Jurisprudence : Droit d'auteur
Tribunal judiciaire de Paris, 3ème ch. – 1ère sec., jugement du 12 septembre 2024
SNE / SFR, FREE, Bouygues et Orange
blocage de nom de domaine - contrefaçon - e-book - fournisseur d'accès - livres - site miroir
Le Syndicat national de l’édition (ci-après « SNE »), composé de plus de 720 membres, est une organisation professionnelle d’éditeurs représentative dans la branche de l’édition de livres. Elle a notamment pour mission de défendre les intérêts professionnels des éditeurs et par leur intermédiaire, ceux des auteurs, de faire respecter les droits de propriété intellectuelle des éditeurs et de mener les actions de principe permettant d’y aboutir.
Les sociétés Bouygues télécom, Free, SFR, SFR Fibre et Orange sont des opérateurs de communications électroniques qui commercialisent notamment des offres de téléphonie et d’accès à internet sur le territoire français.
Le SNE soutient être à l’initiative de nombreuses actions visant à soutenir le développement de l’offre légale et à lutter contre les plateformes internet exploitant sans autorisation les oeuvres littéraires protégées. Il a notamment pris part au Plan d’action du Gouvernement pour la lutte contre le piratage initié en janvier 2015 et développé une solution collective anti-piratage pour ses adhérents s’appuyant sur un outil de retrait et déréférencement des contenus illicites.
Dans le même temps, le SNE soutient n’avoir jamais cessé de lutter contre les exploitations illicites de livres numériques.
Le SNE soutient que la plateforme Z-Library est une des plus vastes bibliothèques numériques clandestines (ou « shadow library ») et que cette dernière est accessible depuis la France, et ce, par le biais d’une multitude de noms de domaine régulièrement renouvelés.
Le SNE expose que cette plateforme a été créée en 2009 sous le nom BookFi (BookFinder) au sein du réseau de sites de partage illégal d’articles et d’ouvrages scientifiques Library Genesis, dont elle constituait alors la composante dédiée à la mise à disposition de livres numériques, et que le site internet Z-Library est une plateforme entièrement dédiée à la mise à disposition illicite sur internet d’oeuvres littéraires sous forme de livres numériques offrant à ses utilisateurs la faculté de les consulter et de les télécharger sous différents formats (text, ePub, pdf, etc) permettant leur consultation sur tout support.
Le SNE indique que cette mise à disposition du public, sans aucune autorisation des titulaires de droits, implique un très vaste répertoire d’oeuvres littéraires protégées appartenant à tous les genres, parmi lesquels les éditeurs membres du syndicat national de l’édition.
Par un jugement rendu le 25 août 2022 (RG n°22/08014), le tribunal judicaire a ordonné le blocage de 209 noms de domaine donnant accès à la plateforme Z-Library :
« DIT que le SYNDICAT NATIONAL DE L’EDITION est recevable en ses demandes ;
ORDONNE aux sociétés ORANGE, BOUYGUES TELECOM, FREE,
SFR et SFR FIBRE de mettre en œuvre et/ou faire mettre en œuvre, toutes mesures propres à empêcher l’accès au site Z-Library (via les noms de domaine mentionnés au tableau annexé à la décision), à partir du territoire français, y compris dans les départements ou régions d’outre-mer et collectivités uniques ainsi que dans les îles Wallis et Futuna, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises, par leurs abonnés à raison d’un contrat souscrit sur ce territoire, par tout moyen efficace, et notamment par le blocage des noms de domaine et sous-domaines associés, figurant dans le tableau annexé au présent jugement et faisant partie de la minute, au plus tard dans un délai de 15 jours suivant de la signification du présent jugement et pendant une durée de 18 mois à compter de la mise en œuvre des mesures ordonnées ;
DIT que le coût de la mise en œuvre des mesures ordonnées restera à la charge des sociétés ORANGE, BOUYGUES TELECOM, FREE, SFR et SFR FIBRE ;
DIT que les fournisseurs d’accès à internet devront informer le SYNDICAT NATIONAL DE L’EDITION de la mise en œuvre de ces mesures en précisant éventuellement les difficultés qu’ils rencontreraient ;
DIT que le SYNDICAT NATIONAL DE L’EDITION devra dans ce cadre indiquer aux fournisseurs d’accès à internet, les noms de domaine dont il aurait appris qu’ils ne sont plus actifs, afin d’éviter des coûts de blocage inutiles ;
DIT qu’en cas d’évolution du litige notamment par la modification des noms de domaines ou chemins d’accès, le SYNDICAT NATIONAL DE L’EDITION pourra en référer à la présente juridiction selon la procédure accélérée au fond ou en saisissant le juge des référés, en mettant en cause par voie d’assignation les parties présentes à cette instance ou certaines d’entre elles, afin que l’actualisation des mesures soit ordonnée ;
RAPPELLE que le présent jugement est exécutoire par provision ;
LAISSE à chacune des parties la charge de ses propres dépens. »
Cependant, entre le 25 et le 29 mars 2024, le SNE a fait établir un nouveau procès-verbal par un agent assermenté de l’Association pour la protection des programmes constatant que la plateforme Z-Library continue son activité contrefaisante, et ce par l’intermédiaire de 98 nouveaux noms de domaine (pièce SNE n°36).
C’est pourquoi, aux fins de faire cesser les nouvelles atteintes constatées aux droits de propriété intellectuelle de ses adhérents, le SNE a, par actes d’huissier des 21, 22 et 24 mai 2024, fait assigner les sociétés Bouygues télécom, Free, SFR, SFR Fibre et Orange, devant le tribunal judiciaire de Paris, selon la procédure accélérée au fond pour l’audience du 24 juin 2024.
Aux termes de son assignation signifiée les 21, 22 et 24 mai 2024, le Syndicat national de l’édition demande au tribunal, au visa des articles L. 2132-3 du code du travail, L. 122-1, L. 122-2, L. 122-3, L. 122-4, L. 331-1 alinéa 2 et L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle, de :
– Ordonner à la société Orange, la société Bouygues Télécom, la société Free, la société SFR et la société SFR Fibre de mettre en œuvre et/ou faire mettre en œuvre, toutes mesures propres à empêcher l’accès à la plateforme Z-Library, à partir du territoire français, y compris dans les départements ou régions d’outre-mer, ainsi que dans les îles de Wallis et Futuna, en Nouvelles Calédonie et dans les terres australes et antarctiques françaises, par leurs abonnées par le blocage des 98 noms de domaine suivants, inventoriés sur la liste établie en fichier Excel sous format .csv, et ce au plus tard dans les quinze jours de la signification de la décision à intervenir et pendant une durée de 18 mois à compter de la mise en oeuvre des mesures ordonnées :
1. go-to-zlibrary.se
2. singlelogin.se
3. booksc.eu
4. cn1lib.is
5. zlibrary-africa.se
6. zlibrary-es.se
7. afrikaans-books.se
8. arabic-books.se
9. azerbaijani-books.sk
10. bengali-books.se
11. bulgarian-books.se
12. catalan-books.se
13. croatian-books.se
14. frenchbooks.se
15. german-books.se
16. go-to-zlibrary.se
17. greek-books.se
18. hebrew-books.se
19. hindi-books.se
20. hungarian-books.se
21. indonesian-books.se
22. italian-books.se
23. japanese-books.se
24. kazakh-books.sk
25. korean-books.se
26. latin-books.sk
27. latvian-books.se
28. portuguese-books.se
29. russian-books.se
30. serbian-books.se
31. singlelogin.re
32. slovak-books.sk
33. spanish-books.se
34. swedish-books.se
35. turkish-books.se
36. ukrainian-books.se
37. urdu-books.sk
38. z-library.se
39. zlibrary-ae.se
40. zlibrary-ar.se
41. zlibrary-sg.se
42. zlibrary-sk.se
43. zlibrary-sng.se
44. zlibrary-th.se
45. zlibrary-tr.se
46. zlibrary-tw.se
47. zlibrary-ua.se
48. zlibrary-vn.se
49. zlibrary-za.se
50. lithuanian-books.se
51. malayalam-books.sk
52. pashto-books.sk
53. polish-books.se
54. zlibrary-asia.se
55. zlibrary-at.se
56. zlibrary-au.se
57. zlibrary-be.se
58. zlibrary-bg.se
59. zlibrary-bl.se
60. zlibrary-br.se
61. zlibrary-by.se
62. zlibrary-ca.se
63. zlibrary-ch.se
64. zlibrary-china.se
65. zlibrary-cl.se
66. zlibrary-cz.se
67. zlibrary-de.se
68. zlibrary-east.se
69. zlibrary-eg.se
70. zlibrary-es.se
71. zlibrary-et.se
72. zlibrary-fr.se
73. zlibrary-fr.se
74. zlibrary-global.se
75. zlibrary-gr.se
76. zlibrary-hk.se
77. zlibrary-hu.se
78. zlibrary-id.se
79. zlibrary-in.se
80. zlibrary-ir.se
81. zlibrary-it.se
82. zlibrary-jp.se
83. zlibrary-kp.se
84. zlibrary-kr.se
85. zlibrary-lk.se
86. zlibrary-ma.se
87. zlibrary-my.se
88. zlibrary-ng.se
89. zlibrary-nl.se
90. zlibrary-nz.se
91. zlibrary-pb.se
92. zlibrary-ph.se
93. zlibrary-pk.se
94. zlibrary-pl.se
95. zlibrary-pt.se
96. zlibrary-redirect.se
97. zlibrary-ru.se
98. zlibrary-sa.se
– Dire que lesdits fournisseurs d’accès à internet devront informer le SNE de la réalisation de ces mesures en leur précisant éventuellement les difficultés qu’ils rencontreraient ;
– Dire qu’en cas d’évolution du litige, et sans préjudice d’une éventuelle saisine de l’ARCOM pour faire appliquer ces mesures, en cas de modification des noms de domaine ou chemins d’accès, le SNE pourra en référer à la présente juridiction, suivant la procédure accélérée au fond, et en mettant en cause par voie d’assignation les parties présentes à cette instance ou certaines d’entre elles, afin que l’actualisation des mesures soit ordonnée ;
– Dire que le coût de la mise en œuvre des mesures ordonnées restera à la charge desdits fournisseurs d’accès à internet.
Aux termes de ses conclusions signifiées par voie électronique le 21 juin 2024, la société Orange demande au tribunal, au visa de l’article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle, de :
– Donner acte que la société Orange ne s’oppose pas à la mesure de blocage sollicitée par le demandeur dès lors qu’elle réunit les conditions cumulatives, exigées par le droit positif, que sont : la preuve de l’atteinte au droit d’auteur, le caractère judiciaire préalable et impératif de la mesure dans son principe, son étendue et ses modalités, y compris pour son actualisation ; la liberté de choix de la technique à utiliser pour réaliser le blocage ; la durée limitée de la mesure.
En tout état de cause, dans l’hypothèse où la demande de blocage serait jugée fondée, de :
– Déclarer que, dans un délai de quinze jours à compter de la signification de la décision à intervenir, la société Orange ne peut être enjointe que de bloquer l’accès aux seuls noms de domaine précisément mentionnés dans l’assignation.
– Déclarer que la société Orange s’en remet à sa décision concernant la durée de 18 mois des mesures de blocage sollicitée par le demandeur.
– Démarrer que le demandeur doit indiquer au conseil de la société Orange si les noms de domaine visés ne sont plus actifs, en parallèle de la signification de la décision à venir et par lettre officielle, afin de préciser qu’il n’est plus nécessaire de procéder au blocage de ceux-ci.
– Déclarer que la société Orange procédera au blocage des noms de domaine en recourant à la liste figurant dans le tableau au format CSV communiqué par le demandeur tel que le Tribunal pourra l’annexer au jugement comme faisant partie de la minute.
– Déclarer que le demandeur doit indiquer au conseil de la société Orange, postérieurement à la décision, la fermeture des sites auxquels renvoient les noms de domaine visés par la décision à venir, et dont ils auraient connaissance, afin que la mesure de blocage puisse être levée.
– Dire que chaque partie conservera à sa charge ses frais et dépens.
Aux termes de ses conclusions signifiées par voie électronique le 24 juin 2024, la société Bouygues télécom demande au tribunal, au visa de l’article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle, de :
– Apprécier si le SNE a qualité à agir ;
– Apprécier l’atteinte aux droits d’auteur et aux droits voisins invoquée par le SNE ;
– Apprécier si les demandes du SNE respectent le principe de proportionnalité ;
En tout état de cause, dans l’hypothèse où ma demande de blocage serait jugée fondée :
– Enjoindre à la société Bouygues télécom de mettre en oeuvre les mesures propres à empêcher l’accès de ses abonnés, ainsi que des abonnés des sociétés qui utilisent son réseau, situés sur le territoire français, aux seuls noms de domaines précisément visés dans la pièce n°36 du demandeur dans un délai de 15 jours à compter de la signification de la décision à intervenir, et pour une durée de 18 mois ;
– Dire et juger que le SNE devra indiquer aux conseils des fournisseurs d’accès à internet, dont la société Bouygues télécom, si les noms de domaines visés dans ses écritures et dans sa pièce n°36 ne sont plus actifs afin que les mesures de blocage ordonnées les concernant puissent être levées,
– Laisser à la charge du SNE le paiement des entiers dépens de l’instance.
Aux termes de leurs conclusions signifiées par voie électronique le 21 juin 2024, les sociétés SFR et SFR Fibre demandent au tribunal, au visa de l’article L. 336-2 du Code de la propriété intellectuelle, de :
– Apprécier si le SNE a qualité à agir et si l’atteinte qu’il invoque est constituée ;
– Apprécier s’il est proportionné et strictement nécessaire à la protection des droits en cause, au regard notamment (i) des risques d’atteinte au principe de la liberté d’expression et de communication (risques d’atteintes à des contenus licites et au bon fonctionnement des réseaux) (ii) de l’importance du dommage allégué, (iii) des risques d’atteinte à la liberté d’entreprendre des FAI, et (iv) du principe d’efficacité, d’ordonner aux FAI, dont SFR et SFR Fibre, la mise en oeuvre des mesures de blocage sollicitées ;
Si Madame ou Monsieur le Président considère qu’il est proportionné et strictement nécessaire à la protection des droits en cause d’ordonner la mise en oeuvre par les FAI, dont SFR et SFR Fibre, de mesures de blocage des sites, il lui est demandé de :
– Enjoindre à SFR et SFR Fibre de mettre en oeuvre, dans un délai de quinze jours à compter de la signification de la décision à intervenir et pendant une durée de dix-huit mois à compter de la décision à intervenir, des mesures propres à prévenir l’accès de leurs abonnés situés sur le territoire français, aux noms de domaine dont la liste figure dans la pièce n°36 du SNE ;
– Juger que les parties pourront saisir la présente juridiction en cas de difficultés ou d’évolution du litige ;
– Juger que les dépens seront laissés à la charge du SNE et autres.
Aux termes de ses conclusions signifiées par voie électronique le 05 juin 2024, la société Free demande au tribunal, de :
-Juger que toutes éventuelles mesures de blocage de noms de domaine ne pourront être prises que sous le contrôle de l’autorité judiciaire ;
– Juger que toutes éventuelles mesures de blocage ne pourront être prises que vis-à-vis des seuls quatre-vingt-dix-huit (98) noms de domaine litigieux précisément mentionnés par le SNE, et actifs, au jour où vous statuerez ;
– Juger que, pour l’identification des noms de domaine concernés, la décision à intervenir renverra expressément au fichier Excel communiqué par le SNE (sa pièce n° 36) ;
– Juger que ladite liste correspondant audit tableau Excel sera annexée à la décision à intervenir et fera partie de sa minute ;
– Juger que pour mettre en oeuvre une éventuelle mesure de blocage, la société Free pourra utiliser directement le support numérique constitué par le tableau Excel communiqué par le SNE (sa pièce n°36) ;
– Juger que d’éventuelles mesures de blocage de noms de domaine ne pourront être mises en oeuvre que dans un délai de quinze jours à compter de la signification de la décision à intervenir, et selon les modalités que la société Free estimera les plus adaptées à l’objectif à remplir en fonction, notamment, des contingences de son réseau et des difficultés éventuellement exceptionnelles auxquelles elle pourra être confrontée ;
– Juger que toutes éventuelles mesures de blocage des noms de domaine ne pourront être prises que pour une durée maximum de dix- huit mois à compter de la décision à intervenir ;
– Juger que le SNE devra avertir officiellement la société Free dans l’hypothèse où le(s) noms de domaine(s) dont il aurait obtenu le blocage deviendrai(en)t inactif(s) ;
– Statuer ce que de droit quant aux dépens.
Conformément aux dispositions de l’article L. 212-5-1 du code de l’organisation judiciaire, la procédure s’est déroulée sans audience et l’affaire a été mise en délibéré au 12 septembre 2024.
DISCUSSION
Sur la qualité à agir
Aux termes de l’article L. 2132-3 du code du travail, « Les syndicats professionnels ont le droit d’agir en justice. Ils peuvent, devant toutes juridictions, exercer tous les droits réservés à la partie civile concernant les faits portant un préjudice direct ou indirect à l’intérêt collectif de la profession qu’ils représentent”.
L’article L. 331-1 alinéa 2 du code de la propriété intellectuelle énonce que : « Les organismes de défense professionnelle régulièrement constitués ont qualité pour ester en justice pour la défense des intérêts dont ils ont statutairement la charge. »
A cet égard, en application de l’article 1er des statuts du Syndicat national de l’édition (adoptés par l’assemblée générale extraordinaire du 4 avril 1996 modifiés par les assemblées générales extraordinaires du 25 juin 2009, du 24 juin 2010, du 28 juin 2012, du 26 juin 2014, du 28 juin 2018 et du 27 juin 2019), « Le syndicat a pour objet : la représentation des intérêts des éditeurs de publications de toute nature, directement ou indirectement réalisés et commercialisés auprès du public, sous quelque forme et sur quelque support que ce soit ; le soutien de la création et de la recherche par la défense de la liberté de publication, du respect du droit d’auteur et du principe du prix unique du livre […] »
L’article L. 122-4 du code de la propriété intellectuelle précise que « Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. »
Enfin, il résulte de l’article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle qu’ « En présence d’une atteinte à un droit d’auteur ou à un droit voisin occasionnée par le contenu d’un service de communication au public en ligne, le président du tribunal judiciaire statuant selon la procédure accélérée au fond peut ordonner à la demande des titulaires de droits sur les œuvres et objets protégés, de leurs ayants droit, des organismes de gestion collective régis par le titre II du livre III ou des organismes de défense professionnelle visés à l’article L. 331-1, toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une telle atteinte à un droit d’auteur ou un droit voisin, à l’encontre de toute personne susceptible de contribuer à y remédier. La demande peut également être effectuée par le Centre national du cinéma et de l’image animée. »
Le SNE a, par ses statuts le pouvoir d’agir en justice aux fins de défendre les intérêts professionnels des éditeurs. En conséquence, le SNE est recevable en ses demandes.
Sur l’atteinte aux droits d’auteur
Aux termes de l’article L. 122-1 du code de la propriété intellectuelle, « Le droit d’exploitation appartenant à l’auteur comprend le droit de représentation et le droit de reproduction. »
L’article L. 122-2 du même code précise que « La représentation consiste dans la communication de l’œuvre au public par un procédé quelconque, et notamment : 2° Par télédiffusion. La télédiffusion s’entend de la diffusion par tout procédé de télécommunication de sons, d’images, de documents, de données et de messages de toute nature. » et l’article L.122-3 que « La reproduction consiste dans la fixation matérielle de l’œuvre par tous procédés qui permettent de la communiquer au public d’une manière indirecte. »
Selon l’article L. 122-4 de ce même code, « Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. »
La mesure de blocage, que seule l’autorité judiciaire peut prononcer, suppose que soit caractérisée préalablement, une atteinte à des droits d’auteur ou à des droits voisins.
En l’occurrence, la plateforme Z-Library a fait l’objet de plusieurs études et procès-verbaux permettant de relever que de très nombreuses oeuvres protégées sont publiées et mises à disposition aux fins de téléchargement par le biais d’une multiplicité de noms de domaine.
L’accès à Z-Library est présenté comme gratuit. De fait, les visiteurs peuvent accéder librement à 5 livres par jour et s’ils créent un compte, jusqu’à 10. Au-delà, des offres de téléchargement payantes sont proposées.
En effet, le rapport de LeakID de février 2024 expose que la plateforme Z-Library est accessible via le nom de domaine go-to-zlibrary.se assurant une vitrine du site correspondant au pays de l’utilisateur. C’est ainsi qu’en se connectant depuis le territoire français avec une adresse IP française, cette étude démontre que le nom de domaine go-to-zlibrary.se renvoie sur la version française de la plateforme, accessible sous différents noms de domaine, tels que : zlibrary-fr.se, zlibrary- asia.se ou encore zlibrary-global.se.
Le rapport précité met également en avant la cartographie des différents noms de domaine, à savoir que :
– le nom de domaine singlelogin.se est dédié aux utilisateurs bénéficiant d’un compte utilisateur ;
– 92 noms de domaine permettent un accès direct ;
– 4 noms domaine permettent d’accéder automatiquement à la plateforme en se connectant depuis la France via un mécanisme de redirection.
A cet égard, les procès verbaux des 25, 26, 27, 28 et 29 mars et 03 avril 2024 confirment que ces différents noms de domaines permettent d’accéder depuis le territoire français à la plateforme Z-Library. Ces derniers mettent également en exergue que dès la page d’accueil du site Z-Library, une mosaïque de couvertures d’ouvrages apparait.
A ce titre, l’organisation même de ce site est structurellement contrefaisante puisque pour naviguer sur la plateforme, Z-Library propose non seulement un classement par oeuvres ou genre mais aussi un moteur de recherche permettant de paramétrer les champs de la requête (année de publication, langue du texte, nature du format recherché…).
L’utilisateur peut accéder à la page dédiée du livre, au sein de laquelle sont référencés : le visuel de couverture, les informations relatives à l’ouvrage concerné (titre, auteur, date de publication, éditeur, langue…), les divers liens de téléchargement disponibles (ePub, pdf, etc), et un outil de prévisualisation de pages.
Selon l’analyse produite par LeakID, l’ensemble des livre classés meilleures ventes hebdomadaires la semaine du 11 au 17 septembre 2023 était à disposition sur Z-Library. De même, sur la base du classement des meilleures ventes de l’année 2021 tout genres confondus 40 sur 50 titres étaient accessibles sur la plateforme, ce qui représente 80% des meilleures vente de l’année disponibles gratuitement.
Cette mise à disposition permet un téléchargement effectif, comme l’a constaté l’agent de l’APP à l’occasion de son procès-verbal de constat du 03 avril 2024 en téléchargeant un échantillon de 51 livres contenant des œuvres littéraires éditées par des éditeurs membres du SNE.
A titre d’exemple, il ressort du procès verbal précité, la présence et le téléchargement à partir du site des oeuvres suivantes : « Astérix et le griffon » de Jean-Yves Ferri et Didier Conrad, éditions Albert René ; « Premier sang» de Amélie Nothomb, éditions Albin Michel ; « Droit pénal général » de Bernard Bouloc, éditions Dalloz ou encore « King Kong théorie » de Despentes Virginie, éditions Librairie générale française.
Il est ainsi démontré que le site Z-Library accessible via les 98 noms de domaine litigieux, met à disposition par le biais des liens de téléchargement, de très nombreuses oeuvres littéraires éditées par les membres du SNE.
En outre, la plateforme Z-Library figure sur la liste des principaux sites contrefaisants établie par le Ministère de l’industrie et du commerce américain, ainsi que sur la Counterfeit and privacy watch list élaborée par la Commission européenne.
De plus, cette plateforme a fait l’objet de plusieurs procédures de blocage à l ‘étranger notamment au Danemark, en Angleterre et aux Etats-Unis.
Enfin, la plateforme est désormais inscrite sur la liste publique établie par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) en application de l’article L. 331-25 du code de la propriété intellectuelle, référençant les services portant atteinte de manière grave et répétée aux droits d’auteur ou aux droits voisins.
***
Il ressort de l’ensemble de ces constatations que le SNE établit de manière suffisamment probante que le site litigieux, qui s’adresse à un public francophone, permet aux internautes, via les chemins d’accès précités, de télécharger des œuvres protégées à partir de liens sans avoir l’autorisation des titulaires de droits, ce qui constitue une atteinte aux droits d’auteur.
Le SNE est donc fondé à solliciter la prescription de mesures propres à faire cesser la violation de droits de ses membres.
Les procès-verbaux produits aux débats mettent en évidence l’impossibilité d’identifier l’éditeur du site, les informations concernant l’hébergeur étant occultées. En outre, le site ne comprend pas les mentions légales exigées par les articles 6 III.1 et 2 de la loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, dite « LCEN ».
Ces éléments démontrent la connaissance du caractère entièrement ou quasi entièrement illicite des liens postés sur le site litigieux par les personnes qui contribuent à cette reproduction et la difficulté pour le SNE de poursuivre les responsables de ce site.
Sur les mesures sollicitées
L’article L. 336-2 du Code de la propriété intellectuelle réalise la transposition de l’article 8 §3, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, aux termes duquel : « Les États membres veillent à ce que les titulaires de droits puissent demander qu’une ordonnance sur requête soit rendue à l’encontre des intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit d’auteur ou à un droit voisin ». Le seizième considérant de cette directive rappelle que les règles qu’elle édicte doivent s’articuler avec celles issues de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (dite « directive sur le commerce électronique »).
La Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit dans l’arrêt Scarlet Extended c. Sabam (C-70/10) du 24 novembre 2011 qu’ « ainsi qu’il découle des points 62 à 68 de l’arrêt du 29 janvier 2008, Promusicae (C-275/06, Rec. p. I-271), la protection du droit fondamental de propriété, dont font partie les droits liés à la propriété intellectuelle, doit être mise en balance avec celle d’autres droits fondamentaux.
45 Plus précisément, il ressort du point 68 dudit arrêt qu’il incombe aux autorités et aux juridictions nationales, dans le cadre des mesures adoptées pour protéger les titulaires de droits d’auteur, d’assurer un juste équilibre entre la protection de ce droit et celle des droits fondamentaux de personnes qui sont affectées par de telles mesures.
46 Ainsi, dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal, les autorités et les juridictions nationales doivent notamment assurer un juste équilibre entre la protection du droit de propriété intellectuelle, dont jouissent les titulaires de droits d’auteur, et celle de la liberté d’entreprise dont bénéficient les opérateurs tels que les FAI en vertu de l’article 16 de la charte.(…)
52 D’autre part, ladite injonction risquerait de porter atteinte à la liberté d’information puisque ce système risquerait de ne pas suffisamment distinguer entre un contenu illicite et un contenu licite, de sorte que son déploiement pourrait avoir pour effet d’entraîner le blocage de communications à contenu licite. En effet, il n’est pas contesté que la réponse à la question de la licéité d’une transmission dépende également de l’application d’exceptions légales au droit d’auteur qui varient d’un État membre à l’autre. En outre, certaines œuvres peuvent relever, dans certains États membres, du domaine public ou elles peuvent faire l’objet d’une mise en ligne à titre gratuit de la part des auteurs concernés. »
Il s’en déduit qu’un juste équilibre doit être recherché entre la protection du droit de propriété intellectuelle, d’une part, et la liberté d’entreprise des fournisseurs d’accès à internet, et les droits fondamentaux des clients des fournisseurs d’accès à internet, en particulier leur droit à la protection des données à caractère personnel et leur liberté de recevoir et de communiquer des informations, d’autre part.
La recherche de cet équilibre implique d’écarter toute mesure prévoyant un contrôle absolu, systématique et sans limitation dans le temps, de même que les mesures ne doivent pas porter atteinte à la « substance même du droit à la liberté d’entreprendre » des fournisseurs d’accès à internet, lesquels doivent conserver le choix des mesures à mettre en œuvre.
Aussi, conformément aux dispositions de l’article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle, il sera enjoint aux sociétés Bouygues télécom, Free, SFR, SFR Fibre et Orange de mettre en œuvre et/ou faire mettre en œuvre, toutes mesures propres à empêcher l’accès au site Z- Library, à partir du territoire français par leurs abonnés, à raison d’un contrat souscrit sur ce territoire, par tout moyen efficace de leur choix.
Les mesures de blocage concerneront les noms de domaine mentionnés au tableau annexé à la présente décision, et permettant l’accès au site litigieux, dont le caractère entièrement ou essentiellement illicite a été établi. Compte tenu de leur nécessaire subordination à un nom de domaine, les mesures s’étendront à tous les sous domaines associés au nom de domaine figurant dans le tableau.
Ces mesures devront être mises en œuvre sans délai, et au plus tard à l’expiration d’un délai de 15 jours suivant la signification de la présente décision, et pendant une durée de 18 mois, ce délai prenant tout à la fois en compte l’augmentation de la constatation des atteintes et l’efficacité des mesures d’ores et déjà ordonnées qui font qu’une mesure de blocage est rarement sollicitée consécutivement pour un même nom de domaine.
Les fournisseurs d’accès à internet devront informer le SNE des mesures mises en œuvre sans délai.
Le coût des mesures de blocage sera à la charge des fournisseurs d’accès internet.
Il est rappelé que l’actualisation des mesures ordonnées en cas d’évolution du litige en raison de la mise en œuvre de moyens de contournement du blocage, pourra être envisagée par le tribunal statuant selon la procédure accélérée au fond, mais également, sous réserve que soit caractérisée l’existence d’un trouble manifestement illicite, par le juge des référés.
Conformément aux dispositions de l’article 481-1 6° du code de procédure civile, et en l’absence de circonstances justifiant qu’il en soit décidé autrement, il convient de rappeler que la présente décision est exécutoire à titre provisoire.
Chaque partie conservera la charge de ses frais irrépétibles et de ses dépens.
DECISION
Statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,
Le tribunal,
Dit que le Syndicat national de l’édition est recevable en ses demandes ;
Ordonne aux sociétés Bouygues télécom, Free, SFR, SFR Fibre et Orange de mettre en œuvre et/ou faire mettre en œuvre, toutes mesures propres à empêcher l’accès au site Z-Library, à partir du territoire français, y compris dans les départements ou régions d’outre-mer et collectivités uniques ainsi que dans les îles Wallis et Futuna, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises, par leurs abonnés à raison d’un contrat souscrit sur ce territoire, par tout moyen efficace, et notamment par le blocage des noms de domaine et sous-domaines associés, figurant dans le tableau annexé au présent jugement et faisant partie de la minute, au plus tard dans un délai de 15 jours suivant de la signification du présent jugement et pendant une durée de 18 mois à compter de la mise en œuvre des mesures ordonnées ;
Dit que le coût de la mise en œuvre des mesures ordonnées restera à la charge des sociétés Bouygues télécom, Free, SFR, SFR Fibre et Orange ;
Dit que les fournisseurs d’accès à internet devront informer le Syndicat national de l’édition de la mise en œuvre de ces mesures en précisant éventuellement les difficultés qu’ils rencontreraient ;
Dit que le Syndicat national de l’édition devra dans ce cadre indiquer aux fournisseurs d’accès à internet, les noms de domaine dont il aurait appris qu’ils ne sont plus actifs, afin d’éviter des coûts de blocage inutiles ;
Dit qu’en cas d’évolution du litige notamment par la modification des noms de domaines ou chemins d’accès, le Syndicat national de l’édition pourra en référer à la présente juridiction selon la procédure accélérée au fond ou en saisissant le juge des référés, en mettant en cause par voie d’assignation les parties présentes à cette instance ou certaines d’entre elles, afin que l’actualisation des mesures soit ordonnée ;
Condamne chaque partie à payer ses propres dépens ;
Dit n’y avoir lieu à application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
Rappelle que la présente décision est exécutoire par provision.
Le tribunal : Anne-Claire Le Bras (1ère vice-présidente adjointe), Caroline Reboul (greffière)
Avocats : Me Josée-Anne Benazeraf, Me Pierre-Olivier Chartier, Me Yves Coursin, Me François Dupuy, Me Christophe Caron
Source : Legalis.net
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