Jurisprudence : Vie privée
Tribunal de grande instance de Paris Ordonnance de référé Jugement du 29 octobre 2008
Nicolas S. / Tear Prod
vie privée
FAITS ET PROCEDURE
Vu l’assignation à heure indiquée délivrée le 22 octobre 2008 à la société Tear Prod, à la Selarl Bauland Gladel Martinez, ès-qualités d’administrateur de la société Tear Prod, et à la SCP BTSG, ès qualités de mandataire judiciaire de celle-ci, à la requête de M. Nicolas S., président de la République française, qui demande au tribunal au visa des articles 9 du code civil et 809 du code de procédure civile :
– d’ordonner à la société Tear Prod et à la Selarl Bauland Gladel Martinez, ès qualités d’administrateur de la société Tear Prod, de cesser toute diffusion, à titre gratuit ou onéreux, de la poupée vaudou à l’effigie de M. Nicolas S. actuellement offerte en cadeau pour l’achat de l’ouvrage intitulé “Nicolas S. le manuel vaudou“,
– de leur enjoindre de retirer cette poupée de tous les points de vente et de tous les services de vente par correspondance,
– d’assortir ces mesures d’une astreinte provisoire de 1000 € par infraction constatée à compter du deuxième jour suivant la signification de l’ordonnance,
– de condamner la société Tear Prod à payer à M. Nicolas S. un euro à titre de provision sur dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral, ainsi que la somme de 2500 € en application de l’article 700 du code de procédure civile,
Vu les conclusions déposées le 24 octobre 2008 par la société Tear Prod qui sollicite le débouté du demandeur de toutes ses prétentions et la condamnation de celui-ci au paiement de la somme de 2500 € au titre de ses frais irrépétibles, en l’absence de trouble manifestement illicite, dès lors qu’elle-même a fait un juste usage de son droit à l’humour en publiant un livre-objet caricatural,
Vu les conclusions déposées à la même date par la Selarl Bauland Gladel Martinez, prise en la personne de Me Carole Martinez, ès qualités d’administrateur judiciaire au redressement judiciaire de la société Tear Prod, et par la SCP BTSG, prise en la personne de Me Stéphane Gorrias, ès qualités de mandataire judiciaire au redressement judiciaire de cette société, tendant à ce qu’il :
– soit constaté qu’il n’est rien demandé à l’égard de la SCP BTSG,
– leur soit donné acte de ce qu’elles s’en rapportent à justice sur la question de savoir si la diffusion de la poupée vaudou litigieuse constitue une atteinte au droit à l’image du demandeur et un trouble manifestement illicite,
– leur soit donné acte de ce qu’elles s’en remettent à la sagesse du juge sur les mesures à prendre, s’il y a lieu, pour faire cesser le trouble,
– soit constaté que la charge des condamnations pécuniaires à intervenir le cas échéant pèsera sur les créanciers de la société Tear Prod,
Vu les observations orales des conseils des parties à l’audience du 24 octobre 2008, à l’issue de laquelle il leur a été indiqué que la présente décision serait rendue le 29 octobre 2008 à 14 heures par mise à disposition au greffe des référés,
La société de presse Tear Prod, constituée le 6 novembre 2001, a pour activité -aux termes de l’extrait Kbis produit- les “rédaction, édition, vente, distribution de journaux, revues et magazines, illustrés ou non, livres et publication de toute nature“. Après avoir édité des magazines dédiés à des personnalités du monde de la musique, elle a diffusé à partir de l’année 2005 des “beaux livres” et des livres de témoignages sous la marque “K&B Editeur “.
Par jugement du 10 mars 2008, le tribunal de commerce de Paris a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l’égard de la société de presse Tear Prod et a désigné la Selarl Bauland Gladel Martinez, en la personne de Me Martinez, administrateur judiciaire avec mission d’assistance et la SCP BTSG, en la personne de Me Gorrias, mandataire judiciaire.
Au mois d’octobre 2008, la société Tear Prod a publié les ouvrages intitulés “Nicolas S. le manuel vaudou” et “Ségolène R. le manuel vaudou” vendus, pour chacun, dans un coffret cartonné contenant :
– le livre dont la couverture est illustrée du dessin d’une figurine de face et de dos, plantée de trois aiguilles,
– une poupée de tissu, correspondant à la figurine, sur la tête de laquelle est reproduit le visage de chacun des intéressés, alors que son corps est recouvert de diverses mentions, une étiquette spécifiant “Poupée offerte par les Editions K&B. Vente interdite“,
– un lot de douze aiguilles dans un sachet précisant “Aiguilles offertes par les Editions K&B. Vente interdite “.
En ce qui concerne le demandeur, le coffret -qui reproduit la poupée sur chacune de ses faces et porte la mention “La poupée Vaudou et 12 aiguilles offertes”- indique : “Vous détestez Nicolas S. parce qu’il est trop de droite ?
Vous méprisez Nicolas S. parce qu’il n‘est pas assez de droite ?
Vous vous demandez s‘il réfléchit parfois avant de parler ?
Vous pensez à prendre un second job pour sortir la tête de l’eau ?
Bien joué ! Vous pensiez élire un homme d’Etat qui réformerait le pays et ferait rayonner la France de par le monde ? Et pourtant, vous avez toujours autant de mal à boucler vos fins de mois et rêvez d’envoyer balader cette société qui ne profite qu‘aux riches pour aller vendre des frites au bord de la mer.
Respirez. Car c‘est là que le manuel vaudou Nicolas S. entre enjeu.
Grâce aux sortilèges concoctés par le spécialiste en sorcellerie Yaël Rolognese, vous pouvez conjurer le mauvais oeil et empêcher Nicolas S. de causer davantage de dommages.
Alors qu’attendez-vous ? Quand vous prendrez votre retraite à 87 ans, il sera trop tard. Agissez au plus vite et commencez à reconstruire le paysage politique français grâce au manuel vaudou Nicolas S.“
Selon lettre recommandée avec accusé de réception et courrier électronique en date du 16 octobre 2008, le conseil de M. Nicolas S. a sollicité la cessation de toute diffusion de cette figurine, demande qui n’a pas été suivie d’effet.
M. Nicolas S. soutient que l’utilisation de son image pour le représenter sous la forme d’une poupée vaudou pouvant à loisir être piquée par 12 épingles, effectuée sans son autorisation et poursuivie nonobstant son opposition expresse, n’a aucun rapport avec l’illustration légitime d’un fait d’actualité, le fait d’offrir gratuitement aux acheteurs d’un livre une telle poupée n’étant destiné de l’aveu même de l’éditeur qu’à “donner un petit plus au lecteur” à titre de “petite idée cadeaux“, que cette utilisation ne participe pas à l’exercice de la liberté d’expression, mais sert exclusivement de moyen de promotion commerciale pour la vente d’un ouvrage en offrant en cadeau une poupée et porte manifestement atteinte à ses droits sur la reproduction et la divulgation de son image, et notamment à celui de s’opposer à l’exploitation de son image à des fins commerciales.
Il ajoute que ce procédé s’apparente aux ventes à primes réglementées par les articles L121-35, R121-8 et suivants du code de la consommation et observe, par ailleurs, que d’autres présidents de la République française ont, avant lui, engagé des poursuites à la suite d’atteintes portées à leur droit à l’image.
La société Tear Prod explique qu’un concept similaire avait été diffusé aux Etats-Unis par la société Perseus Books Group, dont le nom commercial est Running Press et qui avait édité des manuels vaudou relatifs à M. George W. Busch et Mme Hillary Clinton, et qu’elle a négocié les droits d’adaptation et de divulgation du concept auprès de cette société.
Elle se prévaut de l’exception au droit à l’image liée à la liberté d’expression et au droit à l’humour, en faisant valoir que le livre-objet litigieux est une oeuvre sarcastique et caricaturale, formée d’un ensemble indissociable, qui véhicule des idées et des informations et ne peut être assimilé à un simple objet commercial.
DISCUSSION
Attendu, en droit, que conformément aux articles 9 du code civil et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, toute personne a par principe droit au respect de sa vie privée, quelle que soit sa notoriété ; qu’elle est fondée à en obtenir la protection en fixant elle-même les limites de ce qui peut être divulgué et publié à ce sujet ; que de même, toute personne dispose sur son image, attribut de sa personnalité, et sur l’utilisation qui en est faite d’un droit exclusif, qui lui permet de s’opposer à sa diffusion sans son autorisation ;
Attendu, cependant, que ces droits doivent se concilier avec le droit à la liberté d’expression, consacré par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; qu’ils peuvent céder devant la liberté d’informer, par le texte et par la représentation iconographique, sur tout ce qui entre dans le champ de l’intérêt légitime du public, certains événements d’actualité ou sujets d’intérêt général pouvant justifier une publication en raison du droit du public à l’information et du principe de la liberté d’expression ;
Attendu, par ailleurs, que la caricature et la satire, même délibérément provocantes ou grossières, participent de la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions ; que, toutefois, le droit à l’humour connaît des limites, telles que les atteintes au respect de la dignité de la personne humaine, l’intention de nuire et les attaques personnelles ;
Attendu que, dans ces conditions, les droits au respect de la vie privée -incluant le droit à l’image- et à la liberté d’expression revêtant, au regard des articles 8 et 10 de la Convention européenne et 9 du code civil, une identique valeur normative, il appartient au juge saisi de rechercher leur équilibre et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime ;
Attendu, en fait, qu’il y a d’abord lieu de déterminer la nature de la poupée dont la cessation de la diffusion est sollicitée, en recherchant s’il s’agit d’un objet à vocation publicitaire, offert en cadeau pour favoriser la promotion commerciale d’un livre, ou d’un élément indissociable d’une oeuvre littéraire ;
Attendu que pour assimiler le concept litigieux à une vente avec prime, le demandeur soutient à tort qu’il suffirait de, s’en tenir aux seules mentions figurant sur l’emballage cartonné (“La poupée Vaudou et 12 aiguilles offertes”) ou sur l’étiquette de la figurine (“Poupée offerte par les Editions K&B. Vente interdite”), ou encore aux déclarations de “Guillaume Clapeau, l’éditeur de ces poupées, […] sur RMC” selon lequel “les poupées sont là pour donner un petit plus au lecteur” ;
Attendu en effet qu’il convient de constater que l’ensemble, composé du livre et de la poupée, est réuni dans un coffret portant le titre de l’ouvrage et illustré de l’image de la figurine piquée de trois aiguilles, reproduite sur chacune de ses faces ;
Que le livre intitulé “Nicolas S. le manuel vaudou” comprend, d’une part, jusqu’à la page 51 une biographie à vocation satirique et humoristique de l’intéressé, avec certaines allusions aux expressions imprimées sur la poupée (“racaille” en page 42 et “rupture” en page 44), et, d’autre part, cinq pages finales explicatives qui reprennent chacun des mots et expressions reproduits sur la figurine de tissu, à la suite de cette annonce :
“Ce manuel contient un grand nombre de sortilèges maléfiques, concoctés avec amour par le prêtre vaudou de renommée internationale Yaël Rolognese. Afin de vous aider à planter vos aiguilles à bon escient, voici quelques clés” ;
Que comme l’explique la société éditrice, les “mots clés” figurant sur la poupée reprennent des “expressions cultes” prononcées dans le cadre de la campagne présidentielle ou après celle-ci et des comportements notoires de l’intéressé qui ont marqué l’esprit du public, l’idée de la poupée vaudou, naturellement satirique, étant d’être une forme d’exutoire et les cinq dernières pages du livre commentant de façon sarcastique ces expressions et comportements, désignés sous les termes suivants: “170%“, “Casse-toi, pauvre con !“, “Travailler plus pour gagner plus“, “Immigration choisie“, “Racaille », “Ouverture », “Vol de stylo”, “Tests ADN”, “Textos”, “Tu l’aimes ou tu la quittes”, “Vodka”, “Pouvoir d’achat“, « Fouquet‘s”, “Rupture“, “Paquet fiscal“, “Talonnettes“, “Réformes“, “Khadafi“, “Service minimum“, “Scooter“, “Turquie“, “Tom Cruise“, “Mireille Mathieu », “Bigard”, “Publicité” et “Yacht” ;
Attendu que la poupée litigieuse ne constitue donc pas un produit purement commercial ni ne caractérise l’utilisation exclusivement mercantile ou publicitaire de l’image d’une personne sans son autorisation, même si les considérations financières ne sont pas étrangères à une société d’édition ;
Qu’elle est en réalité le prolongement nécessaire et indissociable d’un manuel avec lequel elle forme un ensemble permettant de se remémorer des prises de positions et événements notoires et de faire réagir le lecteur à leur propos ;
Attendu qu’il s’agit ainsi d’une oeuvre de l’esprit, composée de deux supports indissociables, qui véhicule des informations et des idées et relève de la liberté d’expression, son contenu informatif se plaçant délibérément dans le cadre de la satire et de l’humour ;
Attendu que même s’il peut apparaître déplaisant à certains égards d’inciter le lecteur à planter des aiguilles dans une poupée de tissu à l’effigie d’une personne, il convient de relever à ce propos :
– que le juge n’a pas à apprécier le bon ou mauvais goût du concept proposé ;
– que nul ne peut prendre au sérieux ce procédé et croire qu’il prônerait un culte vaudou tel que pratiqué dans les Antilles ;
– que le manuel explique de façon volontairement fantaisiste et burlesque pourquoi et comment planter ces aiguilles, celles-ci n’étant jamais dirigées contre la personne même dont les traits sont reconnaissables sur la figurine, mais visant à brocarder ses idées et prises de positions politiques, comme ses propos et comportements publics, en guise de protestation ludique et d’exutoire humoristique ;
Attendu que cette représentation non autorisée de l’image de M. Nicolas S., qui ne constitue ainsi ni une atteinte à la dignité humaine ni une attaque personnelle, s’inscrit donc dans les limites autorisées de la liberté d’expression et du droit à l’humour ;
Attendu que la mesure de retrait de la figurine sollicitée serait en l’espèce d’autant plus disproportionnée :
– que cette particulière liberté de ton est plus largement admise lorsqu’elle vise des personnages publics ;
– que les deux “manuels vaudou”, édités par la société Tear Prod sur le modèle de ceux publiés aux Etats-Unis, sont précisément consacrés aux deux candidats qui se sont affrontés au deuxième tour de la dernière élection présidentielle française et qui ont tous deux focalisé l’attention du public sur leur personne en mettant en avant leur image dans leur communication politique.
Attendu, en conséquence, que M. Nicolas S. sera débouté de ses demandes, la diffusion de la poupée litigieuse ne caractérisant pas, dans ces conditions, une atteinte fautive à son droit à l’image ni un trouble manifestement illicite au sens de l’article 809 du code de procédure civile.
Attendu que des raisons tirées de considérations d’équité conduisent à écarter, en l’espèce, toute application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile
DECISION
Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,
. Déboute M. Nicolas S. de toutes ses demandes.
. Déboute la société Tear Prod de sa demande fondée sur l’article 700 du code de procédure civile.
. Condamne M. Nicolas S. aux dépens.
Le tribunal : Mme Isabelle Nicolle (1ère vice présidente), M. Nicolas Bonnal (vice président), Mme Anne-Marie Sauteraud (vice présidente)
Avocats : Me Thierry Herzog, Me Arnaud Rouillon, Me Antoine Diesbecq
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