Jurisprudence : Responsabilité
Cour d’appel de Paris 4ème chambre, section A Arrêt du 7 juin 2006
Tiscali Media / Dargaud Lombard, Lucky Comics
éditeur - hébergeur - identification - len - numérisation - oeuvre de l'esprit - reproduction - responsabilité - site internet
FAITS ET PROCEDURE
Vu l’appel interjeté, le 4 avril 2005, par la société Tiscali Media d’un jugement rendu le 16 février 2005 par le tribunal de grande instance de Paris qui a :
– débouté les sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics de leur action en ce qu’elle tend à la condamnation de la société Tiscali Media pour contrefaçon,
– dit cependant que la société Tiscali Media a commis une faute engageant sa responsabilité délictuelle envers les sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics en ne respectant pas l’obligation mise à sa charge par l’article 43-9 de la loi du 30 septembre 1986, modifiée par la loi du 1er août 2000,
– condamné la société Tiscali Media à payer aux sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics chacune la somme de 5000 € à titre de dommages-intérêts,
– ordonné l’exécution provisoire du jugement,
– condamné la société Tiscali Media à payer à chacune des sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics une indemnité de 1500 € au titre des dispositions de l’article 700 du ncpc, ainsi qu’aux dépens ;
Vu les dernières conclusions signifiées le 4 août 2005, aux termes desquelles la société Tiscali Media, poursuivant la confirmation du jugement déféré en ce qu’il a débouté les sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics de leur action en contrefaçon, demande à la cour de l’infirmer pour le surplus et de :
– débouter les sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics de l’ensemble de leur demande,
– condamner les sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics in solidum à lui verser une indemnité de 5000 € au titre des dispositions de l’article 700 du ncpc, ainsi qu’aux dépens de première instance et d’appel ;
Vu les ultimes conclusions, en date du 18 novembre 2005, par lesquelles les sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics, poursuivant la confirmation du jugement déféré en ce qu’il a jugé que la société Tiscali Media a commis une faute engageant sa responsabilité délictuelle, demandent à la cour de l’infirmer pour le surplus et de juger que la société Tiscali Media a commis des actes de contrefaçon des bandes dessinées Lucky Luke « Le Daily Star » et Blake et Mortimer « Le secret de l’Espadon » et a commis une faute en ne recueillant pas les coordonnées de l’auteur des pages reproduisant ces albums,
– condamner la société Tiscali Media à payer à la société Lucky Comics la somme de 50 000 € à titre de dommages-intérêts, de même qu’à la société Dargaud Lombard,
– condamner la société Tiscali Media à payer à la société Lucky Comics la somme de 5000 € au titre des dispositions de l’article 700 du ncpc, ainsi qu’aux dépens de première instance et d’appel ;
DISCUSSION
Considérant que, pour un exposé complet des faits et de la procédure, il est expressément renvoyé au jugement déféré et aux écritures des parties ; qu’il suffit de rappeler que :
– la société Dargaud Lombard édite la bande dessinée Blake et Mortimer « Le secret de l’Espadon » et la société Lucky Comics la bande dessinée Lucky Luke « Le Daily Star »,
– le 23 janvier 2002, le centre national de lutte contre la délinquance de haute technologie a adressé à la société Dargaud Lombard une télécopie mentionnant notamment que la cellule internet au cours de surveillance a découvert des sites qui diffusent des albums de BD complets sous la forme de fichiers comprimés ou non d’images numérisées (…) adresses des sites : www.chez.com/bdz,
– à la suite de cette information, les sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics, ont le 21 juillet 2002, fait constater la reproduction intégrale des deux albums précités sur le site www.chez.com/bdz, qui selon le constat dressé par Me Albou, huissier de justice, correspond en réalité au site www.chez.tiscali.fr,
– à la suite d’une ordonnance de référé du 27 septembre 2002, la société Tiscali Media a fourni aux sociétés intimées les informations suivantes :
« Je vous prie de bien vouloir trouver ci-joint les coordonnées déclarées de l’auteur du site www.chez.com/bdz
Nom : Bande
Prénom : Dessinée,
Date de naissance : 25/03/1980
Adresse : Rue de la BD
Code postal : 1000
Ville : Bruxelles »
en précisant que ces données n’ont qu’une valeur déclarative,
– ces éléments ne permettant pas d’identifier le réservataire de ce site, les sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics ont engagé la présente instance à l’encontre de la société Tiscali Media ;
Sur la qualité de la société Tiscali Media :
Considérant que si la société Tiscali Media a, ainsi que le tribunal l’a retenu, exercé les fonctions techniques de fournisseur d’hébergement, circonstance au demeurant non contestée, son intervention ne saurait se limiter à cette simple prestation technique dès lors qu’elle propose aux internautes de créer leurs pages personnelles à partir de son site www.chez.tiscali.fr ainsi que l’a constaté Me Albou, huissier de justice, aux termes de son procès verbal du 21 juillet 2002 ;
Que tel est le cas de la page personnelle www.chez.com/bdz à partir de laquelle sont accessibles les bandes dessinées litigieuses, de sorte que la société Tiscali Media doit être regardée comme ayant aussi la qualité d’éditeur dès lors qu’il est établi qu’elle exploite commercialement le site www.chez.tiscali.fr puisqu’elle propose aux annonceurs de mettre en place des espaces publicitaires payants directement sur les pages personnelles, telle que la page www.chez.com/bdz, sur laquelle apparaissent, ainsi que Me Albou a pu le constater, différentes manchettes publicitaires ;
Qu’il résulte de ces éléments que le jugement déféré doit être infirmé en ce qu’il n’a pas retenu la qualité d’éditeur de la société Tiscali Media ;
Sur la contrefaçon :
Considérant qu’il n’est pas contesté que les bandes dessinées Lucky Luke « Le Daily Star » et Blake et Mortimer « Le secret de l’Espadon » constituent des œuvres de l’esprit qui, à ce titre, sont éligibles à la protection instituée par le livre I du code de la propriété intellectuelle ;
Considérant qu’il n’est pas plus contesté que ces deux œuvres ont été, sans autorisation préalable, intégralement reproduites sur les pages personnelles précitées du site internet de la société Tiscali Media, de sorte que cette société a commis des actes de contrefaçon à l’encontre des sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics ;
Sur l’application de la loi du 30 septembre 1986, modifiée par la loi du 1er août 2000 :
Considérant que si la société Tiscali Media s’est, à bon droit comme l’a retenu le tribunal, prévalue des dispositions de l’article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986, modifiée, il convient également d’approuver le jugement en ce qu’il a fait application à l’encontre de cette société des dispositions de l’article 43-9 qui, en sa rédaction issue de la loi du 1er août 200, prévoit que :
« Les prestataires mentionnés aux articles 43-7 et 43-8 sont tenus de détenir et de conserver les données de nature à permettre l’identification de toute personne ayant contribué à la création de contenus des services dont elles sont prestataires » ;
Considérant, en effet, que la société Tiscali Media ne saurait, en premier lieu, prétendre que le décret en conseil d’Etat pris après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, serait indispensable pour préciser le contenu des données qui doit être conservé, dès lors que ce décret ne constitue pas une condition nécessaire à l’application immédiate de la loi dans la mesure où la notion d’identification renvoie nécessairement et à minima, pour une personne physique à ses nom, prénom et adresse et pour une personne morale à ses raison sociale, forme, siège social et à la personne de son représentant légal, alors que, au surplus, il convient, en l’espèce, de relever que les données mentionnées, telles que précédemment rappelées, présentaient un caractère manifestement fantaisiste ne permettant pas l’identification de la personne déclarée ;
Considérant que, en deuxième lieu, la société Tiscali Media n’est pas fondée à critiquer les premiers juges en ce qu’ils auraient méconnu le droit européen, à savoir l’article 14 de la directive 2000/31/CE du parlement européen et du conseil du 8 juin 2000 ;
Qu’en effet, les dispositions auxquelles fait référence la société appelante ont été transposées en droit interne par la loi précitée du 1er août 2000 ;
Considérant que, en troisième lieu, la société Tiscali Media, tout aussi vainement, soutient que s’il était fait droit aux prétentions des sociétés intimées, il serait porté atteinte au principe de l’anonymat sur internet ;
Qu’en effet, l’article 43-9 précité, concilie le droit à l’anonymat et la possibilité qui doit être préservée de poursuivre la répression des infractions éventuellement commises par les internautes, en faisant obligation aux prestataires techniques de conserver les données d’identification ;
Considérant que, en quatrième lieu, la société Tiscali Media fait valoir que le nom déclaré par l’auteur de la page personnel ouverte sur son site ne porterait pas en lui-même l’identification du caractère illicite de ses intentions ;
Mais considérant que les coordonnées fantaisistes d’identification déclarées telles que Nom : Bande, Prénom : Dessinée ou encore Adresse : rue de la BD auraient du manifestement attirer l’attention de la société appelante ;
Considérant qu’il résulte de ces éléments que le tribunal a justement retenu que, en manquant à l’obligation légale mise à sa charge par les dispositions précitées, la société Tiscali Media a commis une négligence, au sens de l’article 1383 du code civil, et, dès lors, engagé sa responsabilité délictuelle puisque une telle négligence est constitutive d’une faute qui est en lien direct avec le préjudice subi par les sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics, de sorte que, de ce chef, le jugement déféré sera confirmé ;
Sur les mesures réparatrices :
Considérant qu’il est établi que les sociétés intimées ont subi un préjudice tant en raison des actes de contrefaçon des bandes dessinées Lucky Luke « Le Daily Star » et Blake et Mortimer « Le secret de l’Espadon » imputable à la société Tiscali Media que de la responsabilité délictuelle mise à sa charge ;
Considérant que l’entier préjudice des sociétés intimées sera réparé par l’octroi, à chacune, d’une indemnité de 10 000 € à titre de dommages-intérêts ;
Sur les autres demandes :
Considérant qu’il résulte du sens de l’arrêt que la société Tiscali Media ne saurait bénéficier des dispositions de l’article 700 du ncpc ; que, en revanche, l’équité commande de la condamner, sur ce même fondement, à verser à la société Lucky Comics une indemnité complémentaire de 5000 € ;
DECISION
Par ces motifs :
. Confirme le jugement déféré, sauf en ce qui concerne la contrefaçon et le montant des dommages-intérêts,
Et statuant à nouveau,
. Dit que la société Tiscali Media a commis des actes de contrefaçon des bandes dessinées Lucky Luke « Le Daily Star » et Blake et Mortimer « Le secret de l’Espadon » au préjudice des sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics,
. Condamne la société Tiscali Media à payer à chacune des sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics la somme de 10 000 € à titre de dommages-intérêts en réparation de leur entier préjudice,
. Condamne la société Tiscali Media à verser à la société Lucky Comics une indemnité complémentaire de 5000 € au titre de dispositions de l’article 700 du ncpc,
. Rejette toutes autres demandes,
. Condamne la société Tiscali Media aux dépens d’appel.
La cour : M. Alain Carre-Pierrat (président), Mmes Marie-Gabrielle Magueur et Dominique Rosenthal-Rolland (conseillers)
Avocats : Me Stéphan Oualli, Me Hervé Lehman
Voir la décision de Cour de cassation
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