Jurisprudence : Droit d'auteur
Tribunal de grande instance de Paris 3ème chambre, 4ème section Jugement du 16 septembre 2010
Diana Evangelina D. L. / KMBO, Les Piquantes
film - photographie - reproduction - site internet
FAITS ET PROCEDURE
Par acte en date du 4 juin 2010, Mme Diana Evangelina D. L. a fait assigner à jour fixe la société KMBO et la société Les Piquantes, sur le fondement des articles L. 121-1 et 122-4 et suivants du code de la propriété intellectuelle, pour voir notamment :
– constater qu’elles ont porté atteinte à ses droits moraux portant sur la photographie de Ernesto “Che” Guevara intitulée “Guérillero Héroïco” dont son père, Alberto D. G., dit Korda, est l’auteur, en faisant une campagne médiatique, commerciale, publicitaire et de promotion de la pornographie féminine par voie d’affichage, via leur site internet et par la diffusion de dossiers de presse et ce, en reproduisant, dénaturant, défigurant et dénigrant l’œuvre de Korda avec, à la place du visage de Che Guevara, le visage d’une femme sur un buste dénudé, vulgaire et provocant incitant à la pornographie, sans autorisation ni mention du nom de l’auteur.
– condamner solidairement les défenderesses à lui payer la somme de 75 000 € à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral.
– ordonner la cessation, sous astreinte de 1000 € par jour et par infraction constatée, de l’utilisation et de la reproduction de l’image litigieuse, de quelque manière et par quelque moyen que ce soit, à compter du prononcé de la décision à intervenir.
– ordonner aux défenderesses de faire supprimer et retirer l’image litigieuse sur tous les sites internet, y compris les sites dont elles sont propriétaires, sous astreinte de 1000 € par jour de retard après l’expiration d’un délai de 30 jours à compter de la signification du jugement à intervenir.
– condamner solidairement les défenderesses à publier à leurs frais, dans cinq journaux de son choix, le jugement à intervenir sans que le coût total de ces publications ne puisse excéder la somme de 30 000 € HT.
– ordonner la publication du dispositif du jugement sur la partie haute de la page d’accueil des sites internet www.dirtydiaries-lefilm.com et www.kmbofilms.com ou sur tout autre site servant à la promotion ou à la vente du film “Dirty Diaries”.
– condamner solidairement les défenderesses au paiement de la somme de 10 000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions du 6 juillet 2010, la société KMBO fait valoir, en substance, que :
– le dessin litigieux n’est ni une reproduction ni une adaptation de la photographie de Korda mais une œuvre graphique distincte et originale qui évoque la lutte féministe, objet du film “Dirty Diaries”.
– aucune contrefaçon ne saurait se déduire de la présence des deux seuls traits communs aux deux œuvres, à savoir le béret, couvre-chef habituel des combattants, et le regard du personnage légèrement orienté vers le haut, élément qui est dénué d’originalité.
– en tout état de cause, Mme D. L. n’indique pas les éléments caractéristiques de la photographie de son père qui en constitueraient l’originalité.
– à titre subsidiaire, qu’il importe de concilier en l’espèce le droit moral de l’auteur de la photographie et la liberté de création et d’expression artistique et que le film “Dirty Diaries” est un film féministe et politiquement engagé dont le visuel comme le propos ne dénaturent ni la forme ni l’esprit de la photographie de Korda ni davantage le message humaniste du “Che” et son combat pour la justice sociale.
– aucune atteinte n’a donc été portée à l’intégrité et au respect de l’œuvre de Korda.
– M. D. L. ne justifie d’aucun préjudice dans la mesure où l’image litigieuse a été retirée de ses sites internet comme des sites tiers et où le visuel de la campagne promotionnelle du film a été finalement modifié.
– à titre reconventionnel, que la demanderesse abuse de l’exercice de son droit moral puisque son action va à l’encontre de la volonté de l’auteur de la photographie, ce qui justifie l’allocation de la somme de 50 000 € à titre de dommages et intérêts, outre celle de 10 000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions du 7 juillet 2010, la société Les Piquantes fait sienne l’argumentation développée par la société KMBO et elle demande, à titre subsidiaire, qu’il lui soit donné acte du fait que cette dernière entend la garantir de toute condamnation qui pourrait être prononcée à son encontre, outre l’allocation d’une somme de 3000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
DISCUSSION
Sur l’originalité de la photographie
Mme D. L. rappelle qu’il résulte des propos de Korda lui-même, relatifs à la photographie litigieuse intitulée “Guérillero Héroïco”, que le 5 mars 1960, au cours d’une cérémonie en hommage aux victimes de l’explosion d’un navire qui acheminait des armes à Cuba, “soudain a surgi du fond de la tribune, dans un espace vide, le Che. Il a une expression farouche. Quand il est apparu au bout de mon objectif 90 mm, j’ai eu peur en voyant la rage qu’il exprimait…J’ai appuyé aussitôt sur le déclic, presque par réflexe”.
Il ressort de ces propos que, si Korda n’a pas fait poser son modèle ni n’a choisi l’éclairage ou le cadrage de son sujet et qu’aucune préparation n’a été effectuée avant la prise de vue, il apparaît que le photographe a su instantanément capter la rage et la détermination mêlée de souffrance contenues dans le regard du “Che” qu’il a lui-même ressenties pendant la prise de vue, parvenant à transmettre le pouvoir d’attraction exercé par ce regard.
Par ailleurs, il est établi que Korda a doublé la prise de vue et qu’il a procédé à un recadrage de la photographie prise à l’horizontale pour parvenir à la photographie définitive, éliminant un profil à gauche et un palmier à droite de manière à isoler le portrait de Che Guevara et à le figer à la manière d’une icône, selon ses propres choix artistiques et sa sensibilité personnelle.
Dès lors, la photographie litigieuse porte bien l’empreinte de la personnalité de Korda et elle présente incontestablement un caractère original.
Sur la contrefaçon
Il est constant que la contrefaçon suppose la reprise des éléments originaux d’une œuvre et qu’il convient de rechercher si les caractéristiques de l’œuvre d’origine de Korda se retrouvent dans le visuel incriminé.
En l’espèce, il est reproché aux sociétés KMBO et Les Piquantes d’avoir reproduit et dénaturé la photographie susvisée du “Che au béret et à l’étoile” prise par Korda pour faire la promotion du film pornographique intitulé “Dirty Diaries”, par l’exploitation d’un visuel qui reprend les éléments caractéristiques de ladite photographie et présente, à la place du visage de Che Guevara, celui d’une femme portant un béret (sur lequel l’étoile a été remplacée par un symbole féminin), au regard quasi identique, exposant un buste “dénudé, vulgaire et provocant”.
Mme D. L. fait valoir que les défenderesses ont utilisé la photographie de Korda pour la détourner à des fins commerciales “en dénigrant ouvertement les idéaux de liberté, de respect et de sens du devoir qui transparaissent à travers la photographie”.
Plus précisément, elle soutient qu’il a été porté atteinte à la fois à la forme et à l’esprit de l’œuvre originale.
Cependant, en ce qui concerne la forme de l’œuvre, force est de constater que le visuel incriminé se borne, de façon très stylisée, à reprendre le béret, la chevelure et l’orientation du regard du personnage mais qu’il s’agit en réalité d’une œuvre graphique distincte qui, si elle est inspirée de la célèbre photographie litigieuse, s’en distingue nettement par une libre interprétation de l’image qui est ici transposée au féminin et qui met à la fois l’accent sur la volonté et la sensualité de la militante représentée (candeur du regard, bouche légèrement ouverte, poitrine généreuse) à la différence du portrait du “Che” qui montrait avant tout la détermination farouche qui animait à cet instant le héros de la révolution.
Par conséquent, sur ce premier point, aucune dénaturation de l’œuvre de Korda ne saurait être retenue, la liberté d’expression autorisant qu’il puisse être procédé à des adaptations formelles d’une œuvre première à la condition qu’elles s’en différencient suffisamment et n’en altèrent pas fondamentalement le caractère.
S’agissant de l’atteinte à l’esprit de l’œuvre de Korda, il est établi que le film “Dirty Diaries” est une œuvre de combat qui a pour objet de libérer l’image stéréotypée de la sexualité féminine et qui ne relève pas de la seule pornographie et se veut un manifeste d’émancipation des femmes dans un esprit militant que résume bien son initiatrice, Mme Mia E., dans le texte de présentation du film.
Ainsi, contrairement à ce que prétend la demanderesse, le visuel incriminé, qui ne présente au demeurant aucune vulgarité, n’est pas contraire aux idéaux de Korda – qu’il a eu l’occasion d’exprimer sans équivoque en ce qui concerne précisément l’utilisation de la photographie litigieuse – et de Che Guevara lui-même puisque le film dont il fait la promotion s’inscrit dans une démarche de justice sociale dont la cause des femmes, considérée dans toutes ses dimensions, fait assurément partie.
Dans ces conditions, aucune atteinte à l’intégrité et au respect de la photographie de Korda ne peut être reprochée aux défenderesses en l’espèce, au sens de l’article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle, et Mme D. L. sera déboutée de l’intégralité de ses demandes.
Sur la demande reconventionnelle
La société KMBO forme une demande reconventionnelle en faisant valoir que Mme D. L. a abusé de l’exercice de son droit moral de façon notoire puisque son action va à l’encontre de l’esprit et des intentions de son père à propos de l’utilisation de la photographie du “Che” pour servir la cause de la justice sociale.
Cependant, la demanderesse a pu se méprendre de bonne foi sur les intentions de Korda à cet égard et sur l’exacte portée de ses droits et il convient de débouter la société KMBO de sa demande à ce titre.
L’équité commande l’allocation à la société KMBO d’une somme de 8000 € et à la société Les Piquantes de 2000 €, par application de l’article 700 du code de procédure civile.
L’exécution provisoire n’apparaît pas nécessaire en l’espèce et il n’y a pas lieu de l’ordonner.
DECISION
Le tribunal, statuant par jugement déposé au greffe, contradictoire et en premier ressort,
. Déboute Mme D. L. de ses demandes.
. Déboute la société KMBO de sa demande reconventionnelle.
. Condamne Mme D. L. à payer à la société KMBO la somme de 8000 € par application de l’article 700 du code de procédure civile.
. La condamne à payer à la société Les Piquantes la somme de 2000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
. Dit n’y avoir lieu à exécution provisoire.
. Condamne Mme D. L. aux dépens de l’instance dont distraction au profit de Me Isabelle Wekstein, par application de l’article 699 du code de procédure civile.
Le tribunal : Mme Marie-Claude Hervé (vice présidente), Mme Agnès Marcade et Rémy Moncorge (juges)
Avocats : Me Randy Yaloz, Me Emmanuel Asmar, Me Isabelle Wekstein
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