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Jurisprudence : Jurisprudences

jeudi 26 septembre 2024
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Tribunal judiciaire de Paris, jugement du 10 septembre 2024

Groupe Lucien Barrière / Meta Platforms Ireland Limited

astreinte - contrefaçon de marque - exécution - hébergeur - juge de l'exécution - mesures de filtrage - référé rétractation - réseaux sociaux

Par ordonnance du 11 janvier 2024, le président du tribunal judiciaire de Paris a ordonné à la société de droit irlandais Meta Platforms Ireland Limited (ci-après la société Meta) de mettre en oeuvre des mesures de filtrage de publicités visant la SA Groupe Lucien Barrière (ci-après le Groupe Lucien Barrière) et de conserver les données relatives aux publicités litigieuses. Par ordonnance de référé- rétractation du 24 avril 2024, le président du tribunal judiciaire a modifié les obligations de filtrage des publicités et de conservation des données afférentes incombant à la société Meta.

Par acte d’huissier du 24 juin 2024, sur ordonnance d’autorisation d’assigner à bref délai rendue par la juge de l’exécution du tribunal judiciaire de Paris le 21 juin 2024, le Groupe Lucien Barrière a fait assigner la société Meta aux fins de :
– fixation d’une astreinte provisoire d’un montant de 10 000 euros par publication diffusée en violation de la mesure de filtrage ordonnée, à compter du prononcé de la présente décision,
– condamnation à lui payer 10 000 euros de frais irrépétibles outre les dépens.

A l’audience du 29 juillet 2024, les parties ont comparu, représentées par leurs conseils.

Le Groupe Lucien Barrière se réfère à son assignation et maintient ses demandes.
Il explique qu’il est interdit de proposer des jeux de casino en ligne et d’en faire la publicité. Il précise que l’ordonnance demande à la défenderesse de prévenir ces publicités et non de les supprimer a posteriori. Il insiste sur l’enjeu d’ordre public de la suppression des publicités en raison de la lutte contre le blanchiment, le terrorisme, et pour la protection des mineurs.

La société Meta se réfère à ses écritures et :
– in limine litis : sollicite le sursis à statuer sur l’ensemble des demandes dans l’attente de l’arrêt qui sera rendu par la cour d’appel à l’encontre de la décision du président du tribunal judiciaire de Paris le 24 avril 2024,
– à titre principal : conclut au rejet des demandes,
– en tout état de cause : sollicite la condamnation du Groupe Lucien Barrière à lui payer la somme de 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.
Elle rappelle son statut de fournisseur de services intermédiaires et l’absence d’obligation de surveiller les publications qui circulent, indiquant l’existence d’un formulaire à remplir au préalable dans les Etats qui autorisent la publicité pour des jeux de casino en ligne. Elle soutient avoir mis en place différents outils de signalement pour lutter contre les contrefaçons des marques à disposition des entreprises. Elle précise qu’elle ne peut pas confirmer la suppression des 1294 comptes identifiés qui ont diffusé les publicités litigieuses mais indique avoir communiqué les données d’identification pour ce faire.

Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il sera référé à l’assignation et aux écritures de la société Meta visées à l’audience du 29 juillet 2024 en application de l’article 455 du code de procédure civile.

L’affaire a été mise en délibéré au 10 septembre 2024.

DISCUSSION

Il y a lieu de préciser que les demandes tendant à “constater que l’ordonnance est exécutoire” de la demanderesse et “juger que” de la défenderesse constituent des moyens et non des prétentions au sens de l’article 4 du code de procédure civile et ne donneront pas lieu à mention au dispositif.

Sur le sursis à statuer

En application des articles 378 et 379 du code de procédure civile, le juge peut ordonner le sursis à statuer qui suspend le cours de l’instance jusqu’à la survenance d’un évènement qu’il détermine. La décision de sursis ne dessaisit pas le juge et l’instance est reprise à l’expiration du sursis à l’initiative des parties ou à la diligence du juge.

En l’espèce, la société Meta sollicite le sursis à statuer en invoquant l’appel interjeté contre l’ordonnance en raison de la violation du droit communautaire par cette ordonnance et de son statut de fournisseur de services intermédiaires, outre l’impossibilité d’exécution technique de l’ordonnance.

Toutefois, le juge de l’exécution n’a pas à apprécier les moyens invoqués par la société Meta de remise en cause de l’ordonnance rendue le 24 avril 2024.

Il a encore interdiction de suspendre l’exécution de la décision fondant les poursuites selon l’article R121-1 du code des procédures civiles d’exécution et cette ordonnance est exécutoire.

Enfin, il est possible de trancher la demande de fixation d’astreinte dès à présent, sans qu’une infirmation éventuelle de l’ordonnance ne puisse y faire obstacle, étant rappelé qu’en cas d’infirmation de l’ordonnance fixant l’obligation, une fixation d’astreinte perdrait son fondement juridique et ne pourrait plus être liquidée, tandis qu’une liquidation d’astreinte donnerait lieu à des restitutions.

La demande de sursis à statuer sera rejetée.

Sur la demande de fixation d’astreinte

En application de l’article L. 131-1 du code des procédures civiles d’exécution, le juge de l’exécution peut assortir d’une astreinte la décision rendue par un autre juge si les circonstances en font apparaître la nécessité. L’astreinte définitive ne peut être prononcée qu’après une astreinte provisoire, pour une durée déterminée et son taux ne peut jamais être modifié en vertu des articles L. 131-2 et L. 131-4.
Le rejet d’une précédente demande d’astreinte n’est pas revêtu de l’autorité de chose jugée ( 2e Civ., 30 avril 2002, pourvoi n° 00-13.815).

En l’espèce, par ordonnance rendue sur requête le 11 janvier 2024, exécutoire au seul vu de la minute, le président du tribunal judiciaire de Paris a ordonné à la société Meta des mesures de filtrage de publicités désignées au plus tard à l’expiration d’un délai de 8 jours à compter de la transmission de la présente décision et jusqu’à une décision au fond ou classement de la plainte, et lui a ordonné de conserver les données concernant les publicités litigieuses.

La société Meta a contesté cette ordonnance et par ordonnance rendue le 24 avril 2024, le président du tribunal judiciaire de Paris a :

– rejeté la demande de rétractation de l’ordonnance,
– modifié l’ordonnance et l’obligation incombant à la société Meta en :
– lui ordonnant de mettre en oeuvre, par tout moyen efficace, les mesures propres à prévenir la diffusion de publicités sur Facebook, Instagram et Messenger ciblant le public de l’Union européenne dont les contenus présentent les critères cumulatifs suivants :
– publicités identifiées par la technologie d’examen automatique utilisée par la société Meta comme assurant la promotion de jeux de hasard et d’argent en ligne et de jeux de casino sociaux en ligne tels que définis par les standards publications de la société Meta,
– publicité reproduisant dans le texte ou l’image à l’identique les marques de L’UE Barrière n° 013752324 et “Barrière n° 008563462″,
– publicités diffusées par des annonceurs dont les comptes n’ont pas fait l’objet d’une authentification selon la procédure mise en place par la société Meta et qui ne disposent pas en conséquence du label “Meta verified”,
– disant que ces mesures devront être mises en place au plus tard à l’expiration d’un délai de 8 jours à compter de la transmission de la présente décision et qu’elles devront être maintenues pour une durée de douze mois,
– lui ordonnant de prendre toute mesure de nature à assurer la conservation des noms, prénoms, raison sociale, adresse électronique, pseudonymes utilisés des titulaires des comptes associés aux publicités litigieuses décrites dans la requête à compter de la transmission de la présente ordonnance et pour une durée de douze mois,
– maintenu pour le surplus les termes de l’ordonnance,
– rejeté la demande du Groupe Lucien Barrière de voir assortir la mesure de filtrage du prononcé d’une astreinte.

Cette ordonnance, dont le caractère exécutoire n’est pas contesté, a été signifiée le 10 mai 2024 et la société Meta avait l’obligation de mettre en place les mesures de filtrage le 20 mai 2024 (le 18 mai était un samedi), en application des règles de computation des délais prévus aux articles 640 et suivants du code de procédure civile.

Le Groupe Lucien Barrière soutient que la société Meta n’a jamais exécuté l’ordonnance rendue le 11 janvier 2024 et qu’elle n’a exécuté que très partiellement l’ordonnance du 24 avril 2024, rendant nécessaire la fixation d’une astreinte. La société Meta soutient au contraire avoir exécuté son obligation et il y a lieu de rappeler que la charge de la preuve repose sur elle conformément à l’article 1353 du code civil.

La société Meta invoque les mesures implémentées mises en place pour prévenir la diffusion des publicités litigieuses qui ont permis la diminution drastique du nombre de publicités litigieuses : le filtre par images, le filtre par mots-clés ainsi que l’instauration d’une interdiction à l’encontre de l’annonceur pour l’empêcher de continuer à interagir avec la plateforme publicitaire, outre la désactivation ou la suppression de comptes identifiés.

Néanmoins, les filtres mis en place ne permettent qu’une suppression a posteriori de la publicité, après diffusion et identification de la publicité par le filtre. Cette suppression a posteriori ne peut pas caractériser l’exécution de l’obligation qui exige une prévention de la diffusion.

S’agissant de la suppression de comptes identifiés comme diffusant des publicités litigieuses qui leur permettrait d’empêcher la diffusion de nouvelles publicités litigieuses par ces mêmes comptes, la société Meta ne justifie pas de ces suppressions alléguées et n’explique pas comment empêcher que d’autres comptes soient créés par les mêmes annonceurs pour contourner l’interdiction.

La société Meta invoque encore d’autres outils de signalement de contenus portant atteinte aux droits des marques et de communication des données des comptes ayant diffusé les contenus litigieux qui ne sont pas contestés ni de nature à prévenir la diffusion de publicités litigieuses.

Sur l’efficacité des mesures mises en place, la société Meta produit quatre constats de commissaires de justice datés des 30 mai, 2 juillet, 22 juillet et 25 juillet, dont il ressort qu’aucune publicité litigieuse n’est active sur les produits Meta au jour des constats. Néanmoins, ces constats sont pratiqués directement sur la bibliothèque publicitaire du groupe et seuls l’un des constats indique les mots-clés à rechercher qui sont ceux renseignés dans le filtre, de sorte que les recherches effectuées apparaissent restreintes et ne prouvent que la suppression a posteriori de publicités.

De son côté, le Groupe Lucien Barrière justifie d’une publicité très largement diffusée entre le 25 et le 27 mai, visible dans la bibliothèque publicitaire de Meta, et d’un constat de commissaire de justice réalisé le 18 juin 2024 qui permet de vérifier directement sur le réseau social concerné que de nombreuses publicités litigieuses sont toujours en ligne et visibles des internautes, en renseignant des mots-clés pourtant listés dans le filtre, même si d’autres sont supprimées, certaines après plusieurs jours de diffusion.
Ce constat prouve que les filtres par mots-clés et image ne permettent pas de prévenir de manière efficace la diffusion des publicités litigieuses puisque les publicités sont mises en ligne et si certaines sont supprimées a posteriori, cette suppression peut intervenir au bout de plusieurs jours.

Or, la société Meta invoque dans ses standards publicitaires un examen avant diffusion des publicités, ce qui signifie qu’elle est en capacité d’anticiper la diffusion des publicités litigieuses alors qu’elle se contente d’invoquer des moyens de suppression a posteriori des publicités.

Ainsi, la société Meta n’a pas mis en oeuvre de moyens efficaces pour prévenir la diffusion des publicités litigieuses puisque les filtres invoqués ne fonctionnent qu’après la diffusion et ne sont pas efficaces au vu du nombre de publicités qui restent diffusées.

La société Meta affirme ensuite que le prononcé d’une astreinte est inutile en ce qu’il lui est impossible d’empêcher totalement et sans aucune faille la diffusion de toutes les publicités litigieuses.

Néanmoins, l’obligation de prévention de diffusion de publicités qui correspondent aux critères de la décision est une obligation de moyen et non de résultat puisque l’ordonnance lui intime de mettre en oeuvre des moyens efficaces pour empêcher la diffusion.

La société Meta doit donc seulement prouver qu’elle met en place des moyens efficaces qui tendent vers le but recherché et il ne lui est pas imposé de mettre en place un outil infaillible.

Elle invoque ensuite l’impossibilité juridique d’exécuter son obligation en ce qu’elle a l’interdiction de surveiller activement et de manière générale les contenus diffusés selon l’article 15 de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000.

Il sera tout d’abord rappelé que l’appel interjeté et les moyens soulevés dans l’instance d’appel sont indifférents à la présente demande de fixation d’astreinte.

Ensuite et contrairement à ce que la défenderesse soutient, la fixation d’une astreinte ne transformerait pas son obligation en une obligation de résultat et ne remettrait pas en cause son statut de fournisseur de services intermédiaires tel que reconnu par la Digital Services Act puisque le comportement du débiteur et les difficultés rencontrées sont appréciés lors d’une éventuelle demande en liquidation d’astreinte.

Enfin, la société Meta fait valoir l’impossibilité technique de mettre en place un outil permettant de prévenir la diffusion des publicités litigieuses.

Toutefois, cette impossibilité technique doit être écartée au vu des standards publicitaires de Meta qui indiquent que le système d’examen automatisé des publicités s’effectue avant diffusion, laissant un délai d’examen de 24h avant diffusion de la publicité, ce qui signifie qu’elle est en capacité de filtrer les publicités avant diffusion, au besoin au moyen d’un formulaire qui n’est actuellement mis en place que pour certains produits dans certains pays et pourrait être étendu sous d’autres formes.

Elle doit encore être écartée puisque les outils de filtres mis en place, même s’ils n’empêchent pas la diffusion des publicités, ont permis la suppression de publicités, ce qui manifeste la faisabilité technique de la mise en place d’outils pour prévenir la diffusion.

Elle doit enfin être écartée au vu de la capacité financière et technologique de la société Meta à créer des algorithmes et logiciels permettant d’identifier des contenus litigieux de manière fine et précise, comme des images générées par l’intelligence artificielle pour lesquelles un outil est en voie de développement. Il sera en effet rappelé qu’il n’est pas demandé à la société Meta de mettre en place un outil infaillible mais seulement des moyens efficaces.

Dès lors, la société Meta ne justifie pas de l’impossibilité de mettre en place des moyens efficaces permettant la prévention de la diffusion des publicités litigieuses.

Au total, l’obligation n’a donc pas été exécutée puisque les moyens mis en oeuvre ne permettent pas de prévenir de manière efficace la diffusion des publicités litigieuses et qu’aucun obstacle n’empêche la société Meta de mettre en place un tel outil.

Le prononcé d’une astreinte apparaît nécessaire et son montant doit être suffisamment dissuasif pour que la défenderesse exécute son obligation. Il convient d’assortir l’obligation d’une astreinte de 10 000 euros par jour de retard, tant que la société Meta ne mettra pas en place de mesures efficaces pour prévenir la diffusion de publicités de litigieuses.

Sur le point de départ de l’astreinte, il n’est pas opportun de la faire courir à compter du prononcé de la présente décision mais seulement passé le délai d’un mois suivant la notification de cette décision afin de permettre à la défenderesse de mettre en place des moyens efficaces, et ce jusqu’au terme du délai de 12 mois fixé par l’ordonnance du 24 avril 2024.

Enfin, il n’est pas nécessaire de se réserver la liquidation de l’astreinte puisque la compétence du juge de l’exécution est de principe selon l’article L131-3 du code des procédures civiles d’exécution.

Sur les demandes accessoires

En application de l’article 696 du code de procédure civile, la société Meta qui succombe, sera condamnée aux dépens.

Il serait inéquitable de laisser à la charge de Groupe Lucien Barrière les frais exposés dans le cadre de la présente instance. Il convient de condamner la société Meta à payer à Groupe Lucien Barrière la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et de rejeter sa propre demande formée au même titre.

La présente décision est exécutoire de droit à titre provisoire en vertu de l’article R. 121-21 du code des procédures civiles d’exécution.


DECISION

La juge de l’exécution, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire rendu en premier ressort :

REJETTE la demande de sursis à statuer,

ASSORTIT l’obligation de mise en oeuvre, par tout moyen efficace, des mesures propres à prévenir la diffusion de publicités sur Facebook, Instagram et Messenger résultant de l’ordonnance rendue le 24 avril 2024 par le président du tribunal judiciaire de Paris d’une astreinte provisoire de 10 000,00 euros jour de retard, passé le délai d’un mois suivant la notification de la présente décision et pendant la durée prévue par cette ordonnance,

REJETTE la demande de fixation du point de départ de l’astreinte au jour du prononcé de la présente décision,

RAPPELLE que le juge de l’exécution est compétent par principe pour liquider les astreintes,

CONDAMNE la société de droit irlandais Meta Platforms Ireland Limited à payer à la SA Groupe Lucien Barrière la somme de 5 000,00 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

REJETTE la demande de la société de droit irlandais Meta Platforms Ireland Limited formée au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

CONDAMNE la société de droit irlandais Meta Platforms Ireland Limited aux dépens,

RAPPELLE que la présente décision est exécutoire de droit à titre provisoire.

 

Le Tribunal : Marie Cornet (juge de l’exécution par délégation du Président du Tribunal judiciaire de Paris), Camille Richy (greffier lors des débats), Séléna Boukhelifa (greffier lors de la mise à disposition)

Avocats : Me Michaël Piquet-Fraysse, Me Bertrand Liard

Source : Legalis.net

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