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Jurisprudence : Jurisprudences

mardi 09 juillet 2019
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TGI de Paris, 3ème ch. 3ème section, jugement du 21 juin 2019

Entr’ouvert / Orange et Orange Applications for Business

contrat - contrefaçon - droit d'auteur - licence - licence libre - logiciel libre - manquements - responsabilité contractuelle

Dans le cadre d’un appel d’offre lancé fin 2005, par l’Agence pour le gouvernement de l’Administration électronique (ADAE), rattachée par la suite à la Direction Générale de la Modernisation de l’Etat, en vue de la conception et de la réalisation du portail dénommé “Mon service Public”, la société Orange SA, opérateur de télécommunications, a obtenu la réalisation du lot n°2, relatif à la fourniture d’une solution informatique de gestion d’identité et des moyens d’interface, à destination des fournisseurs de service.

La société Orange a proposé dans ce cadre, une solution comprenant l’interfaçage de la plate-forme IDMP avec la bibliothèque logicielle Lasso, éditée par la société Entr’ouvert, éditeur de logiciels dédiés à la gestion de l’identité numérique, et sous licence libre GNU GPL Version 2.

La société Entr’ouvert estimant que la mise à disposition de la bibliothèque libre Lasso à la DGME par Orange dans le cadre du projet Mon Service Public, n’était pas conforme aux articles 1 et 2 de la licence libre, a fait procéder suivant procès-verbal des 22 et 27 avril 2011, à une saisie-contrefaçon au siège de Orange, puis a par acte du 29 avril 2011 fait assigner la société Orange devant ce tribunal en contrefaçon de droit d’auteur.

La société IT & L@bs devenue Orange Application for Business (OAB) est intervenue volontairement à la procédure, par conclusions du 14 février 2014.

Le juge de la mise en état a par ordonnance du 31 mai 2013 désigné un expert.

Le juge chargé du contrôle des expertises a le 26 mars 2016 rejeté la demande formée par Orange et OAB de voir modifier la mission d’expertise et voir ordonner une mesure de confidentialité, puis saisi à nouveau, a débouté les mêmes par ordonnance du 05 mai 2017 de leurs demandes relatives à l’expertise et aux conditions de déroulement de celle-ci.

L’expert a déposé son rapport le 23 octobre 2017.

Dans le dernier état de ses prétentions, formées suivant écritures signifiées par voie électronique le 30 novembre 2018, la société Entr’ouvert sollicite du tribunal de :
Vu les dispositions des articles 10, 143, 144, 232 du code de procédure civile,
Vu les articles L112-2 13°, L113-9, L332-4, L335-3 et L122-6 du code de la propriété intellectuelle,
Vu l’article 1240 du code civil,
Vu l’ordonnance du président du tribunal de grande instance de Paris du 31 mars 2011,
Vu la licence GNU GPL v.2,
Vu les pièces versées au débat,
– Juger la société Entr’ouvert recevable et bien fondée en ses demandes, fins et prétentions à l’encontre des sociétés Orange et Orange Business Applications,
In limine litis :
– Prononcer la validité du rapport d’expertise déposé le 15 novembre 2017 par Monsieur Roger Cozien, expert judiciaire désigné en exécution de l’ordonnance du 31 mai 2013,
– Prononcer la validité du procès-verbal réalisé par Maître Jérôme Legrain des 22 et 27 avril 2011,
A titre liminaire :
– Juger que Lasso a été divulgué sous le nom d’Entr’ouvert, laquelle est présumée titulaire des droits patrimoniaux sur Lasso,
– Juger que les droits patrimoniaux sur Lasso ont été dévolus à Entr’ouvert par les salariés l’ayant créé et ont été cédés à Entr’ouvert par les prestataires,
– Constater que Orange et Orange Business Applications n’ont jamais contesté la recevabilité d’Entr’ouvert revendiquant les droits patrimoniaux sur Lasso,
– Juger que les auteurs de Lasso ont fait preuve d’un apport intellectuel et d’un effort personnalisé dans la conception de Lasso,
– Constater l’absence de contestation de l’originalité par Orange et Orange Business Applications ,
– Juger que Lasso est protégé par le droit d’auteur,
A titre principal :
– Constater qu’Orange et Orange Business Applications n’ont pas apporté la preuve leur incombant de ce que leur utilisation de Lasso serait soumise à la licence GNU GPL v.2 et qu’elles auraient respecté les obligations découlant de la licence GNU GPL v.2.,
– Juger que Orange et Orange Business Applications n’ont pas respecté les obligations de la licence GNU GPL v.2, ce qui entraîne sa résolution immédiate et l’impossibilité de s’en prévaloir,
– Constater que la reproduction, la représentation, la diffusion, la distribution, l’adaptation et la modification de Lasso dans ses versions 0.6.3 et 2.2.90 n’ont pas été autorisées par Entr’ouvert et constituent des actes de contrefaçon commis par Orange et Orange Business Applications,
– Juger que les atteintes portées par Orange et Orange Business Applications aux droits patrimoniaux d’Entr’ouvert sur Lasso ont causé des dommages,
– Condamner in solidum Orange et Orange Business Applications à réparer les préjudices d’Entr’ouvert consécutifs aux atteintes portées à ses droits patrimoniaux :
– la somme de 3.000.000 d’euros en réparation des conséquences économiques négatives, notamment un manque à gagner,
– la somme de 500.000 euros en réparation du préjudice du fait de la privation aux bénéfices réalisés par Orange et Orange Business Applications,
– la somme de 500.000 euros au titre de son préjudice moral,
A titre surabondant :
– Juger qu’Orange a commis des actes de parasitisme au préjudice d’Entr’ouvert,
– Condamner Orange à payer à la société Entr’ouvert la somme de 500.000 euros en réparation du préjudice subi du fait des actes parasitaires,
A titre subsidiaire :
– Ordonner à Orange et OAB la communication, sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard à compter de la signification du jugement, des éléments suivants : les carnets de commandes, factures, contrats ainsi que l’état des ventes de IDMP intégrant Lasso dans le cadre du projet , tous les documents comptables permettant d’établir le chiffre d’affaires global d’Orange et OAB pour l’exploitation de IDMP intégrant Lasso, notamment dans le cadre de la réponse à l’appel d’offres pour le marché lié au Portail MSP et, le cas échéant, à ses renouvellements et la liste des programmes informatiques intégrant ou utilisant Lasso développés et distribués par Orange et OAB pour le marché lié au Portail MSP,
– Réserver la liquidation des dommages et intérêts,
En tout état de cause :
– Débouter Orange et Orange Business Applications de toutes leurs demandes, fins et prétentions,
– Ordonner l’exécution provisoire de la décision à intervenir dans toutes ses dispositions nonobstant appel et constitution de garantie,
-Interdire à Orange et Orange Business Applications de reproduire, diffuser ou exploiter Lasso dans IDMP et ce sous astreinte de 500 euros par jour de retard à compter du prononcé du jugement à intervenir,
– Ordonner la publication du jugement à intervenir dans trois journaux choisis par Entr’ouvert aux frais de Orange et Orange Business Applications, dans la limite de 3.000 euros par insertion,
– Condamner in solidum Orange et Orange Business Applications à rembourser Entr’ouvert des frais d’expertise à hauteur de 42.666 euros TTC ,
– Condamner in solidum Orange et Orange Business Applications à payer Entr’ouvert la somme de 100.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– Condamner in solidum Orange et Orange Business Applications aux entiers dépens, en ce compris les frais d’huissier et notamment ceux consécutifs à la saisie contrefaçon.

Aux termes de leurs dernières conclusions signifiées par voie électronique le 15 janvier 2019, les sociétés Orange et OAB sollicitent du tribunal de :
Vu l’article 1 de la directive n°2009/24 du 23 avril 2009,
Vu les articles 1149, 1156 et suivants et 1315 du code civil en leur version antérieure à l’entrée en vigueur de l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016,
A titre principal,
– Dire et juger qu’Entr’ouvert ne rapporte pas la preuve de l’originalité de la bibliothèque Lasso,
En conséquence,
– Débouter Entr’ouvert de l’intégralité de ses demandes,
A titre subsidiaire,
– Dire et juger que le litige qui lui est soumis n’est pas un litige en contrefaçon, mais un litige en responsabilité contractuelle,
En conséquence,
– Déclarer irrecevable l’action en contrefaçon d’Entr’ouvert,
A titre surabondant,
– Dire et juger qu’eu égard à l’ambiguïté des stipulations de la licence GNU GPL Version 2, celles-ci doivent être interprétées en faveur d’Orange et d’OAB par application de l’article 1162 du code civil,
– Dire et juger que le rapport d’expertise est dénué de toute force probante,
– Dire et juger qu’Entr’ouvert ne rapporte pas la preuve d’un quelconque manquement d’Orange et d’OAB aux stipulations de la licence GNU GPL Version 2,
En conséquence,
– Débouter Entr’ouvert de l’intégralité de ses demandes,
A titre encore plus subsidiaire,
– Dire et juger qu’Entr’ouvert est irrecevable en son action en parasitisme,
En conséquence,
– Débouter Entr’ouvert de l’intégralité de ses demandes,
A titre surabondant,
– Dire et juger qu’Entr’ouvert est mal fondée en ses demandes en parasitisme,
En conséquence,
– Débouter Entr’ouvert de l’intégralité de ses demandes,
A titre infiniment subsidiaire,
– Enjoindre à Entr’ouvert de communiquer ses comptes sociaux de l’année 2006 laissant apparaître le tarif de la licence commerciale de la bibliothèque Lasso,
-Dire et juger qu’Entr’ouvert ne justifie ni du principe, ni du quantum du préjudice qu’elle allègue,
En conséquence,
– Débouter Entr’ouvert de l’intégralité de ses demandes financières,
– Débouter Entr’ouvert de sa demande d’interdiction qui est sans objet dans la mesure Orange et OAB ne sont plus titulaires du marché depuis le 30 juin 2016,
– Débouter Entr’ouvert de sa demande de publication qui apparaît manifestement disproportionnée,
– Débouter Entr’ouvert de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile ou, à tout le moins, la réduire à de plus justes proportions,
– Condamner Entr’ouvert à payer à Orange et OAB une somme de 25.000 euros chacune au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– Condamner Entr’ouvert aux entiers dépens d’instance.

La procédure a été clôturée par ordonnance du 29 janvier 2019 et l’affaire plaidée le 14 mai 2019.

Conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, il est fait référence aux écritures précitées des parties, pour l’exposé de leurs prétentions respectives et les moyens qui y ont été développés.

DISCUSSION

La société Entr’ouvert est spécialisée dans la gestion et la fédération d’identités numériques permettant à un internaute d’accéder à différents services ou sites internet sans avoir besoin de s’identifier à chaque fois sur chacun d’eux.

Elle a conçu et distribue le logiciel Lasso, qui est une bibliothèque de gestion d’identité, respectueuse des protocoles de Liberty Alliance (consortium de professionnels faisant la promotion de standards tel que le standard SAML 2.0), utilisée avec d’autres logiciels pour organiser des politiques de gestion d’identité, qui s’implémente dans une application en quelques jours de développement.
La bibliothèque Lasso comprend plus de 5000 versions, dont 26 annotées, la première du 23 mars 2004 (0.6.0) et la dernière du 19 février 2016 (2.5.1).

Ce logiciel est distribué par la société Entr’ouvert, sous licence libre en version GNU GPL v.2, qui présente des caractéristiques particulières, imposant à son utilisateur diverses obligations (plus contraignantes qu’une licence GNU LGPL), à peine de résiliation, ou sous licence commerciale.

Les sociétés Entr’ouvert et Orange ont par le passé collaboré entre elles : projets communs en 2004, échanges sur la licence, formation du personnel de la seconde par la première (pièces Entr’ouvert n° 7, 8, 9, 10, 11, 12 à 16, 17 à 19).

La société Orange a dans le cadre d’un appel d’offres, remporté en 2005 la réalisation du lot n°2, pour l’Agence pour le Gouvernement de l’administration électronique (ADAE), afin de concevoir et de réaliser un portail intitulé “Mon Service Public”, qui a fonctionné de début 2009 au 1er juillet 2016, permettant de simplifier les démarches en lignes des usagers grâce à un accès unifié, à savoir par un seul acte d’authentification à des services administratifs en ligne, proposés par des administrations partenaires, au moyen d’une plate-forme logicielle IDMP (Identity management Platform), laquelle comprend la bibliothèque Lasso.

La société Entr’ouvert a fait procéder à une saisie-contrefaçon le 22 avril 2011 et une expertise a été ordonnée au cours de la mise en état le 31 mai 2013, le rapport étant déposé le 15 novembre 2017.

1-Validité du rapport d’expertise

La société Entr’ouvert sollicite la constatation de “la validité du rapport”, tout en indiquant (page 28 de ses conclusions) que les sociétés Orange et OAB ne contestent pas la régularité de celui-ci, tandis que en ce qui concerne les sociétés défenderesses, si celles-ci déplorent les conditions dans lesquelles les opérations se sont déroulées, invoquant le non-respect du contradictoire et la partialité de l’expert, elles ne contestent pas pour leur part, la validité de ce rapport, mais sa force probante (page 21 de leurs dernières écritures), qu’il appartiendra au tribunal d’apprécier, étant souligné que le juge chargé du contrôle de l’expertise, a par deux fois, rejeté les incidents formés par les défenderesses tendant à la modification de la mission de l’expert et à l’imputation à l’expert de manquements.
Cette prétention tendant à la constatation de la validité du rapport d’expertise est sans objet.

2-sur la validité du procès-verbal de saisie-contrefaçon des 22 et 27 avril 2011

La société Entr’ouvert formule cette prétention, dans le dispositif de ses dernières écritures, sans pour autant développer sur ce point dans les motifs de ses écritures, une quelconque argumentation.
Il n’appartient pas au tribunal conformément aux dispositions de l’article 753 alinéa 2 in fine du code de procédure civile, de statuer sur cette prétention figurant au dispositif , mais dont les moyens ne sont pas invoqués dans la discussion.

3- sur l’action en contrefaçon

La société Entr’ouvert fonde son action, sur la responsabilité délictuelle, au motif de la violation, par ses adversaires, d’une licence libre, qui ne constitue pas selon elle, un contrat entre un concédant et un licencié, mais consiste en une autorisation octroyée par un auteur à des tiers, applicable dans les limites qu’elle détermine et sous réserve du respect de ses conditions.
Selon la demanderesse, l’auteur n’a dans le cadre d’une licence libre, aucune obligation à l’égard de l’utilisateur de la licence, ni aucune responsabilité.

Ainsi, l’atteinte portée aux droits de l’auteur de logiciel relève selon la demanderesse, du régime de la contrefaçon.

La société Entr’ouvert poursuit exposant qu’il incombe à l’utilisateur d’établir l’étendue des droits qu’il détient et non pas à l’auteur de rapporter la preuve négative qu’il n’aurait pas cédé ses droits à un tiers, la licence devant être interprétée strictement et en faveur de l’auteur. En l’espèce selon la société Entr’ouvert, les défenderesses qui ne contestent pas avoir utilisé la bibliothèque Lasso, n’établissent pas avoir exploité le logiciel dans les termes de licence, alors que l’expertise a révélé que les sociétés défenderesses avaient également utilisé la version 2.2.90 de la licence et qu’elles avaient fait une présentation trompeuse des conditions d’exploitation de Lasso auprès de l’ADAE en indiquant que le logiciel se trouvait dans un module autonome.

L’expert a effectivement mentionné que la bibliothèque Lasso est encapsulée dans un composant d’IDMP et forme un tout avec celui-ci et que le logiciel Lasso a fait l’objet de modifications en quantité et importance considérables, afin d’assurer sa compatibilité avec l’appel d’offre. L’expert relève qu’il existe des liens de dépendance extrêmement forts entre IDMP et Lasso et que IDMP est totalement dépendant de Lasso, Lasso étant complémentaire à IDMP (l’inverse n’a pas de sens).
La société Entr’ouvert ajoute que l’expertise privée réalisée par les défenderesses n’établit pas les manquements de l’expert judiciaire à ses obligations, lequel n’aurait pas étayé ses affirmations par des faits ou analyses, aurait édicté des contradictions, aurait commis des imprécisions et approximations, ou encore n’aurait pas répondu au dire récapitulatif d’Orange ou se serait abstenu de répondre à un chef de mission.
Elle précise que la licence doit s’appliquer “comme un tout” à l’ensemble de la combinaison associant un logiciel sous licence, et d’autres modules, de telle sorte que les sociétés Orange avaient l’obligation de publier le code source de Lasso, dès lors qu’elle en a fait une distribution.
La société Entr’ouvert conclut donc à l’existence d’une contrefaçon, en l’absence de son consentement à l’exploitation faite par les sociétés Orange, dont la responsabilité est engagée conjointement.

Les sociétés Orange soutiennent pour leur part, que le litige se situe dans le cadre d’une responsabilité contractuelle, du fait de la violation prétendue de la licence GNU GPL v.2, qui est un contrat d’adhésion et que la société demanderesse a elle-même produit aux débats, tout en en sollicitant la “résiliation” qui est une sanction propre au droit des contrats.
La société Entr’ouvert se trouve donc irrecevable à agir sur le fondement délictuel.

Les défenderesses ajoutent qu’il incombe à leur adversaire d’établir les manquements qu’il leur impute, ce qu’il ne fait pas en l’espèce, indiquant en outre que la licence GNU GPL V.2 invoquée de droit américain, comporte des notions inconnues en droit français, voire contraires aux principes d’ordre public de la propriété intellectuelle, qu’il convient d’interpréter au regard des usages français et en faveur de l’obligé.

Selon les sociétés Orange, le rapport d’expertise ne permet pas d’établir les violations de la licence, car il est dépourvu de force probante en ce que les affirmations de l’expert ne sont pas étayées par des faits ou des analyses ; il comporte de nombreuses contradictions, de nombreuses imprécisions et approximations et ne répond pas au dire récapitulatif qu’elles ont émis; les réponses de l’expert aux différents chefs de mission sont critiquables, dans la mesure où les fonctionnalités d’IDMP seul et de Lasso n’ont pas été décrites, ni les complémentarités entre IDMP et Lasso explicitées et où l’expert n’a pas justifié sa position pour déterminer si IDMP fonctionnait sans lien et de façon indépendante de Lasso, ni pour déterminer les interactions qui existeraient entre IDMP et Lasso. Pas plus ne sont établis les modifications, adaptations, retraits et ajouts apportés par Orange au code source Lasso.

Les sociétés Orange ajoutent que la société Entr’ouvert ne prouve un quelconque manquement de leur part aux stipulations de la licence et qu’elles n’ont pas “distribué” celle-ci au sens de la licence, parce que le code source du logiciel Lasso est utilisé par l’intermédiaire d’un site internet et parce que le prestataire qui agit pour le compte d’un client ne procède pas à un acte de distribution.

Sur ce,
En application des dispositions de l’article L122-6 du code de la propriété intellectuelle, les actes liés au droit d’exploitation du logiciel, tels que “le droit d’effectuer et d’autoriser : 1/ la reproduction permanente ou provisoire du logiciel (…) ; 2/ la traduction, l’adaptation l’arrangement ou toute autre modification et la reproduction du logiciel”, sont expressément réservés par la loi à l’auteur du logiciel et soumis à l’autorisation de celui-ci, sauf les exceptions prévues à l’article L122-6-1 du même code, lorsque ces actes d’exploitation sont “nécessaires pour permettre l’utilisation du logiciel conformément à sa destination, par la personne ayant le droit de l’utiliser, y compris pour corriger des erreurs”.
La violation des droits réservés de l’auteur est sanctionnée par la contrefaçon (article L335-2 du code de la propriété intellectuelle).

Cependant “les modalités particulières d’usage pour permettre l’utilisation du logiciel conformément à sa destination, par la personne ayant le droit de l’utiliser” sont aménagées, selon l’alinéa 2 de l’article L122-6-1 du code de la propriété intellectuelle, par contrat entre les parties.

En l’occurrence la bibliothèque Lasso est mise à disposition dans le cadre d’une licence libre GNU GPL V.2, qui consiste pour le donneur de licence à autoriser un utilisateur, à exécuter, diffuser et modifier un logiciel, à charge pour celui-ci de respecter les conditions d’usage prévues au contrat de licence correspondant.

Ce contrat est un contrat d’adhésion, dont les clauses ne peuvent pas être discutées et négociées par celui qui s’oblige, mais qui comporte néanmoins, contrairement aux affirmations du demandeur, des obligations réciproques à charge de chacune des parties.
En effet, la société Entr’ouvert concède une autorisation d’usage du logiciel par la mise à disposition de celui-ci quand bien même celle- ci est gratuite et que toute garantie de sa part est exclue, tandis que les sociétés utilisatrices, se doivent de respecter les modalités d’usage telles que fixées par la licence.

En l’occurrence la licence GNU GPL v.2 en sa version d’origine (pièce Entrouvert n° 24) et en sa traduction française non officielle (pièce Entrouvert n°25), autorise le licencié à “copier et distribuer des copies à l’identique du code source” (article 1), “modifier la copie du programme ou n’importe quelle partie de celui-ci créant un ouvrage fondé sur le Programme, copier et distribuer de telles modifications” (article 2), “copier et distribuer le Programme ou un ouvrage fondé sur lui” (article 3), “ne copier, modifier, concéder en sous-licence ou distribuer le Programme [que] tel qu’expressément prévu par la licence” (article 4).

La société Entr’ouvert reproche à son adversaire de ne pas avoir respecté les termes de la licence et les droits et obligations créés par celle-ci, en déclarant n’avoir utilisé que la version 0.6.3., alors que les défenderesses ont également employé la version 2.2.90. , d’avoir indiqué à l’ADAE de manière trompeuse que la bibliothèque serait un module autonome et ainsi de ne pas avoir respecté les obligations imposées par la licence.

Il apparaît ainsi que la société Entr’ouvert poursuit en réalité la réparation d’un dommage généré par l’inexécution par les sociétés défenderesses d’obligations résultant de la licence et non pas la violation d’une obligation extérieure au contrat de licence.

La solution du litige requiert l’interprétation de la licence libre, régissant les rapports entre les parties en cause pour établir la légalité ou l’illégalité du comportement reproché.
La relation entre la société Entr’ouvert et les sociétés Orange pour l’utilisation de la licence est donc de nature contractuelle.

En application du principe de non-cumul de responsabilité, seul le fondement de la responsabilité contractuelle est susceptible d’être invoqué par la demanderesse, qui doit donc être déclarée irrecevable en son action en contrefaçon et en ses prétentions accessoires, fondées exclusivement sur la responsabilité délictuelle, sans que la société Entr’ouvert ne puisse invoquer “la résolution immédiate” et rétroactive de la licence, sanction au demeurant propre à la matière contractuelle.

Les prétentions accessoires à la contrefaçon telles que le droit d’information, l’interdiction d’usage, la publication du jugement ne peuvent prospérer.

4-sur le parasitisme

La société Entr’ouvert expose que la société Orange s’est épargnée des travaux de recherche et des investissements matériels et humains, en utilisant en toute connaissance de cause, la bibliothèque Lasso, pour répondre à l’appel d’offres au profit de la DGME pour concevoir le portail “Mon service Public”.
Ce comportement crée à son égard un préjudice financier et d’image important qui justifie la condamnation de la société Orange au paiement de la somme de 500.000 euros.

La société Orange soulève l’irrecevabilité d’une telle prétention, incompatible avec la philosophie de l’éditeur de logiciel libre qui est celle de permettre à tout utilisateur d’exploiter et de modifier librement les logiciels qu’elle édite.
Elle ajoute que les faits invoqués ne sont pas distincts de ceux invoqués au titre de la contrefaçon et conteste également la demande en indemnisation formée à ce titre.

Sur ce,
La renonciation à ses principes ne constitue pas une cause de fin de non recevoir.

Sont sanctionnés au titre de la concurrence déloyale, sur le fondement de l’article1240 du code civil, les comportements fautifs car contraires aux usages dans la vie des affaires, tels que ceux, parasitaires, qui tirent profit sans bourse délier d’une valeur économique d’autrui procurant à leur auteur, un avantage concurrentiel injustifié, fruit d’un savoir-faire, d’un travail intellectuel et d’investissements.
L’action en responsabilité pour parasitisme qui est ouverte à celui qui ne peut se prévaloir d’aucun droit privatif, peut être fondée sur les mêmes faits que ceux allégués au soutien d’une action en contrefaçon rejetée comme en l’espèce, sous réserve toutefois que soit établie l’existence d’une faute, d’un préjudice établi par la réalité des détournements allégués et d’un lien de causalité.
En l’occurrence, la société Orange a bénéficié avant de répondre à l’appel d’offre de la DGME fin 2005, d’informations, propositions commerciales, formation de ses personnels, relatives au logiciel Lasso, par la société Entr’ouvert et ces informations ont pu être utilisées.

En effet, l’expert a objectivement constaté sans que les contestations sur ce point des défenderesses ne soient pertinentes, que Orange et OAB ont “rendu IDMP conforme à SAML par intégration du composant Lasso” et que “Lasso et IDMP n’existent pas côte à côte de façon séparée et indépendante”; “Lasso est en réalité encapsulé dans au moins, un des composants d’IDMP avec des liens de dépendances très forts” (pages 60/65, 63/65); que deux versions de Lasso ont été utilisées (pages 30-31/65 : constat appuyé à la fois par des fichiers et des commentaires des développeurs et par des commandes UNIX et pages 64-65/65 ) avec une modification substantielle en quantité et en profondeur, du code source Lasso dans sa version 2.2.90, afin de le rendre utilisable par IDMP, pour répondre à l’appel d’offre de la DGME.

Toutefois la société Entr’ouvert ne produit aucune pièce comptable ou financière pour établir les moyens qu’elle a consentis au développement de la bibliothèque Lasso, ni même pour justifier de la réalité du préjudice économique et d’image qu’elle invoque.
Ces prétentions, au titre du parasitisme ne peuvent prospérer.

La demande formée à titre subsidiaire par la société Entr’ouvert de communication sous astreinte de documents comptables et financiers, n’apparait pas dans ces conditions, justifiée et sera écartée.

5-sur la demande en dommages et intérêts pour procédure abusive

La société Entr’ouvert développe dans les motifs de ses dernières écritures, une réclamation à ce titre, contre les sociétés défenderesses insolidum, à hauteur de la somme de 150 000 euros (Page 60), mais cette prétentions n’est pas reportée dans le dispositif de ces conclusions, dont le tribunal n’est pas saisi en application des dispositions de l’article 753 alinéa 2 du code de procédure civile.

7-sur les autres demandes

La société Entr’ouvert qui succombe supportera les dépens y incluant les frais d’expertise qu’elle a exposés et ses propres frais.

En application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, la partie tenue aux dépens ou à défaut, la partie perdante, est condamnée au paiement d’une somme au titre des frais exposés et non compris dans les dépens, en tenant compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée.
La société Entr’ouvert sera condamnée à payer à chacune des sociétés Orange et OAB, la somme de 7.000 euros au titre des frais irrépétibles.
Aucune circonstance particulière ne justifie le prononcé de l’exécution provisoire qui n’apparaît ni nécessaire ni compatible avec la nature de l’affaire.


DÉCISION

Le tribunal statuant publiquement, par jugement contradictoire, mis à disposition au greffe et en premier ressort,

Dit sans objet la demande tendant “au prononcé de la validité du rapport d’expertise”,

Dit n’y avoir lieu à statuer sur la validité des procès-verbaux des 22 et 27 avril 2011,

Déclare la société Entr’ouvert irrecevable à agir sur le fondement délictuel de la contrefaçon et en ses demandes qui y sont accessoires,

Rejette la demande de la société Entr’ouvert au titre du parasitisme,

Rejette la demande subsidiaire de la société Entr’ouvert aux fins de communication de pièces comptables et financières par les défenderesses,

Condamne la société Entr’ouvert aux dépens, y incluant les frais d’expertise,

Condamne la société Entr’ouvert à payer à chacune des sociétés Orange et OAB, la somme de 7.000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,

Dit n’y avoir lieu à exécution provisoire.

 

Le Tribunal : Carine Gillet (vice-président), Gilles Buffet (vice-président),  Tiffanie Reiss (juge), Marie-Aline Pignolet (greffier)

Avocats : Me Olivier Hugot, Me Nicolas Herzog

Source : Legalis.net

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