Jurisprudence : Vie privée
Tribunal de grande instance de Paris Ordonnance de référé 18 septembre 2006
Shé D / Carpe Diem et autres
autorisation - constat - droit à l'image - photographie - vie privée
Vu l’autorisation d’assigner en référé à heure indiquée devant nous accordée par ordonnance du 7 juillet 2006 à Shé D. ;
Vu l’assignation que, par actes des 13, 17 et 18 juillet 2006 et en suite de cette autorisation, Shé D. a fait délivrer aux sociétés Montorgueil (dont le nom commercial est Carpe Diem), Carpe Diem Belgique et Cougar Technologies, par laquelle il nous est demandé :
– au visa des articles 9 du code civil et 809 du ncpc,
– à raison de la diffusion, sans autorisation, de clichés photographiques d’elle sur des sites internet à caractère pornographique appartenant aux sociétés défenderesses, et ce, malgré les termes d’un jugement rendu par ce tribunal le 23 janvier 2006, frappé d’appel mais assorti de l’exécution provisoire, condamnant la société Montorgueil pour la diffusion sur son site dénommé « karima.com » des mêmes clichés,
– d’ordonner la suppression immédiate des 26 photographies de l’ensemble des sites des défenderesses, sous astreinte de 7500 € par jour de retard à compter de la décision à intervenir,
– de condamner solidairement les trois sociétés défenderesses au paiement de la somme provisionnelle de 100 000 € à titre de dommages-intérêts, sous astreinte de 4000 € par jour de retard, dans les trois jours de la décision à intervenir,
– d’autoriser la demanderesse à assigner les défendeurs au fond selon la procédure à jour fixe,
– de condamner ceux-ci au paiement de la somme de 5000 € sur le fondement des dispositions de l’article 700 du ncpc ;
Vu les conclusions développées à l’audience :
– pour les sociétés Montorgueil et Carpe Diem Belgique, qui soulèvent une fin de non recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée par la décision du 23 janvier 2006, soutiennent le défaut de force probante des pièces communiquées par Shé D. au soutien de sa demande, l’absence de tout trouble manifestement illicite au moment où le juge statue, le caractère sérieusement contestable de l’obligation invoquée pour fonder la demande en dommages-intérêts, l’inexistence de tout préjudice et l’irrecevabilité des demandes d’autorisation à fin d’assigner à jour fixe et de prononcé d’astreintes et poursuivent la condamnation de la demanderesse à leur payer les sommes de 1500 € à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et de 5000 € au titre de leurs frais irrépétibles, la société Montorgueil sollicitant en outre qu’il lui soit donné acte de ce que si, à l’avenir et par inadvertance, elle venait à réintégrer dans sa base de données des images de la demanderesse, elle s’engage à première demande à les supprimer de sa base de données et de l’ensemble de ses sites internet,
– pour la société Cougar Technologies, qui soulève la nullité de l’assignation qui lui a été délivrée, insuffisamment motivée, relève qu’il n’est pas démontré qu’elle viendrait aux droits d’une société Pret en Print, soutient l’absence de trouble manifestement illicite, estime que les conditions de mise en cause de sa responsabilité en tant que fournisseur d’hébergement ne sont pas remplies et poursuit la condamnation de la demanderesse à lui payer les sommes de 1500 € à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et de 6000 € sur le fondement des dispositions de l’article 700 du ncpc ;
Après avoir entendu les conseils des parties à l’audience du lundi 11 septembre 2006 à 10h00 tenue en notre cabinet portes ouvertes et leur avoir indiqué que l’affaire était mise en délibéré et que l’ordonnance serait rendue par mise à disposition au greffe le lundi 18 septembre 2006 à 14h00 ;
DISCUSSION
Sur l’exception de nullité de l’assignation
Aux termes de l’article 56 du ncpc, l’assignation contient, à peine de nullité, « l’objet de la demande avec un exposé des moyens en fait et en droit ». C’est en vain que la société Cougar Technologies invoque ces dispositions pour affirmer la nullité de l’acte introductif d’instance la concernant.
Il résulte, en effet, clairement des termes de cet acte que sa responsabilité est recherchée comme venant aux droits et obligations de la société Pret en Print (voir sa désignation en tête de l’acte et page 9), membre du « groupe Carpe Diem » (référence constante), titulaire de certains des noms de domaine de certains des sites où auraient été diffusés les clichés litigieux (pages 5 et 9), également comme fournisseur d’hébergement (pages 9 et 10), le tout pour les atteintes au droit à l’image de la demanderesse que caractériseraient la diffusion sur ces sites des dits clichés.
La société Cougar Technologies savait donc, à la lecture de l’assignation, ce qui lui est précisément reproché, en fait et en droit. L’exception de nullité sera en conséquence rejetée.
Sur la fin de non recevoir tirée de la chose jugée
C’est en vain que la société Montorgueil oppose à la demande qui est formée contre elle l’autorité de la chose jugée par la décision de ce tribunal en date du 23 janvier 2006, alors que Shé D. n’avait formé de demandes, dans le cadre de cette procédure, que relativement à la diffusion de clichés d’elle sur le site accessible à l’adresse karima.com, mise en ligne qu’elle avait fait constater par rapport d’expertise du 18 février 2004, cependant qu’elle se plaint, dans le cadre de la présente action en référé, de nouvelles mises en ligne distinctes, concernant certes les mêmes photographies, mais telles que constatées le 28 février 2006, non seulement sur ce même site, mais sur de nombreux autres, par la société Montorgueil mais aussi par deux autres personnes morales, dont elle recherche la responsabilité non seulement en qualité d’éditeurs de sites, mais aussi de fournisseurs d’hébergement, de telle sorte que la chose demandée dans le cadre de ces deux procédures n’est pas la même et ne l’est pas entre les mêmes parties, étant ajouté que, s’agissant de la société Montorgueil, celle-ci n’est que partiellement prise en la même qualité.
La fin de non recevoir sera en conséquence rejetée.
Sur les demandes principales
Le constat dressé le 28 février 2006 par un agent assermenté de l’Agence pour la Protection des Programmes (pièce 5), n’encourt pas les critiques adressées à sa valeur probante par les sociétés défenderesses, dès lors qu’y sont mentionnées les caractéristiques techniques de l’ordinateur et des différents logiciels ou systèmes utilisés pour l’effectuer (système d’exploitation, navigateur, plage d’adresses IP, type de connexion au réseau internet, logiciels divers) et qu’il y est précisé que toutes dispositions ont été prises pour s’assurer que c’est bien sur les sites visités, aux jours et heures indiqués, que les constatations ont été effectuées, sans interférence avec les données éventuellement préalablement rendues accessibles depuis l’outil utilisé (vérification de la date, effacement de l’historique, suppression des fichiers temporaires, cookies et éléments disponibles hors connexion).
Le seul fait que l’auteur du constat fasse état de la position de la demanderesse sur l’absence d’autorisation de diffusion des clichés, sans évidemment la reprendre à son compte, ni porter aucun jugement de valeur sur sa pertinence, n’est pas de nature à remettre en cause l’objectivité de ses constatations.
C’est en revanche de façon pertinente que les défenderesses contestent la valeur probante des simples impressions d’écran réalisées le 28 avril et le 20 juin 2006 par le conseil de la demanderesse (pièces 6 et 9), sans qu’aucune information ne soit produite sur les conditions techniques dans le cadre desquelles ces vérifications ont été effectuées.
Il résulte des seules constatations utiles, auxquelles il a été procédé le 28 février 2006, que 26 clichés photographiques de Shé D. dans des positions suggestives étaient à cette date accessibles en ligne sur les sites internet video.espace.membre.com, members.karima.com, members.belledesexe.com, members.sexyharem.com, members.placerintimo.com et members.esotiche.com et qu’un cliché de l’intéressée était accessible sur les sites internet www.eatherlads.com, charme.sex-fr.com et erotic.sex-fr.com.
Il résulte du même constat que les six premiers sites susnommés (sur lesquels apparaissent les mêmes 26 photographies de la demanderesse) sont la propriété des sociétés Montorgueil et Carpe Diem Belgique, ce que celles-ci ne contestent nullement.
S’agissant du site accessible à l’adresse www.eatherlads.com, il résulte de ce même constat que le propriétaire du nom de domaine en est une société de droit néerlandais dénommé Pret en Print. Il résulte des pièces produites et spécialement d’un acte de modification des statuts de cette société, extrait du registre de la chambre de commerce de Brabant-Ouest, que cette société est devenue le 8 février 2006, la société Cougar Technologies, la différence de numéro d’enregistrement entre celui de cette dernière société au dit registre du commerce, identique à celui figurant sur le bordereau de transmission de l’acte de modification (24250472), et celui mentionné sur l’acte de modification lui-même (24250475) constituant une erreur évidemment matérielle, dès lors que le bordereau et l’acte forment un ensemble unique.
La demanderesse n’établit, en revanche, nullement que les deux derniers sites internet évoqués ci-dessus, charme.sex-fr.com et erotic.sex-fr.com (sur lesquels, comme sur le site précédent, un seul cliché d’elle a été mis en ligne), seraient la propriété d’une des trois sociétés défenderesses.
Il résulte des dispositions de l’article 9 du code civil que toute personne, quelle que soit sa notoriété, dispose sur son image et sur l’utilisation qui en est faite d’un droit exclusif qui lui permet de s’opposer à la publication de celle-ci sans son autorisation, laquelle est expresse et spéciale.
Les sociétés Montorgueil et Carpe Diem Belgique ne peuvent utilement prétendre qu’elles auraient été autorisées à diffuser les photographies litigieuses en vertu d’un accord donnée par le modèle au photographe, Michel M., alors que, dans le jugement déjà évoqué rendu le 23 janvier 2006, ce tribunal a jugé, en présence de la société Montorgueil -aux côtés de laquelle agit l’autre défenderesse, ces deux sociétés ne contestant pas les liens étroits qui les unissent-, que ce document ne démontrait pas autorisation de diffusion des clichés sur des sites internet, que le dit jugement, certes frappé d’appel, était assorti de l’exécution provisoire et qu’il ordonnait la cessation de la diffusion des clichés sur le seul site alors concerné.
La société Cougar Technologies ne soutient nullement, pour sa part, qu’elle aurait été autorisée par Shé D. à diffuser le cliché litigieux. C’est en vain qu’elle invoque les dispositions de l’article 6 de la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l’économie numérique, alors que, dès lors qu’elle ne prétend aucunement qu’une quelconque indication figurant sur le site internet permettrait aux utilisateurs de celui-ci d’en connaître l’éditeur, de sorte que, par défaut, étant propriétaire du nom de domaine utilisé, elle doit répondre du contenu de ce site en qualité d’éditeur.
Les sociétés défenderesses n’opposent donc aucunement contestation sérieuse à la demande provisionnelle formée par Shé D.
Si le principe de la solidarité que celle-ci réclame n’est pas contesté par les sociétés Montorgueil et Carpe Diem Belgique, dont la co-responsabilité dans les sites concernés justifie qu’une condamnation soit prononcée in solidum contre elles, il n’en est pas de même s’agissant de la société Cougar Technologies, qui fera l’objet d’une condamnation distincte.
Les sociétés Montorgueil et Carpe Diem Belgique justifient, par la production d’un constat d’huissier qui a été effectué les 2, 4 et 5 septembre 2006, que les clichés litigieux ne sont plus en ligne. Pour l’évaluation de la provision indemnitaire à allouer à Shé D., il doit être tenu compte de cette circonstance, comme du renouvellement d’atteintes déjà condamnées par ce tribunal, renouvellement auquel ces deux sociétés ont procédé en toute connaissance de cause, ainsi que du caractère pornographique des sites litigieux. Ces deux sociétés seront en conséquence condamnées in solidum à payer une provision à titre de dommages-intérêts pour l’atteinte réalisée au droit à l’image de l’intéressée d’un montant de 10 000 €.
La société Cougar Technologies sera, pour sa part, condamnée à payer une somme provisionnelle de 1500 € pour ce qui concerne la mise en ligne du seul cliché qui la concerne.
Il n’est pas nécessaire d’assortir, comme réclamé, ces condamnations à paiement d’une astreinte.
Les sociétés défenderesses démontrent, par la production du constat d’huissier récent déjà évoqué, que les atteintes litigieuses ont cessé ; la demande tendant à voir ordonner la suppression immédiate des clichés litigieux sous astreinte est donc devenue sans objet, étant rappelé que toute autre nouvelle mise en ligne de ceux-ci se feraient aux risques et périls des sociétés concernées, le donner acte réclamé à cet égard par la société Montorgueil ayant été satisfait par la mention de sa demande ci-dessus.
Dès lors qu’il a été partiellement fait droit, en cet état de référé, aux demandes, il n’y a lieu à ordonner le renvoi au fond devant le tribunal prévu par l’article 811 du ncpc, la demanderesse pouvant toujours user des droits qui lui sont reconnus par l’article 788 du même code.
Les sociétés défenderesses succombant en partie, leurs demandes de dommages-intérêts à titre de procédure abusive seront rejetées.
Les sociétés Montorgueil, Carpe Diem Belgique et Cougar Technologies seront condamnées à payer à Shé D. in solidum la somme de 2500 € sur le fondement des dispositions de l’article 700 du ncpc, les demandes présentées par ces sociétés à ce titre étant rejetées.
DECISION
Statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,
. Rejetons l’exception de nullité de l’assignation soulevée par la société Cougar Technologies ;
. Rejetons les fins de non recevoir de la chose jugée ;
. Condamnons in solidum les sociétés Montorgueil et Carpe Diem Belgique à payer à Shé D. une somme provisionnelle de 10 000 € à titre de dommages-intérêts ;
. Condamnons la société Cougar Technologies à payer à Shé D. la somme de 1500 € à titre de dommages-intérêts ;
. Rejetons les autres demandes formées par Shé D. ;
. Condamnons in solidum les sociétés Montorgueil, Carpe Diem Belgique et Cougar Technologies à payer à Shé D. la somme de 2500 € sur le fondement des dispositions de l’article 700 du ncpc ;
. Rejetons les demandes formées par les sociétés défenderesses ;
. Condamnons les sociétés Montorgueil, Carpe Diem Belgique et Cougar Technologies aux dépens.
Le tribunal : M. Nicolas Bonnal (vice président)
Avocats : Me Emmanuel Jez, Me Alain Bensoussan, Me Julie Rodrigue
Notre présentation de la décision
Voir décision de Cour d’appel du 30/03/07
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