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Jurisprudence : Contenus illicites

vendredi 06 avril 2001
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Tribunal de Grande Instance de Paris 17ème chambre, chambre de la presse Jugement du 6 avril 2001

Philippe A., Denis J., Roger T. et Fabrice S. / Ministère public

contenus illicites - convention européenne des droits de l'homme - loi du 19 juillet 1977 - sondage

Faits et procédure

Par actes des 17, 21, 30 mars et 17 avril 2000, le procureur de la République a fait citer devant ce tribunal :

Denis J., directeur de la publication de l’hebdomadaire L’Express pour avoir, à Paris, le 10 juin 1999, publié, au cours de la semaine qui précédait le premier tour des élections au Parlement européen, dans le numéro de L’Express, daté du 10 juin 1999, un sondage d’opinion, réalisé par la société BVA du 12 au 22 mai 1999, fait prévu et réprimé par les articles 11, 12 de la loi du 19 juillet 1977 ainsi que L. 90-1 du code électoral ;

Philippe A., directeur de la publication des journaux Le Parisien et Aujourd’hui, pour avoir à Paris publié, dans les éditions de ces deux quotidiens des 12 et 13 juin 1999, un sondage d’opinion réalisé par l’institut CSA Opinion, et commis, ainsi, les 12 et 13 juin 1999, le délit prévu et réprimé comme dit ci-dessus ;

Roger T., directeur de la publication de l’hebdomadaire Paris-Match, pour avoir à Paris, le 10 juin 1999, diffusé, par l’intermédiaire du site internet de cet hebdomadaire, www.parismatch.com, sur le site « geocities », un sondage d’opinion réalisé par l’institut BVA les 7 et 9 juin 1999, en contravention avec les dispositions susvisées ;

Fabrice S., pour avoir à Paris, le 10 juin 1999, diffusé par l’intermédiaire du site internet de l’hebdomadaire Paris-Match, www.parismatch.com, sur le site « geocities », le sondage d’opinion dont la diffusion est également reprochée à Roger T..

Appelée, pour la première fois, devant le tribunal à l’audience du 5 mai 2000, l’affaire a été à cette date renvoyée, pour être plaidée, à l’audience du 22 septembre 2000, puis du 20 octobre 2000, et enfin du 26 janvier 2001.

Les débats se sont ouverts à cette dernière date ; le tribunal, après que le président eu rappelé les faits et la procédure, a entendu à la requête de Roger T. le témoin, Régis Le Sommier, puis le représentant du ministère public en ses réquisitions ainsi que les conseils de Denis J. et de Roger T., absents mais représentés par leurs avocats : les deux prévenus ont fait plaider leur relaxe au motif commun que les dispositions de la loi du 19 juillet 1977 fondant les poursuites seraient incompatibles avec celles des articles 10 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et des Libertés fondamentales.

Denis J. a spécialement fait valoir, en outre, qu’aucune preuve de sa responsabilité personnelle n’était apportée et qu’en tout état de cause, les sondages dont la publication lui était reprochée ne constituaient pas, au sens de la loi du 19 juillet 1977, des sondages dont la diffusion est prohibée dans la semaine précédant le premier tour des élections.

Roger T., pour sa part, a subsidiairement opposé – faute, pour le tribunal, d’acquiescer à l’incompatibilité soutenue par la défense – le sursis à statuer sur la question d’incompatibilité jusqu’au prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation – actuellement saisie de cette même question – et, en tout état de cause, l’absence d’infraction reprochée, dès lors que le sondage d’opinion n’a pas été publié dans le magazine Paris-Match, ni diffusé sur le site internet de ce magazine, mais hébergé, par la voie d’un lien hypertexte, sur un site américain.

La défense de Philippe A. et de Fabrice S. ne pouvant être assurée à cette même audience, le tribunal a renvoyé, à cette fin, les débats en continuation à son audience du 9 mars suivant.

A cette date, il a entendu, en leurs plaidoiries, tendant à la relaxe, les conseils de ces deux prévenus – absents mais valablement représentés par ceux-ci ; Philippe A. et Fabrice S. ont ainsi développé, comme leurs coprévenus, précédemment, l’argument tiré de l’incompatibilité des dispositions des articles 11 et 12 de la loi du 19 juillet 1977 avec les principes européens, rappelés ci-dessus ; Philippe A. ajoutant à ceux-ci le principe de non-discrimination à raison de la fortune, proclamé dans l’article 14 de la Convention européenne.

Pris en sa qualité de directeur de la publication, Philippe A. a objecté, en outre, qu’il n’encourait, en l’espèce, aucune responsabilité de plein droit et qu’aucune faute personnelle n’était démontrée à son encontre.

Fabrice S. a considéré, en outre, que sa responsabilité pénale ne pouvait être recherchée qu’en vertu des dispositions de la loi du 1er août 2000, ayant modifié l’article 43-8 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 et qu’aucune infraction à ces dispositions n’était caractérisée en l’espèce ; en tout état de cause, il a soutenu qu’aucune participation personnelle et consciente de sa part aux faits poursuivis n’était établie.

Le président a indiqué que la décision mise en délibéré serait rendue ce jour.

Discussion

Sur l’incompatibilité alléguée des articles 11 et 12 de la loi du 19 juillet 1977 avec les articles 10 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et des Libertés fondamentales :

Attendu qu’il est reproché aux divers prévenus d’avoir – selon les moyens propres à chacun – publié ou diffusé, dans la semaine ayant précédé le 13 juin 1999, date du premier tour des élections au parlement européen, des sondages d’opinion sur les intentions de vote des électeurs participant à ce scrutin ;

Attendu que les dispositions fondant les poursuites sont celles des articles 11 et 12 de la loi du 19 juillet 1977, qui effectivement sanctionnent des peines, prévues à l’article L. 90-1 du code pénal, ceux qui, dans la semaine précédant chaque tour de scrutin, auront publié, diffusé ou commenté tout sondage d’opinion ayant un rapport direct ou indirect avec une élection ou un référendum ;

Attendu que, malgré les prétentions contraires des prévenus, ces dispositions légales ne contreviennent pas à celles des articles 10 et 14 de la Convention européenne précitée ;

Attendu qu’en effet, si dans son premier alinéa l’article 10 de ladite convention énonce, au profit de toute personne, le droit à la liberté d’expression, ce texte admet, dans son second alinéa, que des restrictions puissent être apportées à ce principe dès lors que ces restrictions sont édictées par la loi et répondent à un besoin social, justifié par des impératifs, limitativement énumérés, inhérents à une société démocratique ;

Attendu que figure parmi ces impératifs la protection des droits d’autrui, distincte de la protection de la réputation d’autrui ;

Et attendu qu’une société démocratique est naturellement attachée au libre exercice par l’électeur de son droit de vote, ce principe garantissant, lui-même, la sincérité du scrutin, qui légitime, entre les divers candidats, le choix finalement issu de ce scrutin ;

Or, attendu que – même non quantifiable – l’influence des sondages sur le choix des électeurs n’est pas sérieusement contestable, alors que leur fiabilité n’est pas certaine ; que s’ils demeurent, pour beaucoup, un simple élément d’information, les sondages peuvent, en conséquence, déformer l’intention de vote, initiale et spontanée, qu’auraient exprimées certains électeurs en l’absence de tels sondages ;

Attendu qu’en outre, la restriction légale, apportée par les dispositions critiquées, au principe de liberté affirmé dans l’article 10 alinéa 1er de la Convention européenne, présente un caractère ponctuel, limité à quelques jours précédant le scrutin ; qu’elle ne revêt pas, dès lors, de caractère disproportionné et réalisé un juste équilibre entre les deux intérêts à préserver, liberté d’expression et droits d’autrui ;

Attendu qu’il résulte d’ailleurs pas de sa recommandation n° R 99/10, adoptée le 9 septembre 1999, que le comité des Ministres, au Conseil de l’Europe – favorable à tout le moins à une journée sans sondage, « de réflexion personnelle », la veille du scrutin – ait considéré, en elle-même, incompatible avec l’article 10 de la Convention, une semblable restriction – en vigueur, au demeurant dans le tiers des Etats membres de la Communauté européenne, à la date des élections du 13 juin 1999 selon les pièces produites par Roger T. ;

Attendu que la défense soutient, de même, vainement, que les articles 11 et 12 de la loi du 19 juillet 1977 instaureraient une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention ;

Attendu qu’en effet, ces textes ne comportent, en eux-mêmes, aucune discrimination puisqu’ils sont d’application générale ; que l’inégalité des situations de fait existant entre les divers électeurs – tenant à leurs niveaux de fortune, de culture ou d’information, différents – peut, il est vrai, aggraver cette disparité ; que, pour autant, cette disparité ne résulte pas de la loi elle-même mais de son application à des situations individuelles préexistantes, inégale ; qu’il ne s’agit alors plus seulement d’apprécier la conformité aux principes conventionnels, mais l’opportunité de la loi et, partant, l’éventuelle nécessité de sa modification, voire de son abrogation ; qu’un tel pouvoir échappe, à l’évidence, à ceux du juge qui, faute de constater son incompatibilité avec une norme supérieure, a le devoir d’appliquer la loi, sans attendre le prononcé d’une décision de la Cour de cassation, étrangère à la présente affaire ;

Attendu qu’il convient donc de rechercher si les prévenus ont, en l’espèce, enfreint les dispositions des articles 11 et 12 de la loi du 19 juillet 1977 ;

Sur la responsabilité de Denis J., Philippe A. et Roger T. pris en leur qualité de directeur de la publication

Attendu qu’il n’est pas contestable que le principe exceptionnel de la responsabilité pénale de plein droit du directeur de la publication d’un organe de presse, instituée par l’article 42 de la loi du 29 juillet 1881, ne peut concerner que les infractions de presse, définies par ce texte ;

Que, dans toute autre matière, comme en l’espèce, la preuve d’une responsabilité personnelle dans la réalisation de l’infraction doit être établie à l’encontre du directeur de la publication ;

Denis J.

Attendu que, lors de son audition par les services de police, diligentée à la requête du procureur de la République, saisi sur plainte de la Commission des sondages, Denis J. a, de manière précise, déclaré d’une part que la publication de sondages, prétendument illicite, réalisée dans L’Express du 10 juin 1999, avait été réalisée avec son accord, d’autre part qu’il « assumait parfaitement » le fait que cette publication ait été effectuée dans la période légale d’interdiction ;

Mais attendu que si l’imputabilité de l’infraction à Denis J., de l’aveu même de celui-ci, apparaît ainsi caractérisée, l’élément matériel de cette infraction n’est pas constitué ; qu’en effet, les « sondages » publiés portaient à la fois sur des thèmes généraux concernant la construction européenne à venir, et sur une étude comparée des avis, fournis par les électeurs de cinq pays européens, à propos de ces thèmes ; qu’il s’ensuit que les résultats de ces « sondages » n’étaient pas de nature à influer sur l’intention de vote des électeurs français et s’avéraient, donc, sans aucun rapport avec le scrutin pour lesquels ces électeurs étaient appelés à se prononcer le 13 juin 1999 ;

Philippe A.

Attendu que Philippe A. n’a pas non plus dénié – lorsqu’il a été entendu pendant l’enquête, avoir été informé non seulement de la publication de sondages électoraux, dans les journaux Le Parisien et Aujoud’hui en France, des 12-13 juin 1999, mais également, associé à l’élaboration de l’éditorial, signé par la rédaction, dans lequel, précisait-il, « nous avons expliqué (…) les raisons pour lesquelles nous avons décidé d’enfreindre la loi » ;

Attendu que la participation active de l’intéressé à l’infraction n’est donc pas contestable ; que la qualification de « sondage » n’étant, ici, pas davantage contestable, ni même contestée, Philippe A. sera retenu dans les liens de la prévention et condamné comme dit ci-après ;

Roger T.

Attendu que non entendu lors de l’enquête, Roger T. – en dépit des quelques ultimes lignes contraires de ses écritures – a longuement revendiqué sa responsabilité personnelle, lors des débats où il était représenté par son conseil, exposant même que la mise hors de cause de son coprévenu, Fabrice S., s’imposant tant il entendait assumer la responsabilité qui lui est présentement imputée ;

Attendu qu’en sa qualité de directeur de la publication du magazine Paris-Match, Roger T. est recherché pour avoir diffusé, le 10 juin 1999, un sondage d’opinion effectué auprès d’un échantillon d’électeurs français, sur le site internet de Paris-Match, au moyen d’un lien hypertexte qui connectait l’internaute sur un site américain, hébergeur gratuit de pages personnelles, parmi lesquelles figurait la page de sondages litigieux ;

Attendu qu’il résulte des auditions recueillies au cours de l’enquête des salariés de la société Hachette Filipacchi Associés (HFA), éditrice du magazine Paris-Match (L. Masurel), de la société Hachette Filipacchi Grolier (L. Louet) et de la société Grolier Interactive Groupe (R. Le Sommier), que la décision de « passer en ligne » le sondage électoral effectué à la demande de HFA – Paris-Match a été prise par la rédaction de ce magazine, alors que Roger T. avait préalablement été destinataire du texte, commentant le sondage, et destiné à être « mis en ligne » ; que l’implication personnelle de Roger T. dans l’infraction poursuivie n’est pas contestable ;

et attendu que, contrairement aux prétentions du prévenu, la mise en place en France d’un hyperlien – entre le site français de Paris-Match www.parismatch.com et le site américain « geocities », sur lequel était hébergée la page personnelle à Paris-Match, des sondages – constitue bien l’infraction reprochée ;

Attendu qu’en effet, il ressort des déclarations recueillies par les services de police, confirmées à l’audience par celles du témoin Régis Le Sommier, que la mise en œuvre de cet hyperlien par un internaute, en France, procédant d’un simple « clic » à opérer sur le mot « sondage », proposé dans le menu du site www.parismatch.com ;

Attendu qu’ainsi, cette opération de « basculement » d’un internaute, en France, sur le site étranger, s’effectuait indépendamment de la volonté de celui-ci qui pouvait même n’en avoir pas consciences ; qu’elle était donc exclusivement le fait de la rédaction de Paris-Match, seule maîtresse, par ailleurs, du contenu diffusé sur la page personnelle du site américain ;

Attendu, comme il ressort des énonciations précédentes, que la société Hachette Filipacchi Grolier, dont le gérant Fabrice S. est également poursuivi, aux côtés de Roger T., ne dispose pas d’une autonomie efficace, dans la décision de mise en ligne et le choix du contenu des informations que lui transmet, à cette fin, la rédaction de Paris-Match, pour qu’une responsabilité personnelle soit retenue à l’encontre de Fabrice S. ; qu’il convient donc de renvoyer ce dernier des faits de la poursuite.

Décision

Le tribunal, statuant publiquement, en matière correctionnelle, en premier ressort et par jugement contradictoire à l’encontre de Philippe A., Denis J. Roger T., Fabrice S., prévenus (article 411 du code de procédure pénale), et après en avoir délibéré conformément à la loi :

. déclare Philippe A. et Roger T. coupables des faits qui leur sont reprochés par la citation, prévus et réprimés par les articles 11 et 12 de la loi du 19 juillet 1977 ;

. en conséquence, les condamne chacun à la peine de 10 000 F d’amende ;

. relaxe Denis J. et Fabrice S. des fins de la poursuite.

Le tribunal : Mme Catherine Bézio (vice-président), Mmes Marie-Françoise Soulié et Isabelle Pulver (juges).

Ministère public : Mme Fabienne Goget (premier substitut du procureur).

Avocats : Mes Louvet, Landry, de Perci et Brault (substituant Me Veil).

 
 

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