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Jurisprudence : Contenus illicites

mercredi 03 mai 2000
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Tribunal de Grande Instance de Paris 1ère chambre, 1ère section Jugement du 3 mai 2000

Chambre nationale des Commissaires-priseurs, Chambre de Discipline des Commissaires-priseurs de la Compagnie de Paris / NART SAS (société de droit français), NART Inc. (société de droit américain) et le ministère public

contenus illicites - contrat de vente en ligne - monopole des commissaires-priseurs - vente aux enchères

Faits et procédure

Vu l’assignation introductive de la présente instance, délivrée le 30 décembre 1999 pour l’audience du 8 mars 2000 en application des dispositions des articles 646 et 788 du Ncpc, ainsi que les dernières écritures de la Chambre nationale des Commissaires-priseurs et de la Chambre de Discipline des Commissaires-priseurs, demanderesses, aux termes desquelles celles-ci, invoquant les dispositions de la loi du 27 ventôse an IX qui réservent aux seuls commissaires-priseurs les prisées des meubles et ventes aux enchères d’effets mobiliers qui ont lieu à Paris et qui font interdiction à quiconque de s’immiscer dans ces opérations, demandent :

– qu’il soit fait interdiction, sous astreinte, à la société NART SAS de droit français ainsi qu’à la société NART Inc. de droit américain qui, soulignent-elles, ont déjà organisé une vente aux enchères d’objets mobiliers et d’art se trouvant en France sur le réseau internet entre le 26 novembre 1999 et le 6 décembre 1999, ainsi qu’en attestent les pièces versées aux débats, en violation des dispositions précitées, et qui projettent d’organiser une seconde vente dans le courant de l’année 2000, de participer à l’organisation d’une vente publique aux enchères sur le réseau internet d’objets mobiliers se trouvant en France ;

– que ces sociétés soient condamnées à leur payer des dommages-intérêts, outre une indemnité sur le fondement de l’article 700 du Ncpc, dans les termes du dispositif de leur assignation ;

– qu’une mesure de publication de la décision soit prescrite aux frais des défenderesses,

le tout, sous le bénéfice de l’exécution provisoire.

Vu les conclusions développées en défense, aux termes desquelles NART SAS et la société de droit américain NART Inc. concluent :

– principalement, à l’incompétence territoriale du tribunal de céans ;

– subsidiairement, à l’irrecevabilité des demandes pour défaut de pouvoir des demanderesses d’ester en justice et défaut d’intérêt à agir ;

– plus subsidiairement, au fond, à l’application au litige de la loi américaine et, en conséquence, au débouté des demandes ;

– plus subsidiairement encore, au débouté des demandes en ce qu’elles expriment la volonté des demanderesses d’obtenir du tribunal le prononcé d’une décision contrevenant aux dispositions de l’article 5 du code civil prohibant les arrêts de règlement et, en conséquence, à la condamnation des demanderesses au paiement de dommages-intérêts pour procédure abusive, outre une indemnité sur le fondement de l’article 700 du Ncpc,

le tout sous le bénéfice de l’exécution provisoire ;

en faisant valoir, relativement à l’exception d’incompétence :

– que NART Inc. organise, sur son site web intitulé www.nart.com et hébergé par Victoire Multimedia, société de droit américain, des ventes aux enchères d’objets mobiliers, suivant un protocole rigoureux et respectueux des intérêts des participants à de telles ventes tandis que NART SAS, société d’édition et de presse en ligne spécialisée dans l’art, s’est contentée d’apporter à NART Inc. une assistance logistique pour la première vente ;

– que le rappel de ces attributions respectives des deux sociétés conduit nécessairement à retenir la compétence des juridictions américaines pour connaître du litige, et ce en application des dispositions de l’article 46 du Ncpc :

. puisque, d’une part, NART Inc., à laquelle il est imputé à faute l’organisation de telles ventes, a son siège aux Etats-Unis

. et, d’autre part, que le fait prétendument dommageable est réalisé et subi aux Etats-Unis, lieu de la conclusion de la vente, sans qu’il puisse être opposé, en l’espèce, les dispositions de l’article 42 du Ncpc eu égard au domicile en France de l’une des sociétés défenderesses, NART SAS, qui est totalement étrangère au préjudice prétendument subi et ne pouvant être considérée comme un défendeur sérieux mais devant plutôt être considérée comme l’alibi procédural justifiant le détournement des parties de leur juge naturel ;

relativement à l’exception d’irrecevabilité :

– que les demanderesses ne justifient ni de leur capacité d’ester en justice puisqu’elles ne produisent aucune délibération d’un quelconque organisme habilité à délivrer une telle assignation, ni d’un intérêt à agir ;

– sur le fond, que le monopole des commissaires-priseurs est remis en cause tant en droit communautaire qu’en droit interne ;

– qu’en tous cas, ce monopole n’est opposable aux ventes réalisées sur internet par NART Inc. parce que les enchères sont portées sur le site de la société domicilié et hébergé aux Etats-Unis ;

– que ce site est également le lieu d’adjudication, c’est-à-dire le lieu d’où partira l’e-mail qui informera le meilleur enchérisseur du fait qu’il a acquis l’objet pour lequel il avait présenté une offre ;

– que la loi applicable aux ventes aux enchères est celle du lieu de l’adjudication ;

– qu’en l’espèce, ce lieu est situé aux Etats-Unis et que la loi applicable est donc la loi américaine et en aucun cas, comme le soutiennent les demanderesses, la loi du lieu où sont exposés les objets proposés à la vente et encore moins la loi du lieu où l’internaute clique sur son ordinateur pour formuler une proposition d’enchères ;

– que, de plus, et en toute hypothèse, les ventes sur l’internet ne peuvent être considérées comme des ventes publiques aux enchères :

. puisque, d’une part, ne peuvent y participer que les personnes qui ont procédé à leur inscription préalable et obtenu un identifiant ainsi qu’un mot de passe leur permettant de placer sans risque une enchère ; inscription qui permet, en outre, à NART Inc. de la fiabilité de l’enchérisseur,

. et que, d’autre part, la vente sur internet ne répond pas à la caractéristique principale des ventes soumises à monopole, à savoir l’émulation provoquée par le feu des enchères puisque, en l’absence de toute simultanéité dans les enchères, aucun feu des enchères ne peut intervenir, pas plus qu’elle ne répond à la condition posée par l’article 1 alinéa 2 de la loi du 25 juin 1841 relative à l’exigence d’un cri public pour manifester son enchère ;

– et qu’en tout état de cause, la demande n’est pas admissible puisqu’elle tend à une interdiction générale a priori de toute vente quelle que soit sa nature, ce qui caractérise une demande d’un arrêt de règlement prohibé par le code civil.

Discussion

Vu, pour le surplus, ensemble les écritures des parties et les pièces produites aux débats

Sur l’exception d’incompétence

Attendu que NART SAS et NART Inc., dont la complémentarité ne peut pas être sérieusement contestée, organisent des ventes aux enchères d’objets mobiliers et d’art sur le réseau internet à partir de leur site www.nart.com hébergé chez Victoire Multimedia Inc. situé à Mountain View (Etats-Unis) ;

Attendu que, dans le cadre de leur activité, elles ont déjà offert et projettent d’offrir à nouveau aux internautes, notamment aux internautes domiciliés en France, de participer à une vente aux enchères en ligne d’objets mobiliers se trouvant en France et pouvant être visualisées sur le réseau comme dans les « showrooms » situés en France et plus particulièrement à Paris ;

Attendu que leur offre constitue à l’évidence une immixtion dans l’organisation et la réalisation des ventes aux enchères en France que la loi française, toujours en vigueur, réserve aux seuls commissaires-priseurs ;

Attendu que ces derniers, par l’intermédiaire des organes représentatifs de la profession, sont dès lors fondés à poursuivre la cessation d’une telle immixtion et la réparation du préjudice subi ;

Attendu que cette immixtion et le préjudice qui en résulte pour la profession ayant été constatée et subi à Paris, c’est à bon droit que les demanderesses ont soumis leurs prétentions au tribunal de céans ;

Sur l’irrecevabilité

Attendu qu’en leur qualité d’organes représentatifs de la profession, les demanderesses ont parfaitement qualité pour agir et ester en justice pour la défense des intérêts de la profession ;

Que le moyen ne saurait donc prospérer ;

Sur le fond du litige

Attendu que toute l’argumentation des défenderesses repose sur la convention liant les parties participant à une vente aux enchères qu’elles initient, notamment sur les garanties de sérieux et de sécurité des transactions qui sont offertes aux internautes ;

Mais attendu que les demanderesses ne se placent pas sur le terrain contractuel mais sur celui de la faute pour violation des dispositions de la loi de 1841, revendiquant l’application, aux faits qu’elles dénoncent, de la loi du lieu du dommage, en l’occurrence de la loi française ;

Attendu qu’en l’espèce, le dommage ayant été subi en France et plus particulièrement à Paris, la loi française est incontestablement applicable au présent litige ;

Attendu que pour s’exonérer de toute responsabilité, les défenderesses font valoir que les ventes qu’elles organisent à partir de leur site web ne portent pas atteinte au monopole des commissaires-priseurs :

. puisque, d’une part, elles ne peuvent pas être considérées comme des ventes publiques aux enchères et que le réseau internet n’est pas une salle de ventes située à Paris

. et que, d’autre part, lesdites ventes ne peuvent être qualifiées de ventes aux enchères puisqu’y font défaut l’émulation provoquée par le feu des enchères et la simultanéité dans les enchères ;

Mais attendu que la vente aux enchères en ligne présente en réalité toutes les caractéristiques d’une vente publique puisqu’elle est accessible à tout internaute intéressé, certes sous la condition d’une inscription préalable et d’une adhésion aux clauses du contrat de vente en ligne ;

Attendu, toutefois, que cette inscription préalable a pour seul objet d’individualiser et d’identifier l’enchérisseur ;

Attendu que cette condition est requise et réalisée, certes sous une autre forme, dans les ventes traditionnelles en salles de ventes ;

Attendu, par ailleurs, que le réseau internet constitue, pour les besoins de l’organisation et de la réalisation des ventes aux enchères, une vaste salle de ventes modulable et extensible à l’infini pour tenir compte des modifications de l’espace physique dans lequel sont diffusées les offres de ventes aux enchères ;

Attendu que l’offre qui est faite à des internautes domiciliés en France, et plus particulièrement à Paris, de participer à une vente aux enchères en ligne, implique l’extension de la salle des ventes virtuelle au territoire français et à celui de la ville de Paris ;

Attendu, enfin, et contrairement à ce que soutiennent les défenderesses, que l’émulsion provoquée par le feu des enchères, de même que la simultanéité des enchères subsistent dans le cas d’une vente aux enchères en ligne, l’internaute qui participe à la vente ayant connaissance des enchères portées et pouvant former une enchère plus élevée, dans des conditions de délais certes différentes mais adaptées à la nature de la vente en ligne et aux exigences techniques spécifiques qui en découlent ;

Qu’il résulte de ce qui précède que les ventes aux enchères organisées par les défenderesses ont toutes les caractéristiques des ventes aux enchères publiques et que l’offre qui a été adressée aux internautes à l’occasion de la première vente aux enchère en ligne réalisée courant novembre-décembre 1999, comme l’offre que les défenderesses projettent de renouveler constituent bien une immixtion de ces dernières dans l’organisation et la réalisation des ventes aux enchères d’objets mobiliers se trouvant en France qui sont réservées par la loi aux seuls commissaires-priseurs ;

Attendu qu’il y a lieu de sanctionner ce comportement fautif par l’allocation à chacune des demanderesses de la somme de 1 franc à titre de dommages-intérêts et, par ailleurs, de faire interdiction aux défenderesses de s’immiscer de quelque manière qu’elle soit dans les opérations dont s’agit ;

Attendu qu’il est justifié de faire application des dispositions de l’article 700 du Ncpc ;

Qu’en revanche, il n’est pas justifié de prononcer dès à présent une mesure d’astreinte, ni de prévoir une mesure de publication, ni d’ordonner l’exécution provisoire du présent jugement.

La décision

Le tribunal statuant publiquement, par jugement contradictoire et en premier ressort :

. rejette l’exception soulevée en défense ;

. en conséquence, se déclare compétent pour connaître de la demande ;

. déclare les demanderesses recevables à agir ;

. fait interdiction aux sociétés défenderesses de s’immiscer de quelque façon que ce soit dans les opérations de ventes aux enchères réalisées en France et qui relèvent du monopole des commissaires-priseurs ;

. les condamne à payer à chacune des demanderesses la somme de 1 franc à titre de dommages-intérêts, outre à chacune d’elles la somme de 5 000 F sur le fondement de l’article 700 du Ncpc ;

. rejette les autres demandes ;

. met les dépens à la charge des défenderesses.

Le tribunal : M. Gomez (président), M. Marcus (vice-président), Mme Dallery (juge).

En présence de : M. Dillange (premier substitut).

Avocats : Mes Geoffroy Gaultier, Rasles et Sedallan.

Notre présentation de la décision

 
 

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