pendant une période de quinze jours ».

. Dit que cette publication devra être effectuée en caractères gras sur la page suivant le sommaire du journal, sous le titre Publication Judiciaire et dans un encadré de quinze centimètres ;

. Autorise les demandeurs à publier le communiqué susvisé dans trois journaux ou périodiques de leur choix, sans que le coût global des insertions à la charge de la société Le Nouvel Observateur du Monde n’excède la somme de 15 000 euros ;

. Ordonne à la société Le Nouvel Observateur du Monde la diffusion de l’intégralité de la présente décision en page d’accueil du site www.nouvelobs.com dans les quarante-huit heures de la signification de la présente décision, et pendant une période de quinze jours, sous astreinte de 5000 euros par jour de retard ;

. Condamne la société Le Nouvel Observateur du Monde à payer aux consorts Bourdieu la somme de 3000 euros, en application de l’article 700 du ncpc ;

. Ordonne l’exécution provisoire du présent jugement ;

. Condamne la société Le Nouvel Observateur du Monde aux dépens.

Le tribunal : M. Magendie (président), Mme Nicolle (première vice présidente), Mme Trapet (juge)

Avocats : Me Pierrat, Me Couturon

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* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.