Jurisprudence : E-commerce
Tribunal de Grande Instance de Paris 3ème chambre, 2ème section Jugement du 09 avril 2010
Ryanair / Opodo
atteinte - base de données - concurrence déloyale - conditions générales de vente - contrefaçon - droit du producteur - e-commerce - marques - protection - responsabilité
FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS
La société de droit irlandais Ryanair Ltd (ci-après société Ryanair) est une compagnie aérienne à bas prix qui indique avoir pour particularité de vendre ses vols aux consommateurs finaux sans intermédiaire et ce principalement via le site internet www.ryanair.com.
Elle expose être titulaire de la marque communautaire verbale « Ryanair » n° 4 168 721 déposée le 13 décembre 2004 en classes 16, 28, 35 à 39 et 42 et de la marque communautaire semi-figurative « Ryanair » n° 338 301 déposée le 21 août 1996, régulièrement renouvelée depuis pour désigner des produits et services en classes 16, 35, 36, 37, 38, 39 et 42.
Après une ordonnance de référé en date du 9 novembre 2007 par laquelle le Président du Tribunal de commerce de Paris l’a déboutée de ses demandes en considérant qu’elle « ne subit pas de préjudice à voir ses billets d’avion vendus à des clients qui viennent par l’intermédiaire du site de Vivacances », la société Ryanair a, par acte d’huissier en date du 25 juin 2008, assigné en responsabilité contractuelle, violation des droits du producteur de bases de données, contrefaçon de marques, concurrence déloyale et parasitisme la société Opodo, agence de voyages en ligne, compte tenu de la possibilité de réserver et d’acheter des vols Ryanair sur les sites internet opodo.fr, opodo.be et vivacances.fr.
Dans ses conclusions récapitulatives signifiées le 2 décembre 2009, la société Ryanair soutient qu’en utilisant le site internet ryanair.com, la société Opodo a expressément accepté les conditions générales du site et qu’elle a violé ses obligations contractuelles en proposant à la vente des vols affrétés par elle, sans son autorisation. Elle revendique ensuite le statut de producteur de base de données, et prétend que la société Opodo aurait extrait et reproduit une partie substantielle du contenu de cette base, ce qui constituerait une atteinte à ses droits en tant que producteur. Par ailleurs, elle prétend que la société Opodo reproduirait à l’identique sur le site internet opodo.fr ses marques communautaires « Ryanair » à des fins commerciales. Enfin, elle considère que la société Opodo a commis des actes de concurrence déloyale et de parasitisme. En conséquence, la société Ryanair sollicite, outre des mesures d’interdiction, de publication et I‘exécution provisoire du jugement à intervenir, la condamnation de la société Opodo au paiement de la somme de 50 000 € au titre de la violation de ses obligations contractuelles, celle de 250 000 € en réparation de l’atteinte à ses droits en tant que producteur de base de données, celle de 150 000 € en réparation du préjudice subi du fait des actes de contrefaçon de marques, celle de 100 000 € à titre provisionnel au titre de la concurrence déloyale et du parasitisme ainsi que celle de 50 000 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile. Elle sollicite également une mesure d’expertise aux fins de réunir toutes les informations permettant d’évaluer définitivement le préjudice qu’elle aurait subi du fait de la concurrence déloyale et du parasitisme.
Dans ses conclusions récapitulatives signifiées le 8 décembre 2009, la société Opodo demande au Tribunal d’écarter des débats les pièces 13, 20 et 21 versées par la société Ryanair au motif qu’elles les aurait constituées pour elle-même. Elle invoque l’absence de protection de la base de données de la société Ryanair, et soutient n’effectuer aucune extraction mais une simple consultation des données, par ailleurs librement accessibles au public. La société Opodo conteste également la contrefaçon des marques de la société Ryanair en ce qu’il n’y aurait pas d’atteinte à leur fonction essentielle puisque ces marques seraient utilisées pour désigner des services de la société Ryanair ce dont les consommateurs seraient conscients, et que l’article R.322-4 du Code de l’aviation civile lui impose de communiquer l’identité du transporteur aérien. Elle conteste enfin l’existence d’actes de concurrence déloyale et de parasitisme. La société Opodo conclut donc au débouté de l’ensemble des demandes, et sollicite reconventionnellement, outre des mesures de publication et l’exécution provisoire du jugement à intervenir, l’allocation de la somme de 150 000 € au titre des préjudices moraux et commerciaux subis suite à la diffusion d’un communiqué par la société Ryanair le 24 janvier 2008 ainsi que celle de 35 000 € sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 14 janvier 2010.
DISCUSSION
Sur le rejet de pièces
Se fondant sur l’adage selon lequel nul ne peut se constituer de preuve soi-même, la société Opodo demande le rejet des attestations de messieurs K., N. et B. (pièces numéros 13, 20 et 21), car elles émanent de salariés de la société Ryanair.
Cependant, ces pièces ne sont que des moyens de preuve qui sont soumis au Tribunal, lequel sera en mesure d’en apprécier la portée et d’en tirer les conséquences qu’il jugera utiles, de sorte qu’il n’y a pas lieu de les rejeter des débats.
Sur la responsabilité contractuelle
La société Ryanair expose que les agissements de la société Opodo, consistant par le biais du screen scraping à proposer à la vente des vols Ryanair sans son autorisation constitueraient une violation des conditions générales d’utilisation de son site ryanair.com, où il est expressément indiqué que « Ryanair n‘autorise aucun autre site internet à vendre ses vols ».
Cependant, les conditions générales invoquées sont applicables seulement à celui qui achète pour son propre compte des billets d’avion, et non à celui qui n’intervient qu’en tant qu’intermédiaire comme le fait la société Opodo, qui reste ainsi tiers au contrat. D’autre part, il apparaît que les vols qui sont réservés à partir du site d’Opodo sont finalement concrétisés sur le site de la société Ryanair, ce qui a pour conséquence que, de surcroît, les dispositions contractuelles dont s’agit ne sont nullement violées.
Dès lors, la demande de ce chef sera rejetée.
Sur l’atteinte aux droits du producteur d’une base de données
L’article L 341-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose que « Le producteur d’une base de données, entendu comme la personne qui prend l’initiative et le risque des investissements correspondants, bénéficie de la protection du contenu de la base lorsque la constitution, la vérification ou la présentation de celui-ci atteste d’un investissement financier, matériel ou humain substantiel ».
En l’espèce, la société Ryanair estime qu’en procédant à l’extraction et à la reproduction du contenu de la base de données de gestion de ses vols, la société Opodo aurait violé ses droits sur cette base. Elle affirme par ailleurs avoir procédé à des investissements substantiels et fournit à ce titre un certain nombre de factures, ainsi que les attestations contestées.
La société Opodo considère pour sa part que la société Ryanair ne rapporte pas la preuve des investissements prévus par le texte susvisé, de sorte qu’elle ne peut pas bénéficier de la protection sui generis du producteur d’une base de données qu’il instaure.
La société Opodo ne contestant pas que de simples horaires de vols constituent une base de données, il y a lieu, dès lors, d’examiner les éventuels investissements réalisés à ce titre par la société demanderesse.
A cet effet, la société Ryanair produit donc des factures qu’elle indique avoir réglées, pour un montant total de :
– 5 836 102,61 dollars en 2005,
– 3 140 016,84 dollars en 2006,
– 5 481 80533 dollars en 2007,
– et 5 986 650,18 dollars en 2008 (pièce n°19).
Cependant, ainsi que le fait remarquer la société Opodo, ces factures émanent de la société Navitaire, sans que les contrats conclus entre cette société et la société Ryanair soient produits, et sans que l’objet de la facturation soit précisé. A cet égard, le libellé des factures versées aux débats sans aucune traduction (pièce n°7bis), ne permet pas de savoir avec précision à quoi elles se rapportent.
Monsieur B., qui est donc un salarié de la société Ryanair, indique dans son attestation (pièce n°20) qu’il est chargé du développement commercial du site et qu’à ce titre il examine les informations analytiques relatives à sa performance. Il supervise une équipe composée de trois graphistes qui s’occupent de la présentation et de la conception du site, de trois développeurs qui en maintiennent les fonctionnalités, un coordinateur de projets qui fait le lien entre ces développeurs et le service commercial, et deux responsables des prestations accessoires qui prennent de décisions sur les partenariats éventuels et mettent en place chaque semaine les différents liens/bannières pour les prestataires de service.
Monsieur N., directeur des services informatiques de la société Ryanair, explique pour sa part (pièce n°21) que le service informatique de cette société compte au total 27 personnes, dont 14 passent plus de 90% de leur temps à travailler sur le système bookryanair.com, pour un coût annuel de 822 000 €. Il ajoute que la société s’appuie sur 38 serveurs répartis sur 3 data centres. Enfin, il décrit Navitaire comme étant un système de réservation backend.
Toutefois, ces attestations, si elles démontrent assurément que la société Ryanair a exposé des frais pour développer son site et en assurer la maintenance, ce qui est la moindre des choses pour une compagnie aérienne fonctionnant exclusivement en ligne, sans agences sur le terrain, ne permettent pas de déterminer que la société demanderesse a consenti des investissements substantiels pour la constitution de la base de données en cause, ni pour la vérification ou la présentation de cette base, éléments rendus nécessaires par le texte susvisé.
En conséquence, la demande présentée à ce titre sera rejetée.
Sur la contrefaçon des marques communautaires n°4 168 721 et n°338 301
Selon l’article 9 §1 du règlement CE n° 40/94 du 20 décembre 1993, applicable à l’espèce, contrairement à ce qu’estime la société demanderesse, d’autant que son assignation est antérieure au règlement n°207/209 du 26 février 2009 sur lequel elle entend fonder ses demandes, « la marque communautaire confire son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires :
a) d’un signe identique à la marque communautaire pour des produits ou services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée ».
En l’espèce, la société Ryanair fait valoir que ses marques communautaires verbale et semi-figurative sont reproduites à l’identique, et sans son autorisation, sur le site opodo.fr.
Sans contester sérieusement cette reproduction, sauf à prétendre subsidiairement que la marque semi-figurative ne serait pas reproduite à l’identique, la société Opodo considère n’avoir pas porté atteinte à la fonction essentielle de ces marques, puisqu’elle n’en aurait fait usage seulement, pour désigner les services de la société Ryanair et non ses propres services, dans le cadre normal de son activité d’agence de voyages. Par ailleurs, elle rappelle que le code de l’aviation civile, en son article R 322-4, l’obligeait à informer le consommateur de l’identité du transporteur Ryanair, et qu’elle n’aurait donc fait, en reproduisant les marques litigieuses, que respecter cette obligation.
De fait, il y a lieu de constater, sans qu’il soit besoin de comparer les signes en cause, que la société Opodo, ainsi qu’elle l’indique à juste titre, n’en a fait usage, ni pour vendre elle-même des services désignés par les marques, puisque les billets correspondants aux vols sont finalement délivrés par la société Ryanair, ni pour porter atteinte à son titulaire, mais seulement pour désigner, de manière nécessaire, ces produits avant de les proposer au consommateur.
Par ailleurs, l’article R 322-4 susvisé du code de l’aviation civile dispose que « toute personne qui commercialise des titres de transport aérien informe le consommateur, pour chaque tronçon de vol, de l’identité du transporteur contractuel et, le cas échéant, du transporteur de fait. Cette information est communiquée par écrit au par voie électronique dès que l’identité du transporteur effectif est connue et au plus tard lors de la conclusion du contrat de transport aérien ». En application de ces dispositions, la société Opodo avait donc l’obligation de communiquer au consommateur l’identité de la compagnie aérienne Ryanair, les deux signes étant reproduits à titre d’information sur le nom de la compagnie et non à titre de marques.
Dès lors, cette demande sera également rejetée.
Sur la concurrence déloyale
La société Ryanair estime également que la société Opodo, en proposant directement à sa propre clientèle d’autres produits comme la réservation d’hôtels, la location de voitures ou la souscription à une assurance, et en s’appropriant l’intégralité des coordonnées de ses propres clients, aurait capté la clientèle qu’elle entendait se réserver, se serait livrée à des actes de concurrence déloyale.
Cependant, ainsi que l’indique la société Opodo, la seule restriction légale à la commercialisation de billets d’avion en ligne est constituée par l’obligation d’obtention d’une licence d’agent de voyages, licence dont elle est titulaire. A cet égard, le fait que la société Ryanair vende ses propres billets n’interdit pas à une agence de voyage de les vendre également. Par ailleurs, dans la mesure où, ainsi qu’il a été exposé, c’est finalement la société Ryanair qui vend les billets, la société Opodo se contentant de percevoir des frais de dossier, non seulement on ne peut lui reprocher aucun détournement de clientèle, mais au contraire son activité a pour conséquence de drainer vers la société Ryanair des clients nouveaux qui ne seraient pas naturellement portés vers elle.
Ainsi, aucune faute ne peut être reprochée à la société Opodo, et la demande fondée sur une concurrence déloyale sera elle aussi rejetée.
Sur la demande reconventionnelle en dénigrement
La société Opodo expose que la société Ryanair a diffusé, le 24 janvier 2008, un communiqué qu’elle juge dénigrant et mensonger. Titré
« Ryanair bloque Opodo et conseille aux passagers d’éviter les agents de voyage en ligne qui les arnaquent ; seul Ryanair garantit les tarifs les plus bas », ce communiqué comprend notamment les passages suivants :
– « Ces agents non autorisés triplent souvent les tarifs proposés sur www.ryanair.com et ne donnent pas le choix aux passagers d’utiliser notre service gratuit d’enregistrement en ligne » ;
– « Opodo est tenu par un consortium de compagnies aériennes à tarifs élevés… La vente en ligne de billets Ryanair est illégale et non autorisée en dehors du site ryanair.com » ;
– « Les passagers devraient donc éviter les agents de voyage en ligne qui les arnaquent en leur imposant des surcharges à des prix exorbitants et trompent les passagers ».
La société Opodo fait valoir que ce communiqué serait dénigrant en prétendant qu’elle arnaquerait, tromperait ou bernerait les passagers en triplant le prix des billets. En outre, ces propos seraient mensongers car la comparaison jointe au communiqué ne porterait pas sur les mêmes prestations. Bien que la société Opodo fonde son action sur les dispositions de l’article L 121-8 du Code de la consommation qui interdit la publicité comparative, elle évoque dans ses écritures la concurrence déloyale, et c’est donc au sens de l’article 1382 du Code civil qu’il importe de rechercher si le comportement ci-dessus décrit est un comportement fautif.
De fait, l’emploi des termes arnaque, illégale, surcharge et trompent par la société Ryanair, laquelle ne conteste pas être à l’origine dudit communiqué mais se borne à argumenter sur la fiabilité des comparaisons effectuées, dépasse largement le cadre d’une communication commerciale, laissent clairement entendre que les opérations auxquelles se livre la société Opodo seraient susceptibles de recevoir une qualification pénale, et manifestent ainsi un comportement fautif. Dans la mesure où ce comportement a entraîné pour la société Opodo un préjudice, constitué tant par l’atteinte qui a été ainsi portée à sa réputation que par le détournement d’une clientèle effrayée par les pratiques éventuelles qui étaient prétendument dénoncées, il sera alloué en réparation à la société Opodo la somme de 30 000 €.
Sur les autres mesures
Le préjudice de la société Opodo étant ainsi suffisamment réparé, il ne sera pas fait droit aux mesures de publication qu’elle sollicite.
En revanche, la nature de l’affaire et l’ancienneté du litige justifient l’exécution provisoire de la présente décision.
Par ailleurs, il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Opodo les frais et honoraires exposés par elle et non compris dans les dépens, et la somme de 7500 € lui sera allouée à ce titre sur le fondement des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile.
Enfin, la société Ryanair qui succombe sera condamnée aux dépens.
DECISION
Le Tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire et rendu en premier ressort,
– Dit n’y avoir lieu à rejet de pièces ;
– Rejette l’intégralité des demandes de la société Ryanair ;
– Dit qu’en diffusant un communiqué de presse le 28 janvier 2008, la société Ryanair a commis des actes de concurrence déloyale à l’égard de la société Opodo ;
– Condamne la société Ryanair à payer à la société Opodo la somme de 30 000 € en réparation du préjudice né de ces actes ;
– Condamne la société Ryanair à payer à la société Opodo la somme de 7500 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;
– Ordonne l’exécution provisoire de la présente décision ;
– Déboute les parties de leurs demandes plus amples ;
– Condamne la société Ryanair aux entiers dépens.
Le tribunal : Mme Véronique Renard (vice président), M. Eric Halphen (vice président) et Mme Sophie Canas (juge)
Avocats : Me Kami Haeri, Me Guillaume Teissonnière
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