Jurisprudence : Jurisprudences
TGI de Nanterre, pôle civil – 1ère ch., jugement du 5 décembre 2019
Madame X. / CCM Benchmark Group
atteinte aux droits de la personnalité - charge de la preuve - droit à l'image - personne publique
La SAS CCM Benchmark Group est l’éditrice du site internet accessible sous le nom de domaine lejournaldesfemmes.fr au sein duquel elle a publié le 28 septembre 2018, sous le titre « Dany Boon en couple avec une célèbre actrice » accompagnant une reproduction de la couverture du magazine Voici comportant une photographie de madame X. et annonçant sa relation sentimentale avec Dany Boon, un article ainsi rédigé :
« Raid dingue. En pleine rupture, Dany Boon n’en est pas pour autant célibataire. L’acteur de 52 ans aurait été séduit par Mme X., sa partenaire à l’écran dans deux films, selon Voici. Malgré l’emploi du temps chargé de l’actrice et jeune maman de 36 ans, ‘’leur relation est une priorité et ils font tout pour se voir le plus souvent possible’’, lit-on dans l’hebdo people ».
Estimant cette publication attentatoire à son droit au respect de sa vie privée et à son droit sur son image, madame X. a assigné la SAS CCM Benchmark Group devant le tribunal de grande instance de Nanterre par acte d’huissier du 30 novembre 2018 sur le fondement des dispositions des articles 9 du code civil et 8 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
Dans son acte introductif d’instance, auquel il sera renvoyé pour un exposé de ses moyens conformément à l’article 455 du code de procédure civile, madame X. demande au tribunal, sous le bénéfice de l’exécution provisoire et au visa des articles 9 du code civil et 8 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales :
– de dire et juger que la société CCM Benchmark Group a outrepassé les limites de la liberté d’informer et porté atteinte à la vie privée et au droit à l’image de la demanderesse ;
– en conséquence, de condamner la société CCM Benchmark. Group à verser à madame X., à titre de dommages et intérêts, en réparation de son préjudice moral, la somme de 8 000 euros ;
– d’ordonner à la société CCM Benchmark Group de retirer l’article litigieux de l’ensemble des pages du site à l’adresse https://www,journaldesfemmes.fr/ ;
– de condamner la société CCM Benchmark Group à verser à madame X. une indemnité de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– de la condamner aux dépens avec droit de recouvrement direct à Maître Vincent Tolédano, et de dire que les dépens comprendront le coût du procès-verbal de constat d’huissier.
En réplique, dans ses dernières écritures notifiées par la voie électronique le 25 juillet 2019, auxquelles il sera renvoyé pour un exposé de ses moyens conformément à l’article 455 du code de procédure civile, la SAS CCM Benchmark Group demande au tribunal, au visa des articles 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme et 9 du code civil, de :
– DIRE ET JUGER que le préjudice éventuellement subi par madame X. ne saurait être évalué à une somme supérieure à l’euro symbolique ;
– en toutes hypothèses :
o CONDAMNER madame X. au paiement d’une somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile à la Société Benchmark Group ;
o CONDAMNER madame X. en tous frais et dépens.
L’ordonnance de clôture était rendue le 7 octobre 2019. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, le jugement, rendu en premier ressort, sera contradictoire en application de l’article 467 du code de procédure civile.
DISCUSSION
1°) Sur les atteintes aux droits de la personnalité et leur réparation
En application de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales « Droit au respect de la vie privée et familiale », toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
Et, conformément à l’article 9 du code civil, chacun a droit au respect de sa vie privée. Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé.
Par ailleurs, en vertu de l’article 10 « Liberté d’expression » de cette convention :
1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations.
Les droits ainsi énoncés ayant la même valeur normative, il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre eux et de privilégier, le cas échéant, la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime.
Pour procéder à la mise en balance de ces droits, il y a lieu, suivant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, de prendre en considération la contribution de la publication incriminée à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication ainsi, le cas échéant, que les circonstances de la prise des photographies, la définition de ce qui est susceptible de relever de l’intérêt général dépend des circonstances de chaque affaire.
La Cour précisait ainsi dans son arrêt Hachette Filipacchi Associés (Ici Paris) c. France du 23 juillet 2009 (12268/03) que « si l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine, en particulier, du discours politique (Brasilier c. France, n° 71343/01, §§ 39-41, 11 avril 2006) et, de façon plus large, dans des domaines portant sur des questions d’intérêt public ou général, il en est différemment des publications de la presse dite « à sensation » ou « de la presse du cœur », laquelle a habituellement pour objet de satisfaire la curiosité d’un certain public sur les détails de la vie strictement privée d’une personne (voir en particulier Von Hannover, précité, § 65, et Société Prisma Presse c. France (déc.), nos 66910/01 et 71612/01, 1er juillet 2003). Quelle que soit la notoriété de la personne visée, lesdites publications ne peuvent généralement passer pour contribuer à un débat d’intérêt public pour la société dans son ensemble, avec
pour conséquence que la liberté d’expression appelle dans ces conditions une interprétation moins large (voir Société Prisma Presse, précitée ; voir également, Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, n° 64772/01, § 77, 9 novembre 2006) » (Hachette Filipacchi Associés (Ici Paris) c. France, précité) ».
a) Sur la réalité des atteintes et leur réparation
La réalité de la publication et du contenu de l’article est établie par le procès-verbal de constat du 3 octobre 2018. Elle ne fait pas débat.
La SAS CCM Benchmark Group, qui ne conclut qu’à une minoration du préjudice de madame X., ne conteste pas la réalité de l’atteinte qui lui est imputée. Celle-ci réside effectivement, d’une part, dans une violation de son droit au respect de sa vie privée résidant dans la révélation de la relation sentimentale qu’elle entretiendrait avec Dany Boon, et, d’autre part, dans la violation de son droit sur image constituée par la diffusion d’une photographie non autorisée publiée en page de couverture du magazine Voici reproduit en son sein.
b) Sur les préjudices et les mesures réparatrices
La seule constatation de la violation de la vie privée ou du droit à l’image ouvre droit à réparation, dont la forme est laissée à la libre appréciation du juge, lequel tient de l’article 9 du code civil le pouvoir de prendre toute mesure propre à empêcher ou à faire cesser l’atteinte ainsi qu’à en réparer le préjudice, son évaluation étant appréciée au jour où il statue, et en fonction des éléments de fait invoqués par les parties : l’atteinte caractérise par elle-même le dommage duquel résulte, ainsi que l’affirme constamment la Cour de cassation, un préjudice qui existe par principe, et ne peut être de ce fait être nul, dérisoire ou symbolique, ces termes étant équivalents à l’aune du principe de réparation intégrale, et dont l’étendue, dont la preuve incombe au demandeur, dépend de l’aptitude du titulaire de droits lésé à éprouver effectivement le dommage et des pièces produites.
La SAS CCM Benchmark Group ne conteste pas que son site bénéficie d’une large audience et que l’article et la photographie en débat ont ainsi joui d’une importante visibilité.
Aggrave le préjudice le caractère intrusif de l’annonce mais le minorent le ton bienveillant et la brièveté de l’article qui s’inscrit dans une rapide revue de presse, et le fait que la photographie d’illustration représente madame X. telle qu’elle figure à l’écran.
Par ailleurs, si le fait qu’une révélation ne soit pas exclusive induit, à défaut d’élément contraire sur l’impact de ce rappel sur le trouble de la première révélation, une perte d’intensité du dommage sans égard pour son principe acquis, celle-ci ne soit conçoit qu’en fonction du temps écoulé, qui seul peut ici apaiser les esprits. Or, la révélation antérieure par le journal Voici a été publiée le jour de la mise en ligne de l’article litigieux : cette quasi- concomitance exclut toute influence sur le préjudice moral subi.
En conséquence, au regard de ces éléments combinés et en l’absence de tout autre tendant à établir les conséquences de cette publication sur elle-même ou ses proches, le préjudice moral causé à madame X. par l’atteinte à ses droits de la personnalité sera intégralement réparé par l’allocation, unique faute de ventilation par droits violés, d’une somme de 5 000 euros au titre de l’atteinte à son droit au respect de sa vie privée par le texte ainsi qu’à son droit sur son image.
En revanche, au regard de la nature des faits et de leur ancienneté ainsi que de la volatilité des informations révélées, la demande de suppression de l’article sera rejetée comme étant disproportionnée, même par le biais d’une simple occultation, le retrait de l’article, non contesté en demande, révélant par ailleurs son inutilité.
2°) Sur les demandes accessoires
Succombant au litige, la SAS CCM Benchmark Group, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamnée à payer à madame X.la somme de 2 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile et à lui rembourser les frais du constat d’huissier du 27 novembre 2018, ces frais n’étant pas afférents à l’instance au sens de l’article 695 du code de procédure civile et ne relevant ainsi pas des dépens, ainsi qu’à supporter les entiers dépens de l’instance qui seront recouvrés directement par Maître Vincent Tolédano conformément à l’article 699 du code de procédure civile.
Au regard de la nature du litige et de sa solution, l’exécution provisoire du jugement sera ordonnée en toutes ses dispositions conformément à l’article 515 du code de procédure civile.
DÉCISION
Le tribunal, statuant publiquement, par jugement contradictoire, rendu en premier ressort et mis à la disposition par le greffe le jour du délibéré,
Condamne la SAS CCM Benchmark Group à payer à madame X. la somme de CINQ MILLE EUROS (5 000 €) au titre de l’atteinte à son droit au respect de sa vie privée par le texte ainsi qu’à son droit sur son image par la publication le 28 septembre 2018 sur le site internet accessible sous le nom de domaine lejournaldesfemmes.fr de l’article intitulé « Dany Boon en couple avec une célèbre actrice » ;
Rejette la demande de suppression présentée par madame X. ;
Rejette la demande de la SAS CCM Benchmark Group au titre des frais irrépétibles ;
Condamne la SAS CCM Benchmark Group à payer à madame X. la somme de DEUX MILLE EUROS (2 000 €) en application de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’à lui rembourser les frais afférents au procès-verbal de constat du 27 novembre 2018 ;
Condamne la SAS CCM Benchmark Group à supporter les entiers dépens de l’instance qui seront recouvrés directement par Maître Vincent Tolédano conformément à l’article 699 du code de procédure civile ;
Ordonne l’exécution provisoire du jugement en toutes ses dispositions.
Le Tribunal : Julien Richaud (vice-président), Daniel Barlow (premier vice-président), Sophie Marmande (vice-présidente), Julien Richaud (vice-président), Christine Degny (greffier).
Avocats : Me Vincent Toledano, Me Christophe Bigot
Source : Legalis.net
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