Jurisprudence : Jurisprudences
Tribunal judiciaire de Paris, 3ème ch. 3ème section, ordonnance de référé rétractation du 24 avril 2024
Meta Platforms Ireland Ltd / Groupe Lucien Barrière
contrefaçon de marque - hébergeur - mesures de filtrage - référé rétractation
1. La société Groupe Lucien Barrière (ci-après désignée la société « Barrière ») se présente comme ayant pour activité l’hôtellerie, la restauration et les services de casino et indique exploiter 19 hôtels, plus de 150 restaurants et 32 casinos à travers le monde entier.
2. La société Barrière est titulaire de :
– la marque semi-figurative de l’Union européenne n°013752324 enregistrée depuis 2015 pour désigner notamment des services en classes 41 et 43 et en particulier les « services de casinos, services de jeux de hasard, de jeux d’argent; services de jeux d’argent fournis par le biais de supports électroniques, de consoles de jeux, d’Internet ou de tout autre moyen de télécommunication; services de jeux proposés en ligne à partir d’un réseau informatique » ;
– la marque verbale de l’Union européenne « BARRIERE » n°008563462 enregistrée le 9 juin 2010 et renouvelée le 19 septembre 2019, pour désigner notamment des services en classes 41 et 43 et en particulier des « services de casinos, services de jeux de hasard, de jeux d’argent, services de jeux d’argent fournis par le biais de supports électroniques, d’Internet, de consoles de jeux, des télécommunications, du téléphone fixe ou mobile, de la télévision hertzienne ou par satellite»
3. La société Barrière expose avoir créé les applications numériques “Hôtels Barrière” et “Barrière Play”.
4. La société de droit irlandais Meta Platforms Ireland Limited (ci après “la société Meta”), anciennement Facebook Ireland Limited, fournit les services Facebook, Instagram et Messenger aux utilisateurs en France et est responsable du traitement des données à caractère personnel de leurs utilisateurs en France. Elle permet à ses utilisateurs de diffuser des publicités sur Facebook et Instagram.
5. Le 20 novembre 2023, la société Barrière a déposé une plainte pénale pour dénoncer l’utilisation sans son autorisation de la marque Barrière pour promouvoir une activité de jeux en ligne qu’elle estime illégale sur Facebook et Instagram.
6. La société Meta expose avoir été informée par l’Autorité Nationale des Jeux en décembre 2023 de l’existence de ces publicités et avoir proposé à la société Barrière un outil de protection des droits de la marque pour lui permettre de supprimer les contenus contrefaisants publiés.
7. Les 5 et 7 janvier 2024, la société Barrière a fait constater par commissaire de justice la diffusion sur Facebook, Instagram et Messenger de au moins 2400 publicités, publiées par plusieurs centaines de profils d’annonceurs différents reproduisant ses marques sans son accord pour faire la promotion d’une application de jeux de casino en ligne, certaines annonces reproduisant la devanture de ses casinos.
8. La société Barrière expose avoir procédé à la signalisation de plus d’une centaine de comptes sur la plateforme de Meta ou par l’intermédiaire de son conseil. Elle a mis en demeure la société Meta le 8 janvier 2024 de retirer les publicités estimées illicites diffusées sur Instagram et Facebook, soulignant que les applications de casino en ligne sont prohibées en France et lui enjoignant de lui communiquer les informations nécessaires à l’identification des éditeurs des annonces et pages litigieuses et de refuser à l’avenir les publicités sur Facebook, Instagram, Messenger et Audience Network relatives aux jeux de casino ou jeux d’argent ou de hasard, reproduisant les marques Barrière ou les imitant, lorsque l’annonceur n’a pas de compte certifié.
9. Par ordonnance du 11 janvier 2024 rendue sur requête présentée le même jour par la société Barrière, il a été ordonné à la société Meta de mettre en oeuvre tout moyen de nature à prévenir les publicités illicites sur ses plateformes en filtrant les contenus répondant aux critères définis dans l’ordonnance et de conserver les données concernant les publicités litigieuses et les informations sur leurs annonceurs.
10. Par courriel officiel du 25 janvier 2024, la société Meta, par l’intermédiaire de son conseil, a informé la société Barrière que les publicités litigieuses étaient inaccessibles, précisé que les informations sur les annonceurs pourront être communiquées sur décision de justice et indiqué ne pouvoir accéder à la demande de la société Barrière de prévenir la diffusion d’autres publicités dès lors qu’en sa qualité d’hébergeur, elle n’a pas d’obligation de surveillance générale.
11. Le 20 février 2024, la société Meta a fait assigner la société Barrière en référé-rétractation devant le Président du tribunal à l’audience du 13 mars 2024, faisant valoir la caducité de l’ordonnance du 11 janvier 2024 et demandant subsidiairement sa rétractation.
12. Par des notes en délibéré des 17, 19 et 22 avril 2024, les parties ont communiqué leurs observations sur l’application de l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 27 mars 2024 (pourvoi n° 22-21.586).
Prétentions des parties
13. Dans ses conclusions notifiées le 12 mars 2024, reprises oralement à l’audience du 13 mars 2024, la société Meta présente les demandes suivantes :
A titre principal,
DECLARER l’ordonnance rendue le 11 janvier 2024 par le Président du tribunal judiciaire de Paris contre la société Meta Platforms Ireland Limited caduque au motif que le Groupe Lucien Barrière n’a pas intenté d’action au fond contre la société Meta Platforms Ireland Limited dans le délai fixé par l’ordonnance et par la loi.
A titre subsidiaire,
RETRACTER l’ordonnance rendue le 11 janvier 2024 rendue par le Président du tribunal judiciaire de Paris contre la société Meta Platforms Ireland Limited au motif que (i) rien dans la requête ni dans l’ordonnance ne justifiait une dérogation au principe contradictoire et (ii) que les mesures ordonnées par ladite ordonnance nécessitaient une procédure contradictoire.
Sur la demande reconventionnelle d’astreinte :
REJETER la demande du Groupe Lucien Barrière d’assortir la mesure de filtrage qui pourrait être ordonnée d’une astreinte de 1.000 euros par manquement constaté à compter du 8e jour après la signification de la décision à intervenir pour une période de deux ans.
Si le Président du tribunal judicaire de Paris considérait que la demande d’astreinte du Groupe Lucien Barrière peut être formulée devant le juge de la rétractation :
JUGER que la demande du Groupe Lucien Barrière d’assortir la mesure de filtrage qui pourrait être ordonnée d’une astreinte de 1.000 euros par manquement constaté à compter du 8e jour après la signification de la décision à intervenir pour une période de deux ans est injustifiée, infondée, excessive et disproportionnée ;
En conséquence :
DEBOUTER le Groupe Lucien Barrière de sa demande d’astreinte.
En tout état de cause,
DEBOUTER le Groupe Lucien Barrière de sa demande de paiement par la société Meta Platforms Ireland Limited de la somme de 10.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et des entiers dépens ;
CONDAMNER le Groupe Lucien Barrière à verser à la société Meta Platforms Ireland Limited la somme de 5 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNER le Groupe Lucien Barrière aux entiers dépens.
14. Dans ses conclusions notifiées le 11 mars 2024, soutenues oralement à l’audience du 13 mars 2024, la société Barrière présente les demandes suivantes :
A titre principal :
– déclarer Meta irrecevable en sa demande de caducité et de rétractation de l’ordonnance du 11 janvier 2024 en ce qu’elle a ordonné des mesures contre les registrars Hosting Ukraine Llc et Namecheap Inc.
– rejeter la demande de déclarer caduque l’ordonnance du 11 janvier 2024 ;
– rejeter la demande de rétractation ;
A titre subsidiaire :
– concernant le 1er critère de filtrage (relatif à l’interdiction de publicité en lien avec des jeux d’argent et de casino) : modifier l’ordonnance pour y ajouter : « [publicité en lien avec des jeux d’argent et de casino en ligne] à savoir une publicité qui reproduit, dans le texte ou dans l’image, cumulativement :
o le mot « casino »
o au moins l’un des mots clés suivants :
. visa
. master card
. euro /eur / €
. bonus »
– sur la portée géographique de la mesure de filtrage : limiter la mesure de filtrage aux annonces destinées au public :
o situé dans l’Union européenne,
o à défaut, situé sur le territoire français, y compris dans les départements ou régions d’outremer et collectivités uniques, dans les îles Wallis et Futuna, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises ;
– sur la mesure de conservation de données : ordonner à Meta de conserver les informations suivantes :
o noms, prénoms ou raison sociale du titulaire du compte
o pseudonyme utilisés
o adresses de courrier électronique ou compte associé
– sur la limite dans le temps des mesures ordonnées (filtrage / conservation des données) : fixer une durée qui ne saurait être inférieure à un délai de deux ans à compter de la signification de l’ordonnance à intervenir à Meta Plateforms Irland Limited ;
A titre reconventionnel :
– assortir l’exécution des mesures de filtrages d’une astreinte de 1.000 euros par manquement constaté, au plus tard à compter du 8e jour après la signification de la décision à Meta Plateforms Irland Limited, pour une durée maximale de deux ans ;
– se réserver la liquidation de l’astreinte ; En tout état de cause :
– Condamner Meta Plateforms Irland Limited, outre aux dépens, à verser au Groupe Lucien Barrière la somme de 10.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile
DISCUSSION
I – Sur l’irrecevabilité partielle des demandes de la société Meta concernant les mesures ordonnées contre les sociétés Hosting Ukraine Llc et Namecheap
Moyen des parties
15. La société Barrière soutient que la société Meta n’a ni qualité, ni intérêt à demander la caducité ou la rétractation de l’ordonnance en ce qui concerne les registrars des noms de domaine.
16. La société Meta n’a pas conclu sur ce point.
Réponse du juge
17. Aux termes de l’article 122 du code de procédure civile :
« Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée. »
18. L’article 31 du même code dispose que « L’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d’agir aux seules personnes qu’elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé. »
19. L’article 32 du même code prévoit qu’”est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d’agir”.
20. En l’occurrence, l’ordonnance entreprise comporte des injonctions adressées aux sociétés Hosting Ukraine Llc et Namecheap, dont il n’est pas contesté qu’il s’agit de personnes morales distinctes de la société Meta qui n’a de ce fait pas qualité à invoquer la caducité ou la rétractation des mesures ordonnées à leur encontre.
21. Il en résulte que les dispositions de l’ordonnance concernant ces sociétés seront maintenues.
II – Sur la demande de caducité de l’ordonnance
Moyen des parties
22. La société Meta fait valoir que l’ordonnance est caduque faute pour la société Barrière d’avoir agi au fond au civil ou pénal avant le 12 février 2024, soutenant que l’acte allégué de plainte pénale par la société Barrière est un complément de sa plainte déposée contre X le 20 novembre 2023, qui n’est pas une nouvelle plainte en ce qu’elle ne fait qu’apporter des informations supplémentaires sur des allégations qui ont déjà été formulées et ne répond pas de ce fait aux exigences légales.
23. En réponse, la société Barrière fait valoir avoir déposé une plainte pénale devant le Procureur de la République de Paris le 19 janvier 2024.
Réponse du juge
24. L’article L.716-4-6, alinéa 5 du code de la propriété intellectuelle dispose que « Lorsque les mesures prises pour faire cesser une atteinte aux droits sont ordonnées avant l’engagement d’une action au fond, le demandeur doit, dans un délai fixé par voie réglementaire, soit se pourvoir par la voie civile ou pénale, soit déposer une plainte auprès du procureur de la République. A défaut, sur demande du défendeur et sans que celui-ci ait à motiver sa demande, les mesures ordonnées sont annulées, sans préjudice des dommages et intérêts qui peuvent être réclamés ».
25. L’article R.716-15 du même code prévoit que « Le délai prévu au dernier alinéa de l’article L. 716-4-6 et imparti au demandeur pour se pourvoir au fond par la voie civile ou pénale, ou déposer une plainte auprès du procureur de la République, est de vingt jours ouvrables ou de trente et un jours civils si ce délai est plus long, à compter de la date de l’ordonnance ».
26. En l’espèce, les dispositions précitées ne trouvent plus à s’appliquer en raison de la plainte pénale déposée par la société Barrière le 20 novembre 2023.
27. A supposer qu’un nouveau dépôt de plainte ait été requis, il est constant que le délai visé par ces dispositions venait à terme le 12 février 2024 (31 jours civils à compter de l’ordonnance du 11 janvier 2024). S’il résulte du courrier adressé par la société Barrière au procureur de la République du tribunal judiciaire de Paris le 19 janvier 2024 ( pièce Barrière n°20) qu’il fait suite au dépôt de plainte du 20 novembre 2023 relatifs à des faits liés à la présente affaire, ce courrier vise à dénoncer au procureur de la République de nouveaux faits de contrefaçon intervenus depuis cette première plainte et l’informe de l’ordonnance entreprise, de sorte qu’il répond en tout état de cause aux exigences légales et règlementaires susvisées, contrairement à ce que soutient la société Meta.
28. La société Meta sera déboutée en conséquence de sa demande aux fins de caducité de l’ordonnance.
III – Sur la demande de rétractation de l’ordonnance
29. L’article 493 du code de procédure civile dispose que « L’ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse ».
30. Selon l’article 496, alinéa 2, du même code, « S’il est fait droit à la requête, tout intéressé peut en référer au juge qui a rendu l’ordonnance ».
31. L’article 497 dudit code prévoit que « Le juge a la faculté de modifier ou de rétracter son ordonnance, même si le juge du fond est saisi de l’affaire ».
1- Sur la dérogation au principe du contradictoire
Moyen des parties
32. La société Meta soutient que l’ordonnance doit être rétractée au motif que ni la requête, ni l’ordonnance ne justifient la dérogation au principe du contradictoire et que :
– l’existence d’un dommage imminent n’est pas établi dès lors que les publicités dénoncées dans la requête étaient inactives; les constats de commissaires de justice établis après la requête faisant état de la poursuite des agissement critiqués ne peuvent être pris en compte dans le cadre du référé rétractation; en tout état de cause, les publicités constatées sont elles aussi inactives dans leur majorité;
– l’urgence n’est pas démontrée : elle ne peut être établie par le préjudice réputationnel; la société Barrière n’a pas essayé de minimiser son dommage en utilisant son outil “PDM”;
33. La société Barrière oppose que:
– l’article L716-4-6 du code de la propriété industrielle justifie la dérogation au principe du contradictoire par l’urgence;
– l’urgence était motivée dans les pages 16 et 17 de la requête;
– la constatation de 2400 publicités, même devenues inactives, rendait vraisemblable de futures atteintes, ce que vise à prévenir l’article L716-4-6 du code de la propriété industrielle;
-une ordonnance sur requête peut s’approprier les motifs de la requête.
Réponse du juge
34. L’article L.716-4-6 du code de la propriété intellectuelle prévoit dans son premier alinéa que “La juridiction civile compétente peut également ordonner toutes mesures urgentes sur requête lorsque les circonstances exigent que ces mesures ne soient pas prises contradictoirement, notamment lorsque tout retard serait de nature à causer un préjudice irréparable au demandeur.”
35. Les conditions posées par l’article L. 716-6 du code de la propriété intellectuelle, devenu L.716-4-6, se distinguent de celles de la procédure sur requête du droit commun en ce que l’urgence peut à elle seule justifier l’absence de contradiction (Com., 6 mai 2014, pourvoi n° 13-11.976).
36. Si l’urgence justifiant de déroger au principe du contradictoire peut résulter de tout retard de nature à causer un préjudice irréparable au requérant, le texte de l’article L.716-4-6 n’est pas limitatif et tout autre motif d’urgence peut être de nature à justifier le recours à la procédure sur requête.
37. L’ordonnance rendue au visa de la requête emporte adoption de ses motifs (Civ. 2e, 6 mai 1999, pourvoir n° 96-10.631). Il est en conséquence indifférent que l’ordonnance, qui renvoie à la requête, ne mentionne pas les circonstances justifiant qu’il soit dérogé au principe du contradictoire, dès lors que la requête en a justifié ( 2e Civ., 4 mars 2021, pourvoi n° 19-25.092).
38. Le juge, saisi d’une demande en rétractation d’une ordonnance sur requête, ne peut se fonder sur des circonstances postérieures à la requête ou à l’ordonnance pour justifier la dérogation au principe de la contradiction (2e Civ., 3 mars 2022, pourvoi n° 20-22.349).
39. En l’espèce, il résulte des termes de la requête de la société Barrière et du constat de commissaire de justice des 5 et 7 janvier 2024 produit à son soutien (pièces Barrière n°5 et 18) que la société Barrière s’est retrouvée confrontée à la publication par plusieurs centaines de profils sur Facebook, Instagram et Messenger depuis le 1er novembre 2023 d’au moins 2400 publicités reproduisant sans son autorisation ses marques pour annoncer le lancement d’une application de jeux de casino en ligne promettant des gains d’argent (pièce Barrière n°5 page 39), certaines annonces étant de plus accompagnées d’une reproduction de devantures de casinos Barrière, lesdites annonces comportant des liens actifs dirigeant vers des boutiques en ligne imitant la boutique Google “playstore”, dirigeant vers des sites semblant contourner la législation française relative aux jeux de casino en ligne.
40. S’il apparaît qu’au jour de la requête, certaines publicités arguées de contrefaisantes étaient inactives, d’autres présentaient encore un statut actif comme le montre notamment la page 141 du constat réalisé les 5 et 7 janvier 2024, présentant 15 annonces actives dont les contenus sont signalés comme ayant été utilisés plus de deux cent fois (pièce Barrière n°5, également en page 39) et ce nonobstant les mesures de signalement que la société Barrière a justifié dans sa requête avoir entreprises (pièce Barrière n°8) ainsi que la mise en demeure adressée à la société Meta (pièce Barrière n°9).
41. Il en résulte qu’au jour de la requête, d’une part la société Barrière était confrontée à la contrefaçon vraisemblable de ses marques entrainant leur ternissement dans des conditions de nature à lui causer un préjudice irréparable compte tenu de l’ampleur des actes et de la poursuite des faits et d’autre part les consommateurs se trouvaient exposés à des tentatives de fraude massives, ce que la société Barrière a justement souligné au titre des motifs de nature à fonder la dérogation au principe du contradictoire, tels qu’exposés dans sa requête et que l’ordonnance contestée, rendue au visa de la requête et de l’urgence, s’est ainsi appropriée,(pièce Barrière n°18, pages 16 et 17) :
– “une campagne ultra massive (2400 campagnes en seulement deux mois);
– création de dizaine de nouveaux profils chaque jour qui diffusent chacun des centaines de campagnes;
– large impact des campagnes publicitaires litigieuses par leur diffusion sur des réseaux sociaux extrêmement populaires ;
– grave ternissement des Marques associées à la fois à du contenu interdit par la loi, mais aussi à une escroquerie de grande ampleur”.
42. Ainsi la dérogation au principe de la contradiction était suffisamment caractérisée au jour de la requête au regard de sa motivation et des pièces produites à son soutien, sans qu’il soit nécessaire de tenir compte des nouveaux constats de commissaire de justice produits par la société Barrière dans le cadre du référé rétractation et que la société Meta demande à juste titre de voir écartés pour l’appréciation du caractère fondé du recours à la procédure sur requête.
43. Par ailleurs, la société Meta soutient, sans le démontrer, que la société Barrière n’aurait pas essayé de minimiser les dommages allégués par le recours à son outil de protection de droit des marques “PDM” permettant selon elle d’identifier et de signaler des contenus portant atteinte à des droits propriété intellectuelle, étant en outre relevé que cet outil ne permet qu’une suppression a posteriori de la publicité litigieuse mais pas de contrôle avant publication, laissant la société Barrière et les consommateurs exposés au risque de nouvelles publicités contrefaisantes et frauduleuses.
44. Ainsi, les circonstances de l’espèce justifiaient bien au jour du dépôt de la requête une dérogation au principe de la contradiction et la demande de rétractation de la société Meta de ce chef sera rejetée.
2/ Sur la mesure de filtrage
Moyen des parties
45. La société Meta soutient que l’ordonnance doit être rétractée aux motifs que :
– les mesures ordonnées ne pouvaient être prises sur le fondement de l’article L.716-4-6 du code de la propriété intellectuelle dont l’application est subordonnée à la démonstration par le requérant d’actes de contrefaçon de sa marque commis par l’intermédiaire en vue d’une éventuelle action au fond contre cet intermédiaire ;
– en sa qualité de fournisseur de services intermédiaires, elle ne peut engager sa responsabilité du fait des activités d’un tiers si le fournisseur n’avait pas réellement connaissance du caractère manifestement illicite du contenu spécifique hébergé à la demande du tiers, et si, une fois informé, le fournisseur a agi promptement pour rendre le contenu spécifique inaccessible, une telle responsabilité n’étant pas démontrée en l’espèce ;
– la mesure de filtrage ordonnée équivaut à une mesure générale de surveillance proactive inadmissible et incompatible avec l’article 15 de la directive e-Commerce et l’article 8 du Digital Service Act ; les critères de filtrage ordonnés sont trop vagues et imprécis ; elle n’est pas limitée géographiquement et pas clairement définie dans le temps et la technologie ne permet pas le filtrage ordonné; la mesure de filtrage est trop large et l’obligerait à procéder à une évaluation manuelle indépendante de chaque publicité, ce qui est interdit; l’arrêt de la Cour de cassation du 27 mars 2024 rendu dans une affaire similaire confirme le mal fondé d’une telle injonction;
– la mesure de filtrage ne répond pas aux exigences de l’article L.716-4-6 du code de la propriété intellectuelle en ce qu’elle est disproportionnée, inefficace, injuste et inéquitable car la société Meta respecte toutes ses obligations en tant que fournisseur de services intermédiaires et a mis en place de nombreuses mesures pour lutter contre les publicités illégales sur les produits listés dans l’ordonnance.
46. En réponse, la société Barrière fait valoir que :
– des mesures provisoires peuvent être ordonnées à un intermédiaire sur le fondement de l’article L. 716-4-6 du code de propriété intellectuelle indépendamment de toute responsabilité dans les faits de contrefaçon ;
– la directive relative aux droits de propriété intellectuelle et la directive e-Commerce ne sont pas exclusives l’une de l’autre mais doivent être appliquées de manière combinée ;
– la qualité de fournisseur de services intermédiaires revendiquée par la société Meta est en conséquence indifférente et n’a de plus été reconnue que pour les services rendus aux internautes mais pas dans le cadre de services rendus aux annonceurs; Meta pourrait de plus voir sa responsabilité engagée dès lors qu’elle propose un service d’optimisation d’annonces et en raison de contrôles qu’elle aurait dû opérer sur les publicités litigieuses ;
– il est possible d’enjoindre un filtrage de contenu futur dès lors que la jurisprudence reconnaît la compétence des juridictions pour enjoindre au prestataire d’un service en ligne de prendre des mesures qui contribuent de façon effective à prévenir toute nouvelle atteinte, ce qui peut inclure la suppression de tout contenu équivalent à un contenu identifié comme illicite ;
– l’outil de protection proposé par la société Meta est insuffisant car il ne permet que la suppression de publicités diffusées ;
– l’injonction n’impose pas à la société Meta une obligation générale de surveillance et l’arrêt de la Cour de cassation du 27 mars 2024 n’est pas transposable à l’espèce ; les critères de l’ordonnance sont clairs ; la société Meta propose dans sa documentation une définition des “jeux d’argent et de casino en ligne” et l’ordonnance peut être modifiée pour en préciser la signification; les marques et signes à cibler sont listés dans l’ordonnance ; l’absence de compte authentifié fait référence au service “Meta verified” et l’ordonnance peut être modifiée pour le préciser ; l’ordonnance peut également être modifiée relativement à l’application de l’injonction dans le temps et dans l’espace ;
– l’allégation de la société Meta d’une impossibilité technique d’exécution de la mesure de filtrage est contredite par les analyses multimedia et “deepfake” qu’elle propose déjà et la technologie de reconnaissance optique de caractères est très répandue ;
– la mesure de filtrage n’est pas disproportionnée dès lors que la surveillance est limitée aux informations contenant les mots spécifiés par l’injonction, le recours à des techniques et moyens de recherche automatisés étant possible et compte tenu du grave ternissement de ses marques et de l’ampleur et la permanence de l’atteinte malgré les actions entreprises par la requérante; la mesure n’est pas onéreuse dès lors que la société Meta dispose déjà des outils nécessaires pour opérer les mesures de filtrage ;
Réponse du juge
47. L’article L.716-4-6 du code de la propriété intellectuelle dispose :
“Toute personne ayant qualité pour agir en contrefaçon peut saisir en référé la juridiction civile compétente afin de voir ordonner, au besoin sous astreinte, à l’encontre du prétendu contrefacteur ou des intermédiaires dont il utilise les services, toute mesure destinée à prévenir une atteinte imminente aux droits conférés par le titre ou à empêcher la poursuite d’actes argués de contrefaçon. La juridiction civile compétente peut également ordonner toutes mesures urgentes sur requête lorsque les circonstances exigent que ces mesures ne soient pas prises contradictoirement, notamment lorsque tout retard serait de nature à causer un préjudice irréparable au demandeur. Saisie en référé ou sur requête, la juridiction ne peut ordonner les mesures demandées que si les éléments de preuve, raisonnablement accessibles au demandeur, rendent vraisemblable qu’il est porté atteinte à ses droits ou qu’une telle atteinte est imminente.
La juridiction peut interdire la poursuite des actes argués de contrefaçon, la subordonner à la constitution de garanties destinées à assurer l’indemnisation éventuelle du demandeur ou ordonner la saisie ou la remise entre les mains d’un tiers des produits soupçonnés de porter atteinte aux droits conférés par le titre, pour empêcher leur introduction ou leur circulation dans les circuits commerciaux. Si le demandeur justifie de circonstances de nature à compromettre le recouvrement des dommages et intérêts, la juridiction peut ordonner la saisie conservatoire des biens mobiliers et immobiliers du prétendu contrefacteur, y compris le blocage de ses comptes bancaires et autres avoirs, conformément au droit commun. Pour déterminer les biens susceptibles de faire l’objet de la saisie, elle peut ordonner la communication des documents bancaires, financiers, comptables ou commerciaux ou l’accès aux informations pertinentes.
Elle peut également accorder au demandeur une provision lorsque l’existence de son préjudice n’est pas sérieusement contestable. Saisie en référé ou sur requête, la juridiction peut subordonner l’exécution des mesures qu’elle ordonne à la constitution par le demandeur de garanties destinées à assurer l’indemnisation éventuelle du défendeur si l’action en contrefaçon est ultérieurement jugée non fondée ou les mesures annulées.(…)”
48. Les dispositions de l’article L.716-4-6 du code de la propriété intellectuelle réalisent la transposition en droit interne de la directive 2004/48/CE du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle dont l’article 3 « obligations générales » (lesquelles s‘imposent donc aux autorités nationales) prévoit que « 2. Les mesures, procédures et réparations doivent également être effectives, proportionnées et dissuasives et être appliquées de manière à éviter la création d’obstacles au commerce légitime et à offrir des sauvegardes contre leur usage abusif. »
49. Le considérant 22 de cette directive précise que « (22) Il est également indispensable de prévoir des mesures provisoires permettant de faire cesser immédiatement l’atteinte sans attendre une décision au fond, dans le respect des droits de la défense, en veillant à la proportionnalité des mesures provisoires en fonction des spécificités de chaque cas d’espèce, et en prévoyant les garanties nécessaires pour couvrir les frais et dommages occasionnés à la partie défenderesse par une demande injustifiée. Ces mesures sont notamment justifiées lorsque tout retard serait de nature à causer un préjudice irréparable au titulaire d’un droit de propriété intellectuelle. »
2.1 Sur la vraisemblance de la contrefaçon
50. Au soutien de sa requête, la société Barrière a produit un procès verbal de commissaire de justice des 5 et 7 janvier 2014 (pièce Barrière n°5) dont il résulte que des publicités reproduisant les marques semi- figurative et figurative de l’Union européenne n°013752324 et n°008563562 ont été diffusées sur Facebook, Instagram et Messenger pour promouvoir des services de casino en ligne. Ainsi peut-on lire sur la plupart des publicités l’annonce “le casino est officiellement en ligne”, accompagnée de la marque semi-figurative susvisée, ou encore l’annonce “le casino Barrière est officiellement en ligne”, ces publicités présentant en outre les logos des moyens de paiement Visa ou Mastercard, le tout suggérant ainsi l’offre de jeux d’argent en ligne reproduisant les jeux de casino. Certaines publicités imitent également la marque semi figurative susvisée en ce qu’elles présentent entre le B stylisé de la marque et le signe Barrière le terme casino. La société Barrière rappelle qu’elle ne propose pas de jeux de casino en ligne dès lors que l’offre de jeux d’argent et de hasard en ligne est prohibée et sanctionnée pénalement ce que la société Meta ne conteste pas, ce dont il s’infère que ces publicités ont été publiées sans son autorisation.
51. Il n’est pas contesté que ces éléments de preuve rendent vraisemblable qu’il est porté atteinte aux droits de la société Barrière, tel qu’exigé par les dispositions de l’article L.716-4-6 du code de la propriété intellectuelle, au regard des dispositions de l’article 9 du règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l’Union européenne et de l’article L.717-1 du code de la propriété intellectuelle.
2.2 Sur l’application de l’article L.716-4-6 du code de la propriété intellectuelle à la société Meta en sa qualité d’intermédiaire
52. L’intermédiaire dont les services sont utilisés par un contrefacteur peut être contraint d’adopter certaines mesures propres à faire cesser ou à prévenir une atteinte aux droits du requérant, tel qu’il ressort de l’article L.716-4-6 du code de la propriété intellectuelle et des articles 9 paragraphe 1 point a) et 11 de la directive 2004/48/CE relative au respect des droits de propriété intellectuelle, dont il constitue la transposition. Le considérant 23 de la directive 2004/48/CE précise également que » sans préjudice de toute autre mesure, procédure ou réparation existante, les titulaires des droits devraient avoir la possibilité de demander une injonction à l’encontre d’un intermédiaire dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte au droit de propriété industrielle du titulaire. Les conditions et procédures relatives à une telle injonction devraient relever du droit national des Etats membres… ».
53. Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne que doit être qualifié d’intermédiaire au sens de l’article 11 de la directive 2004/48/CE tout fournisseur d’accès à internet qui offre un service susceptible d’être employé par un tiers pour porter atteinte à des droits de propriété intellectuelle (CJUE 7 juillet 2016 C-494/15 points 22 à 25; 19 février 2009, C-557/07, LSG-Gesellschaft, point 46; 27 mars 2014, C-314/12, UPC Telekabel, points 43 à 46).
54. Ces dispositions ne sont pas contredites pas les textes applicables aux fournisseurs de services internet.
55. Il ressort de l’article 14, paragraphe 3, de la directive 2000/31, lu à la lumière du considérant 45, que l’immunité accordée à un prestataire de services intermédiaires ne fait pas obstacle à ce qu’une juridiction exige de ce prestataire qu’il mette un terme à une violation ou prévienne une violation, selon les conditions et modalités prévues par le droit national. Il s’ensuit, selon la CJUE, qu’un “hébergeur peut être le destinataire d’injonctions adoptées sur le fondement du droit national d’un État membre, même s’il remplit l’une des conditions alternatives énoncées à l’article 14, paragraphe 1, de la directive 2000/31, c’est-à-dire même dans l’hypothèse où il n’est pas considéré comme responsable” (CJUE 3 octobre 2019 C-18/18 point 25).
56. Cette directive a été transposée par la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) qui prévoit en son article 6-I-8 que l’autorité judiciaire peut prescrire à toute personne susceptible d’y contribuer toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne, ce texte ne conditionnant pas la mesure à l’existence d’une responsabilité de la personne qui doit l’exécuter.
57. Une telle possibilité est également prévue par l’article 6.4 du règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du conseil du 19 octobre 2022 sur les services numériques («Digital Services Act» ou «DSA»), applicable à compter du 17 février 2024, qui prévoit que les exemptions de responsabilité du fournisseur de services intermédiaires définies à l’article 6 du règlement n’affectent pas “la possibilité, pour une autorité judiciaire ou administrative, conformément au système juridique d’un État membre, d’exiger du fournisseur de services qu’il mette fin à une infraction ou qu’il prévienne une infraction.”
58. En l’occurrence, en permettant la publication, sur les plateformes Facebook, Instagram et Messenger qu’elle exploite, de publicités dont le caractère vraisemblablement contrefaisant n’est pas contesté, la société Meta a agi en qualité d’intermédiaire au sens de l’article L716-4-6 du code de la propriété intellectuelle et peut de ce fait se voir ordonner des mesures provisoires destinées à faire cesser toute atteinte ou à prévenir une atteinte imminente aux droits de propriété intellectuelle de la requérante, sans que sa responsabilité n’ait à être démontrée par la requérante ni qu’il soit utile d’établir si la société Meta a eu un rôle actif ou passif dans le déroulement des faits litigieux et si elle doit être considérée comme agissant en qualité d’hébergeur ou d’éditeur au sens de la LCEN et de la directive e-commerce.
59. La demande de rétractation de l’ordonnance de ce chef sera en conséquence rejetée.
2.3. Sur la violation alléguée de l’interdiction d’imposer au prestataire de services intermédiaires une obligation générale de surveillance
60. Il résulte de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 en ses dispositions I.2, I.5 et I.7, que si l’autorité judiciaire peut prescrire à tout hébergeur ou tout fournisseur d’accès à des services de communication au public en ligne, toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un tel service, elle ne peut soumettre cet hébergeur ou ce fournisseur d’accès à une obligation générale de surveillance des informations qu’il transmet et stocke ou de recherche des faits ou des circonstances révélant des activités illicites, qui l’obligerait à procéder à une appréciation autonome (Com., 27 mars 2024, pourvoi n° 22-21.586). L’autorité judiciaire peut en revanche ordonner toute activité de surveillance ciblée et temporaire.
61. Ces dispositions sont issues de la transposition de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur («directive sur le commerce électronique») qui prévoit en son article 15.1 que “Les États membres ne doivent pas imposer aux prestataires, pour la fourniture des services visée aux articles 12, 13 et 14, une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent, ou une obligation générale de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illicites.” Le considérant (47) précise que “L’interdiction pour les États membres d’imposer aux prestataires de services une obligation de surveillance ne vaut que pour les obligations à caractère général. Elle ne concerne pas les obligations de surveillance applicables à un cas spécifique et, notamment, elle ne fait pas obstacle aux décisions des autorités nationales prises conformément à la législation nationale.”
62. La Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que « il résulte de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2000/31, lu en combinaison avec l’article 2, paragraphe 3, de la directive 2004/48, que les mesures exigées de la part du prestataire du service en ligne concerné ne peuvent consister en une surveillance active de l’ensemble des données de chacun de ses clients afin de prévenir toute atteinte future à des droits de propriété intellectuelle via le site de ce prestataire. Par ailleurs, une telle obligation de surveillance générale serait incompatible avec l’article 3 de la directive 2004/48, qui énonce que les mesures visées par cette directive doivent être équitables et proportionnées et ne doivent pas être excessivement coûteuses » et “l’article 11, troisième phrase, de la directive 2004/48 doit être interprété en ce sens qu’il exige des États membres d’assurer que les juridictions nationales compétentes en matière de protection des droits de la propriété intellectuelle puissent enjoindre à l’exploitant d’une place de marché en ligne de prendre des mesures qui contribuent, non seulement à mettre fin aux atteintes portées à ces droits par des utilisateurs de cette place de marché, mais aussi à prévenir de nouvelles atteintes de cette nature. Ces injonctions doivent être effectives, proportionnées, dissuasives et ne doivent pas créer d’obstacles au commerce légitime”. (CJUE 12 juillet 2011, C-324/09, l’Oréal SA et autres c/ eBay International AG et autres, points 139 et 144) ;
63. La CJUE a également dit pour droit que l’article 15, paragraphe 1 de la directive 2000/31 sur le commerce électronique doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à ce qu’une juridiction d’un État membre puisse “enjoindre à un hébergeur de supprimer les informations qu’il stocke et dont le contenu est identique à celui d’une information déclarée illicite précédemment ou de bloquer l’accès à celles-ci, quel que soit l’auteur de la demande de stockage de ces informations” et puisse également “enjoindre à un hébergeur de supprimer les informations qu’il stocke et dont le contenu est équivalent à celui d’une information déclarée illicite précédemment ou de bloquer l’accès à celles-ci, pour autant que la surveillance et la recherche des informations concernées par une telle injonction sont limitées à des informations véhiculant un message dont le contenu demeure, en substance, inchangé par rapport à celui ayant donné lieu au constat d’illicéité et comportant les éléments spécifiés dans l’injonction et que les différences dans la formulation de ce contenu équivalent par rapport à celle caractérisant l’information déclarée illicite précédemment ne sont pas de nature à contraindre l’hébergeur à procéder à une appréciation autonome de ce contenu”, et “enjoindre à un hébergeur de supprimer les informations visées par l’injonction ou de bloquer l’accès à celles-ci au niveau mondial, dans le cadre du droit international pertinent”, (CJUE 3 octobre 2019 C-18/18 Facebook Ireland limited). Dans cette décision, la CJUE a estimé que l’hébergeur n’avait pas à procéder à une appréciation autonome, pouvant recourir à des techniques et à des moyens de recherche automatisés (point 46).
64. L’article 8 du règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du conseil du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE («Digital Services Act» – «DSA»), applicable à compter du 17 février 2024, reprend la prohibition de toute obligation générale de surveillance dans les termes suivant: “ Les fournisseurs de services intermédiaires ne sont soumis à aucune obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent ou de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illégales.”
65. Par ailleurs, ce règlement, prenant en compte l’ampleur des dommages sociétaux pouvant être occasionnés par ces services, met désormais en place un régime de lutte en amont contre les contenus illicites en imposant notamment aux très grandes plateformes en ligne, désignées comme telles par la Commission, l’obligation d’évaluer tout risque systémique, ce qui inclut la diffusion de contenus contrefaisants par l’intermédiaire de leurs services, découlant de la conception et du fonctionnement de leurs services et systèmes et l’obligation de prendre des mesures d’atténuation raisonnables, proportionnées, efficaces et adaptées aux risques systémiques spécifiques qu’ils auront identifiés (articles 34 et 35 du règlement, et considérants 79 à 84 du règlement). Un risque systémique important peut se présenter lorsque l’accès à des contenus illicites peut se propager rapidement et largement grâce à des comptes d’une portée particulièrement large ou à d’autres moyens d’amplification (considérant 80). Les mesures d’adaptation peuvent consister en l’adaptation des systèmes de publicité et l’adoption de mesures ciblées destinées à limiter la présentation de publicités, ou à en adapter la présentation, en association avec le service fourni (article 35 e)).
66. En l’occurrence, si les parties s’opposent sur la question de savoir si la société Meta peut être qualifiée d’hébergeur et bénéficier des règles d’atténuation de responsabilité prévues par l’article 6 I.2 de la LCEN et 14 de la directive e-commerce, il n’est pas contestable ni contesté que la société Meta offre un accès à des services de communication au public en ligne et assure le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services, tel que visés aux articles 6.I.1 et 6.I.2 de la LCEN, de sorte qu’elle ne saurait être soumise à une obligation de surveillance générale, en application de l’article 6.I.7 de la même loi.
67. Aux termes de l’ordonnance critiquée, il a été enjoint à la société Meta de: “mettre en oeuvre par tout moyen efficace les mesures propres à prévenir la diffusion de publicités sur Facebook, Instagram et Messenger en filtrant les contenus répondant aux critères suivants :
– publicité en lien avec des jeux d’argent et de casino en ligne
– publicité reproduisant dans le texte ou l’image les marques de l’UE BARRIERE n°013752324 et “BARRIERE n°008563462″
(i) à l’identique
(ii) par imitation (mots clés BARRIERA, BARRIERO, BARRIERRE, BARRIERRO, BARRIERRA, BARIER, BARRIER, BARIERE, BARIERA, BARIERO, BARIERRO BARIERRA)
– annonceur n’ayant pas de compte authentifié”.
2.3.1 Sur les critères de filtrage
68. Les “standards publicitaires” de la société Meta (pièce Meta n°7) indiquent que les publicités sont examinées pour vérifier qu’elles respectent les politiques de Meta, au moyen d’une “technologie automatisée qui vérifie que les millions de publicités diffusées sur nos applications respectent bien les Standards publicitaires”, l’examen pouvant inclure “les composants spécifiques d’une publicité comme les images, les vidéos, les textes et les informations de ciblage, ainsi que la page de destination ou d’autres destinations associées à la publicité, entre autres”. Cet examen est réalisé avant la diffusion de la publicité, comme le souligne la société Meta dans ses écritures (page 6).
69. Aux termes de ces “standards publicitaires”, les publicités pour les jeux de hasard et d’argent en ligne que “Meta définit(…) comme tout produit ou service dans lequel un élément de valeur monétaire conditionne la participation et l’obtention d’un prix”, doivent faire l’objet d’une autorisation préalable par la société Meta. Les publicités pour des “jeux de casino sociaux” définis comme des jeux qui “simulent des jeux d’argent type casino (ex. Poker, machines à sous, roulette, etc…) et qui ne proposent pas de gains d’argent ou d’équivalent.” ne sont autorisées que si elles ciblent des personnes de 18 ans et plus.
70. Il se déduit des termes de ces “standards publicitaires” que la société Meta organise un filtrage automatisé systématique des publicités pour les jeux d’argent et de hasard et les jeux de casino sociaux, de sorte qu’il n’apparaît pas excessif ni disproportionné de lui enjoindre de rechercher et de surveiller, au sein de cette catégorie de publicités, celles laissant apparaître les marques Barrière litigieuses et diffusées par des annonceurs dont le compte n’a pas été authentifié, et ce d’autant moins que la société Meta souligne dans ses écritures (page 34, §193) avoir mis en place des politiques et des pratiques étendues pour empêcher les publicités qui enfreignent les conditions et règlements d’apparaître sur les “Produits Meta”, dans la mesure du possible.
71. L’objection de la société Meta selon laquelle le contrôle automatisé ne lui permet pas de savoir si la publicité est licite est inopérante dès lors que la société Meta a précisément anticipé cette difficulté en conditionnant la diffusion de telles publicités à son autorisation préalable pour l’obtention de laquelle l’annonceur doit notamment présenter la preuve de son agrément ou que ses activités sont légales dans les territoires ciblés, la société Meta soulignant en outre que “Meta n’autorise pas le ciblage des personnes âgées de moins de 18 ans avec des publicités pour les jeux de hasard et d’argent en ligne” (pièce Meta n°44). Ainsi, toute publicité pour des jeux d’argent et de hasard dépourvue d’autorisation préalable ne peut être diffusée.
72. Est également inopérante l’objection de la société Meta selon laquelle le système automatisé ne peut identifier si une marque est protégée car dès lors que la société Barrière ne diffuse pas sous lesdites marques des publicités de jeux d’argent et de hasard en ligne et que sont de plus visées les publicités diffusées à partir de comptes qui n’auront pas été authentifiés, l’application de ces critères suffit à écarter tout risque d’appréhender en particulier des publicités qui pourraient être diffusées par la requérante elle-même ou d’autres personnes qui disposeraient de droits sur ses marques. Les publicités de la société Barrière que la société Meta verse aux débats pour étayer ses affirmations ne sont pas pertinentes car ce ne sont pas des publicités pour des jeux d’argent et de hasard mais pour des spectacles. En tout état de cause, l’annonceur intéressé conserve la possibilité de faire valoir ses droits s’il estime que le blocage n’est pas justifié.
73. Enfin, s’agissant du critère relatif au compte non authentifié, il est constant que la société Meta propose un label (“Meta verified” pièces Meta n°46 et 47) signifiant que le compte a fait l’objet d’une authentification. Il en résulte que les annonceurs visés dans l’ordonnance sont ceux qui n’ont pas fait l’objet d’une authentification et l’ordonnance entreprise sera modifiée pour le préciser.
74. Aussi la nécessité alléguée par la société Meta d’un examen manuel et d’une appréciation autonome des publicités induits pas l’injonction est contredite par ce qui précède et c’est à tort que la société Meta croit pouvoir soutenir que la présente espèce serait identique à celle ayant donné lieu à l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation susvisé ( com. 27 mars 2024, pourvoi n° 22-21.586), l’injonction étant en outre limitée dans le temps, comme il sera vu ci-après.
75. Enfin, la société Meta est mal fondée à soutenir que la mesure de filtrage serait inefficace au seul motif que des utilisateurs malintentionnés pourraient la contourner.
76. En définitive et contrairement à ce que soutient la société Meta, la mesure de filtrage ordonnée ne lui impose pas une obligation générale de surveillance. D’une part, la société Meta n’est soumise à aucune appréciation autonome des contenus illicites puisqu’utilisant un système automatisé aux fins d’identification et de désactivation des publications non conformes à ses standards et qu’elle possède ainsi des moyens techniques afin de prévenir la diffusion des publicités litigieuses. D’autre part , il ne lui est pas imposé de procéder à une surveillance généralisée de la totalité ou de la quasi-totalité des informations qu’elle stocke mais de surveiller et rechercher parmi les publicités assurant la promotion de jeux d’argent et de hasard en ligne celles contenant les marques Barrière visées dans l’injonction qui apparaît ainsi limitée au regard de son objet et, tel que précisé ci-après, au regard de sa durée et de sa portée territoriale. Au vu de ces différents éléments et de la diffusion massive de publicités portant atteinte aux droits de la société Barrière, les mesures de filtrage automatisé des publications contrefaisantes spécifiquement identifiées apparaissent nécessaires et proportionnées et ne constituent pas une charge extraordinaire pour la société Meta.
77. En revanche, il n’apparaît pas proportionné de maintenir comme critère de filtrage les imitations du signe verbal Barrière telles que limitativement listées dans l’ordonnance.
78. Il résulte de ce qui précède que la demande de rétractation de ce chef sera rejetée et que les termes de l’ordonnance seront modifiés dans la mesure visée au dispositif.
2.3.2 Sur la limitation dans le temps de l’injonction
79. L’obligation de limiter une injonction dans le temps ressort expressément de l’interprétation par la CJUE des directives 2000/31, 2001/29, 2004/48 95/46 et 2002/58, qui « lues ensemble et interprétées au regard des exigences résultant de la protection des droits fondamentaux applicables doivent être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à une injonction faite à un fournisseur d’accès à Internet de mettre en place un système de filtrage (….) sans limitation dans le temps” (CJUE, 24 novembre 2011 C-70/10 point 29) .
80. S’agissant de la durée de la mesure, il est constant que seules des mesures provisoires peuvent être ordonnées sur le fondement de l’article L.716-4-6 du code de la propriété intellectuelle et en l’espèce, il ne s’agit pas d’une mesure de filtrage permanente puisque l’ordonnance précise que la mesure doit être maintenue jusqu’à ce qu’une décision civile ou pénale passée en force de chose jugée ait été rendue ou un classement sans suite de la plainte pénale. Ainsi, la mesure critiquée a bien été assortie d’une limite temporelle.
81. Toutefois, il apparaît plus proportionné compte tenu des circonstances de l’affaire de limiter l’injonction à une durée de douze mois.
2.3.3. Sur la portée territoriale de l’injonction
82. La CJUE a dit pour droit (CJUE 3 octobre 2019 C-18/18 Facebook) :
“ 49. (…) ainsi qu’il ressort, en particulier, de son article 18, paragraphe 1, la directive 2000/31 ne prévoit (…) aucune limitation, notamment territoriale, à la portée des mesures que les États membres sont en droit d’adopter conformément à cette directive.
50. (…) eu égard également aux points 29 et 30 du présent arrêt, la directive 2000/31 ne s’oppose pas à ce que lesdites mesures d’injonction produisent des effets à l’échelle mondiale.
51. Toutefois, il ressort des considérants 58 et 60 de cette directive que, compte tenu de la dimension mondiale du service électronique, le législateur de l’Union a considéré qu’il était nécessaire d’assurer la cohérence des règles de l’Union dans ce domaine avec les règles applicables au niveau international”.
83. Dans son article 9.2.b, le règlement DSA est venu préciser que lorsqu’une autorité judiciaire émet à l’égard d’un fournisseur de services intermédiaires une injonction d’agir contre un ou plusieurs éléments spécifiques de contenu illicite, “ le champ d’application territorial de ladite injonction, sur la base des règles applicables du droit de l’Union et du droit national, y compris de la Charte, et, le cas échéant, des principes généraux du droit international, est limité à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre son objectif.” Le considérant 36 du règlement souligne que “ La portée territoriale de ces injonctions d’agir contre des contenus illicites devrait être clairement définie sur la base du droit de l’Union ou du droit national applicable en vertu duquel l’injonction est émise et ne devrait pas excéder ce qui est strictement nécessaire pour atteindre les objectifs de cette dernière. À cet égard, l’autorité judiciaire ou administrative nationale, qui pourrait être une autorité répressive, qui émet l’injonction devrait mettre en balance l’objectif poursuivi par l’injonction, conformément à la base juridique en vertu de laquelle elle est émise, et les droits et intérêts légitimes de l’ensemble des tiers susceptibles d’être affectés par celle-ci, en particulier leurs droits fondamentaux au titre de la Charte. En particulier dans un contexte transfrontière, l’effet de l’injonction devrait être, en principe, limité au territoire de l’État membre d’émission, à moins que le caractère illicite du contenu découle directement du droit de l’Union ou que l’autorité d’émission considère que les droits en cause requièrent un champ d’application territorial plus large, conformément au droit de l’Union et au droit international, en ce compris les impératifs de courtoisie internationale.”
84. Selon l’article1 paragraphe 2 du règlement 2017/1001 du Parlement européen et du conseil du du 14 juin 2017 sur la marque de l’Union européenne et du règlement (CE) n°207/2009, la marque de l’Union européenne a un caractère unitaire et et son usage ne peut être interdit que pour l’ensemble de l’Union. Ces dispositions ont pour objectif de permettre une protection uniforme de la marque de l’Union européenne sur tout ce territoire et la CJUE a dit pour droit qu’en vue de garantir une telle protection, “l’interdiction de poursuivre les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon doit, en principe, s’étendre à tout ce territoire” (CJUE, 22 septembre 2016, Combit Software GmbH c/ Commit Business Solutions Ltd, point 30 et CJUE 12 avril 2011 C-235/09 DHL Express France SAS contre Chronopost SA, point 50).
85. L’injonction, telle qu’ordonnée, a une portée géographique mondiale, ce qui apparaît disproportionné, notamment au regard des droits de la société Barrière, de sorte qu’il convient de limiter la portée territoriale de l’injonction aux publicités destinées au public situé sur le territoire de l’Union européenne, les marques dont la société Barrière sollicite la protection étant des marques de l’Union européenne.
***
86. Il résulte de l’ensemble que la mesure de filtrage ordonnée ne contredit pas l’interdiction de soumettre un hébergeur ou un fournisseur d’accès à une obligation générale de surveillance et n’est pas disproportionnée, injuste ou inéquitable. Elle sera en conséquence maintenue dans les termes modifiés du dispositif.
3- Sur la mesure de conservation des données
Moyen des parties
87. La société Meta demande la rétractation de l’ordonnance au motif que la mesure de conservation des données:
– ne peut être ordonnée sur le fondement de l’article L.716-4-6 du code de la propriété intellectuelle ni sur le fondement de l’article 6.I.8 de la LCEN mais sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile;
– viole les dispositions de l’article 6.II de la LCEN relatives aux données conservées par les hébergeurs dans la mesure où il n’autorise plus les juridictions civiles à ordonner aux hébergeurs de conserver et de communiquer les données d’identification ;
– ne répond pas aux finalités énumérées à l’article L34-1 II bis du code des postes et des télécommunications électroniques;
– seule la communication des données collectées par les hébergeurs peut être ordonnée, ce que ne prévoit pas l’ordonnance.
88. La société Barrière oppose que :
– cette mesure a moins d’intérêt dès lors qu’il a été ordonné par ordonnance du 13 février 2024 à la société Meta de communiquer les données relatives à l’identité des annonceurs (pièce Barrière n°21) , requête présentée en raison de la démultiplication du nombre d’annonceurs après l’ordonnance entreprise ;
– l’article L.716-4-6 du code de propriété intellectuelle est un fondement adapté en ce que la communication de données d’identification participe de la prévention ou de l’arrêt des atteintes ;
– l’article 6.I.8 de la LCEN, formulé dans les mêmes termes, est également un fondement adapté de la mesure et il n’y a pas de hiérarchie entre la LCEN et l’article 145 du code de procédure civile ;
– la contrefaçon et la violation des dispositions relatives à l’interdiction de jeux de casino en ligne sont des infractions pénales ;
La société Barrière propose à titre subsidiaire de restreindre les données dont la conservation est demandée aux noms, prénoms ou raison sociale du titulaire du compte, pseudonymes utilisés, adresses de courrier électronique ou compte associé.
Réponse du juge
89. L’article 145 du code de procédure civile dispose que “S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.”
90. L’article 6.I.8 de la LCEN disposait, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 : « L’autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, à toute personne mentionnée au 2 ou, à défaut, à toute personne mentionnée au 1, toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne ».
91. Ce texte dispose désormais que :
« Le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, peut prescrire à toute personne susceptible d’y contribuer toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne ».
92. L’article L.716-4-6 du code de la propriété intellectuelle dispose que “Toute personne ayant qualité pour agir en contrefaçon peut saisir en référé la juridiction civile compétente afin de voir ordonner, au besoin sous astreinte, à l’encontre du prétendu contrefacteur ou des intermédiaires dont il utilise les services, toute mesure destinée à prévenir une atteinte imminente aux droits conférés par le titre ou à empêcher la poursuite d’actes argués de contrefaçon. (…)”.
93. Chacun de ces textes autorise le demandeur à solliciter la communication des données d’identification et la conservation des données hébergées, dès lors que leurs conditions sont remplies.
94. Par ailleurs, l’article L.34 II bis du code des postes et télécommunication prévoit que les opérateurs de communications électroniques sont tenus de conserver :
«1. Pour les besoins des procédures pénales, de la prévention des menaces contre la sécurité publique et de la sauvegarde de la sécurité nationale, les informations relatives à l’identité civile de l’utilisateur, jusqu’à l’expiration d’un délai de cinq ans à compter de la fin de validité de son contrat ;
2. Pour les mêmes finalités que celles énoncées au 1° du présent II bis, les autres informations fournies par l’utilisateur lors de la souscription d’un contrat ou de la création d’un compte ainsi que les informations relatives au paiement, jusqu’à l’expiration d’un délai d’un an à compter de la fin de validité de son contrat ou de la clôture de son compte ;
3. Pour les besoins de la lutte contre la criminalité et la délinquance grave, de la prévention des menaces graves contre la sécurité publique et de la sauvegarde de la sécurité nationale, les données techniques permettant d’identifier la source de la connexion ou celles relatives aux équipements terminaux utilisés, jusqu’à l’expiration d’un délai d’un an à compter de la connexion ou de l’utilisation des équipements terminaux.”
95. Au cas présent, contrairement à ce que soutient la société Meta, les données d’identification des annonceurs à l’origine des publicités litigieuses sont nécessaires à la société Barrière pour agir contre les auteurs desdites publicités et donc pour faire cesser toute diffusion de publicités illicites ou prévenir leur diffusion, de sorte que la société Barrière, titulaire des marques litigieuses dont elle établit la vraisemblance de la contrefaçon, est bien fondée à solliciter la conservation des données d’identification utiles sur le fondement de l’article L.716-4-6 du code de la propriété intellectuelle.
96. De plus, la nouvelle rédaction de l’article L.34 II bis du code des postes et télécommunication permet de demander au juge civil d’ordonner la conservation de données nécessaires “pour les besoins de la procédure pénale”. Or l’atteinte au droit de marque constitue une infraction pénale visée à l’article L.716-10 du code de la propriété intellectuelle, ainsi que la publicité non autorisée de jeux d’argent en ligne, réprimée par l’article L.324-1 du code de la sécurité intérieure et il est constant que la société Barrière a déposé une plainte pénale. Il en résulte que la société Barrière est bien fondée à solliciter la conservation des données visées aux dispositions de l’article L.34 II bis 1° et 2°, une telle conservation étant en tout état de cause une obligation légale.
97. Il convient toutefois de préciser cette mesure dans les termes du dispositif comme requis par la société Barrière.
III – Sur la demande reconventionnelle en fixation d’astreinte
Moyen des parties
98. La société Barrière demande l’application d’une astreinte à la mesure de filtrage, motif pris du défaut d’exécution de mauvaise foi de l’ordonnance entreprise par la société Meta, estimant qu’une exécution au moins partielle de l’ordonnance était possible.
99. La société Meta oppose que cette demande est irrecevable comme nouvelle et que seul le juge de l’exécution est compétent pour prononcer une astreinte. Elle ajoute que la demande est infondée et disproportionnée.
Réponse du juge
100. L’instance en rétractation, prévue par l’article 497 du code de procédure civile, a pour seul objet de soumettre à un débat contradictoire les mesures initialement ordonnées à l’initiative d’une partie en l’absence de son adversaire, de sorte que la saisine du juge de la rétractation se trouve limitée à cet objet (2e Civ., 27 septembre 2018, pourvoi n° 17-20.127).
101. En l’occurrence, la demande d’astreinte est irrecevable dès lors qu’elle n’a pas été présentée dans la requête et relève de plus du juge de l’exécution dès lors qu’elle a pour objet aux termes des écritures de la société Barrière de sanctionner l’inexécution de l’ordonnance entreprise.
Sur les demandes accessoires
102. Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge de l’autre partie.
103. L’article 700 du code de procédure civile dispose que le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a lieu à condamnation
104. La société Meta, partie perdante, sera condamnée aux dépens et l’équité commande de la condamner à verser à la société Barrière une somme de 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
DECISION
Le juge délégué par le président et ayant rendu l’ordonnance contestée
Dit la société Meta Platforms Ireland Limited irrecevable à solliciter la caducité et la rétractation de l’ordonnance sur requête du 11 janvier 2024 relativement aux mesures ordonnées à l’égard des sociétés Hosting Ukraine llc et Namecheap Inc ;
Rejette la demande de caducité de l’ordonnance du 11 janvier 2024 rendue à la requête de la société Groupe Lucien Barrière
Rejette la demande de rétractation de l’ordonnance du 11 janvier 2024 rendue à la requête de la société Groupe Lucien Barrière
Modifie l’ordonnance du 11 janvier 2024 rendue à la requête de la société Groupe Lucien Barrière, comme suit :
Les termes :
“Ordonnons à la société Meta Platforms Ireland Limited de mettre en oeuvre par tout moyen efficace les meures propres à prévenir la diffusion de publicités sur Facebook, Instagram et Messenger en filtrant les contenus répondant aux critères suivants:
– publicité en lien avec des jeux d’argent et de casino en ligne
– publicité reproduisant dans le texte ou l’image les marques de l’UE BARRIERE n°013752324 et “BARRIERE n°008563462″
(i) à l’identique
(ii) par imitation (mots clés BARRIERA, BARRIERO, BARRIERRE, BARRIERRO, BARRIERRA, BARIER, BARRIER, BARIERE, BARIERA, BARIERO, BARIERRO BARIERRA)
– annonceur n’ayant pas de compte authentifié”.
Sont remplacés par :
“Ordonnons à la société Meta Platforms Ireland Limited de mettre en oeuvre, par tout moyen efficace, les mesures propres à prévenir la diffusion de publicités sur Facebook, Instagram et Messenger ciblant le public de l’Union européenne dont les contenus présentent les critères cumulatifs suivant :
– publicités identifiées par la technologie d’examen automatique utilisée par la société Meta Platforms Ireland Limited comme assurant la promotion de jeux de hasard et d’argent en ligne et de jeux de casino sociaux en ligne tels que définis par les Standard publicitaires la société Meta Platforms Ireland Limited ;
– publicité reproduisant dans le texte ou l’image à l’identique les marques de l’UE BARRIERE n°013752324 et “BARRIERE n°008563462″
– publicités diffusées par des annonceurs dont les comptes n’ont pas fait l’objet d’une authentification selon la procédure mise en place par la société Meta Platforms Ireland Limited et qui ne disposent pas en conséquence du label “Meta verified”
Les termes :
“Disons que ces mesures devront être mises en place au plus tard à l’expiration d’un délai de 8 jours à compter de la transmission de la présente décision et qu’elles devront être maintenues jusqu’à ce que la procédure au fond, civil ou pénal, ait donné lieu à une décision passée en force de chose jugée, ou que l’éventuelle plainte déposée par le groupe Lucien Barrière ait été définitivement classée sans suite”
Sont remplacés par :
“Disons que ces mesures devront être mises en place au plus tard à l’expiration d’un délai de 8 jours à compter de la transmission de la présente décision et qu’elles devront être maintenues pour une durée de douze mois”
Les termes :
“Ordonnons aux sociétés Meta Platforms Ireland Limited, Hosting Ukraine Llc et Namecheap Inc de prendre toute mesure de nature à assurer la conservation de l’intégralité des données hébergées sur ses serveurs concernant les publicités litigieuses décrites dans la requête et les informations sur leurs annonceurs, et ce à compter de la transmission de la présente ordonnance”
Sont remplacés, seulement en ce qui concerne la société Meta Platforms Ireland Limited, par :
“Ordonnons à la société Meta Platforms Ireland Limited de prendre toute mesure de nature à assurer la conservation des noms, prénoms, raison sociale, adresse électronique pseudonymes utilisés des titulaires des comptes associés aux publicités litigieuses décrites dans la requête à compter de la transmission de la présente ordonnance et pour une durée de douze mois.”
Maintient pour le surplus les termes de l’ordonnance du 11 janvier 2024 rendue à la requête de la société Groupe Lucien Barrière
Rejette la demande de la société Groupe Lucien Barrière de voir assortir la mesure de filtrage du prononcé d’une astreinte
Condamne la société Meta Platforms Ireland Limited aux dépens
Condamne la société Meta Platforms Ireland Limited à payer à la société Groupe Lucien Barrière la somme de 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Le tribunal : Anne Boutron (vice-présidente), Lorine Mille (greffière)
Avocats : Me Bertrand Liard, Me Michaël Piquet-Fraysse
Source : Legalis.net
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