Les avocats du net

 
 


 

Jurisprudence : Jurisprudences

jeudi 28 septembre 2023
Facebook Viadeo Linkedin

Tribunal judiciaire de Paris, ordonnance de référé du 20 juillet 2023

AG2L Développement / Colas & Colas Digital Solutions

absence de démonstration de l’originalité du développement du prestataire - droit d'auteur - droit d’auteur du prestataire - Maintenance évolutive et corrective - prestataire de services

Le 17 novembre 2010, la société SIEDI (devenue SPEIG en 2016 puis Colas digital solutions en 2019), filiale du groupe de travaux publics Colas dont l’activité est l’étude, la conception et la mise au point de systèmes informatiques, a conclu avec une société AG2L aujourd’hui disparue un partenariat pour la mise au point, la distribution et la maintenance d’un logiciel de gestion des grosses carrières et activités industrielles complexes, dénommé “solution Zephyr”, emportant cession des droits de propriété intellectuelle du logiciel à la société SIEDI.

A partir du 15 décembre 2013, la société AG2L Développement, également spécialisée en informatique, a réalisé des développements informatiques sur le logiciel Zephyr pour le compte de la société SIEDI devenue SPEIG.
Par contrat de “tierce maintenance applicative Zephyr” du 25 octobre 2018, la société SPEIG a confié à la société AG2L Développement la maintenance corrective et évolutive du logiciel équipant déjà 250 sites, pour une durée de un an renouvelable 2 fois qui a pris fin le 1er janvier 2022.

Des commandes de maintenance ponctuelles ont eu lieu en 2022 puis les parties ont ouvert des discussions pour un nouveau contrat de maintenance, au cours desquelles la société AG2L Développement a revendiqué des droits de propriété intellectuelle sur le logiciel Zephyr.

Par lettre officielle du 5 août 2022, le conseil de la société Colas digital solutions a indiqué à la société AG2L Développement que sa cliente contestait ces revendications sur plusieurs fondements : sa propriété exclusive du logiciel Zephyr résultant du contrat du 17 novembre 2010 et le fait que les prestations effectuées dans le cadre du contrat de maintenance n’ont pas donné lieu à une réalisation distincte du logiciel existant ni à une œuvre de l’esprit s’écartant d’une logique automatique et contraignante.

Le 1er août 2022, la société AG2L Développement a déposé la version 4.6.5 du logiciel Zephyr sous son nom auprès de l’Agence pour la protection des programmes (ci-après APP).

Le 21 septembre 2022, la société AG2L Développement a constaté que la société Colas digital solutions avait coupé son accès à ses serveurs sur lesquels étaient réalisées ses prestations sur le logiciel Zephyr.

C’est dans ces conditions que, après une assignation délivrée les 24 et 28 novembre 2022 non placée dans les délais, par acte du 24 février 2023, la société AG2L Développement a fait assigner la SAS Colas digital solutions et la SA Colas devant le président du tribunal judiciaire de Paris, statuant en référé.

Le 9 mars 2023, la société Colas digital solutions a mis en demeure la société AG2L Développement de s’abstenir de se prévaloir de la qualité de propriétaire du logiciel Zephyr à l’égard de tout tiers quel qu’il soit, d’informer l’APP de l’existence du différend les opposant au sujet de la propriété de ce logiciel et de lui en justifier, de détruire toutes les copies du code source du logiciel Zéphyr, notamment celles installées sur ses ordinateurs, et de s’abstenir de toute exploitation du code source du logiciel Zephyr .

A l’audience du 20 mars 2023, le juge des référés a ordonné une mesure de médiation judiciaire qui n’a pas permis d’aboutir à un accord. L’affaire a été plaidée à l’audience du 27 juin 2023.

La société AG2L Développement demande au juge des référés, au visa des articles 145, 835 et 700 du code de procédure civile et L.332-1-1 du code de la propriété intellectuelle, de :
– ordonner à la société Colas digital solutions la cessation de toute utilisation du logiciel Zephyr, dans un délai d’un mois à compter de la signification de l’ordonnance de référé, sous astreinte ou, subsidiairement, lui interdire de modifier ou faire évoluer le logiciel Zephyr pour une durée de 6 mois à compter de la remise des documents comptables demandés ;
– ordonner à la société Colas digital solutions de lui communiquer, sous astreinte, les éléments probatoires techniques suivants :
– historique des archivages enregistrés dans le gestionnaire de codes sources
– contenu des demandes (DDA, DDC, FFT, PB et Incidents)
– fiches d’interventions sous format Word, renseignées par les développeurs et divers éléments comptables accompagnés d’une attestation du ou des commissaires aux comptes de la société Colas SA attestant de la cohérence entre les éléments comptables communiqués et les comptes certifiés, sous astreinte ;
– condamner la société Colas digital solutions aux dépens et à lui payer la somme de 8.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

A l’audience, elle fait valoir que :
– elle est victime d’une contrefaçon de ses droits d’auteur sur la version 4.6.5 du logiciel Zephyr dont elle produit une version intégrale du code source sur clé USB, une extraction des 3 premières pages en pdf et qui correspond au dépôt à l’APP du 1er août 2022,
– elle est propriétaire à 80% de ce logiciel car, depuis 2013, il n’y a eu aucune cession des droits de propriété intellectuelle sur le code qu’elle a créé et elle démontre 5500 contributions (commits) de sa part selon extraction mai 2022,
– lors de la négociation d’avril 2022, la société Colas lui a soumis un contrat avec un cession de droit, reconnaissant ainsi ses droits d’auteur.
– elle forme une demande à fins probatoires sur le fondement de l’article L. 332-1-1 du code de la propriété intellectuelle portant sur des documents comptables et techniques,
– elle forme une demande de cessation d’exploitation sous un mois ou, subsidiairement de ne pas modifier le logiciel,
– le logiciel est ici une œuvre de collaboration et non une œuvre collective, en l’absence de fusion des contributions,
– le trouble manifestement illicite au sens de l’article 835 du code de procédure civile existe depuis août 2022 quand les relations contractuelles ont cessé et que la société Colas a poursuivi l’exploitation du logiciel et l’a modifié sans l’accord du coauteur,
– ses demandes ne sont pas disproportionnées vue la durée de la contrefaçon.

Par conclusions signifiées le 13 mars 2023, soutenues oralement et visées à l’audience, la SAS Colas digital solutions et la SA Colas soulèvent la nullité de l’assignation.
Sur le fond, elles demandent au juge des référés de :
– dire n’y avoir lieu à référé en l’absence d’urgence et de probabilité des atteintes alléguées,
– débouter la demanderesse de l’ensemble de ses demandes,
– condamner la demanderesse aux dépens et à leur payer la somme de 17.970 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Elles indiquent que le logiciel Zephyr est un ERP (entreprise resources planning) utilisé par 2000 salariés du groupe Colas sur 1000 sites depuis 2010-2012, qui gère la production des carrières et est essentiel à l’activité ; ce logiciel évolue par des corrections, des améliorations ou des mises à jour pour intégration des modifications réglementaires, effectuées par les informaticiens de la société Colas digital solutions et aussi à l’aide de la société AG2L développement avec intégration dans ses équipes ; il y a eu arrêt des relations contractuelles du fait de la réduction des besoins en maintenance et c’est seulement à partir de ce moment qu’il y a eu des revendications de doit d’auteur de la part de la société AG2L Développement.

Elles font valoir que :
– la nullité de l’assignation résulte du manque d’assiette des droits revendiqués puisqu’il n’est pas indiqué sur quoi porte la contrefaçon alléguée : tout ou partie du travail qu’elle a réalisé ? depuis 2014 ou décembre 2016 ? quelle partie de ses interventions présentant quelles caractéristiques originales justifiant la protection par le droit d’auteur ?
– la maintenance – même évolutive – ne donne pas lieu à création d’une œuvre distincte du logiciel de base,
– il n’y a pas lieu à référé en l’absence de trouble manifestement illicite ou dommage imminent,
– s’agissant du trouble manifestement illicite, les échanges entre équipes témoignent de ce que les préposés de la société AG2L Développement sont des exécutants, ce qui exclut la qualification d’œuvre de collaboration et la protection par le droit d’auteur de leurs contributions,
– la pièce 18 adverse, qui est une consultation non autorisée des serveurs de la société Colas, ne dément pas ce fait,
– les mesures demandées sont disproportionnées : Zephyr est un logiciel ancien et dont l’utilisation est généralisée dans le groupe de sorte qu’une interdiction, même temporaire, obligerait le groupe Colas à développer un nouveau logiciel,
– sur le droit d’information, les pièces demandées (une analyse comptable en réalité) n’existent pas,
– la clause de cession des droits dans le contrat proposé est une clause de précaution élémentaire pour le cas où on confie au prestataire un développement et éviter ce type de contentieux,
– le dépôt du logiciel à l’APP par la société AG2L Développement sous son nom est abusive.

DISCUSSION

Sur la nullité de l’assignation

L’article 56, 2°, du code de procédure civile dispose, dans sa version issue du décret n°2020-1452 du 27 novembre 2020, que l’assignation contient à peine de nullité, « outre les mentions prescrites pour les actes d’huissier de justice et celles énoncées à l’article 54 (…) un exposé des moyens en fait et en droit ».
Ces dispositions visent à assurer le respect du principe du contradictoire en permettant à la partie assignée de présenter en temps utile ses moyens de défense.

Selon les articles 114 et 115 du code de procédure civile, « Aucun acte de procédure ne peut être déclaré nul pour vice de forme si la nullité n’en est pas expressément prévue par la loi, sauf en cas d’inobservation d’une formalité substantielle ou d’ordre public. La nullité ne peut être prononcée qu’à charge pour l’adversaire qui l’invoque de prouver le grief que lui cause l’irrégularité, même lorsqu’il s’agit d’une formalité substantielle ou d’ordre public. La nullité est couverte par la régularisation ultérieure de l’acte si aucune forclusion n’est intervenue et si la régularisation ne laisse subsister aucun grief ».

En matière de propriété intellectuelle, l’assignation doit indiquer clairement et précisément les éléments sur lesquels des droits sont revendiqués, ainsi que les éléments que le demandeur considère comme ayant été reproduits au mépris de ces droits. Le demandeur n’est pas tenu de démontrer à ce stade l’originalité de l’œuvre.

La société AG2L Développement fonde ses demandes sur ses droits de propriété intellectuelle sur le logiciel Zephyr dans sa version 4.6.5, en tant que coautrice des développements qu’elle y a apportés depuis 2014.
Sa pièce 18 énumère 11051 actions effectuées sur le logiciel entre décembre 2016 et 2022, dont 5823 ont été réalisées par sept de ses préposés, tandis que six salariés de la société Colas digital solutions en ont réalisé 5228.

Ces éléments sont suffisants pour déterminer l’œuvre dont la protection est revendiquée et permettre aux défenderesses de développer leurs moyens de défense à bon escient.

Il y a donc lieu de rejeter l’exception de nullité de l’assignation.

Sur le trouble manifestement illicite tiré ou de dommage imminent de la violation de droits d’auteur

L’article 835 du code de procédure civile prévoit que le président du tribunal judiciaire peut toujours “même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite” et “dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier ou ordonner l’exécution d’une obligation même s’il s’agit d’une obligation de faire”.
Le trouble manifestement illicite résulte de toute perturbation résultant d’un fait qui directement ou indirectement constitue une violation évidente de la règle de droit.

Aux termes de l’article L.335-3 du code de la propriété intellectuelle constitue “un délit de contrefaçon toute reproduction, représentation ou diffusion, par quelque moyen que ce soit, d’une œuvre de l’esprit en violation des droits de l’auteur, tels qu’ils sont définis et réglementés par la loi. Est également un délit de contrefaçon la violation de l’un des droits de l’auteur d’i logiciel définis à l’article L. 122-6.”

Il est constant que le logiciel Zephyr a été développé par un tiers à l’instance et appartient au groupe Colas qui l’exploite depuis avant la création de la société AG2L Développement.

Les commandes ponctuelles et le contrat du 25 octobre 2018 versés aux débats établissent que la société AG2L Développement est intervenue, à partir du 15 décembre 2013, pour le développement d’un module fonctionnel “Dashbord Zéphyr”, une solution de maintenance et des prestations de développement puis des prestations de maintenance corrective et évolutive.

Or, les prestations de maintenance informatique par un sous- traitant, ayant pour objet d’adapter un logiciel existant, sont réalisées dans des conditions d’exécution contraintes tant par l’existant que par leur objet imposé par le donneur d’ordre.

Il appartient donc à la société AG2L Développement de préciser lesquelles de ses contributions ont pu, malgré ce contexte, constituer une œuvre de l’esprit et imprimer au logiciel Zephyr préexistant l’empreinte de la personnalité de ses développeurs exprimée par des choix libres et créatifs.

Or, quoiqu’interpellée sur ce point par les écritures adverses, la société AG2L Développement n’expose pas en quoi ses contributions au logiciel s’écartaient d’une simple réparation des erreurs, d’améliorations ponctuelles ou de mises à jour demandées par son client.

Au regard de ces éléments, l’existence d’une œuvre protégée par le droit d’auteur et la contrefaçon de celle-ci n’est pas suffisamment vraisemblable pour caractériser un trouble manifestement illicite au sens de l’article 835 du code de procédure civile.

Il n’est pas plus établi que la poursuite de l’exploitation de leur logiciel par les sociétés du groupe Colas ferait peser un dommage imminent à prévenir pour la société AG2L Développement.
Il n’y a donc pas lieu à référé sur ces demandes.

Sur la communication forcée de pièces

L’article 145 du code de procédure civile prévoit que, s’il existe un motif légitime de conserver ou établir avant tout procès la preuve dont pourrait dépendre la solution d’un litige, tout intéressé peut, notamment par référé, demander les mesures d’instruction légalement admissibles.
La société AG2L Développement sollicite de la part des défenderesses la communication de diverses preuves de ses propres interventions. Or, elle détient nécessairement ces éléments sur la base desquels ses prestations étaient facturées. Il y a donc lieu de rejeter ces demandes.

Quant aux demandes de communication des “reportings annuels” de cinq sites du groupe Colas sur 7 ans “afin de pouvoir estimer l’impact des économies de charges opérationnelles induites par l’utilisation du logiciel Zephyr”, leur nécessité pour la solution du litige relatif à l’éventuelle qualité de coautrice du logiciel Zephyr de la société AG2L Développement et la liquidation de son préjudice n’est aucunement explicitée, ni démontrée.

Il y a donc lieu de rejeter ces demandes.

Sur les autres demandes

La société AG2L Développement, qui succombe, supportera les dépens de l’instance et l’équité justifie de la condamner à payer à la société Colas digital solutions et la société Colas SA, ensemble, la somme de 3.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

DECISION

Statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, par ordonnance contradictoire et en premier ressort ;

Disons n’y avoir lieu à référé sur les demandes d’interdiction formes par la société AG2L Développement ;

Rejetons les demandes de communication de pièces ;

Condamnons la société AG2L Développement aux dépens ;

Condamnons la société AG2L Développement à payer à la société Colas digital solutions et la société Colas, ensemble, la somme de 3.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Le Tribunal : Irène Benac (vice-présidente), Marion Cobos (greffier)

Avocats : Me Bernard Lamon, Me Anne Cousin

Source : Legalis.net

Lire notre présentation de la décision

 
 

En complément

Maître Anne Cousin est également intervenu(e) dans les 15 affaires suivante  :

 

En complément

Maître Bernard Lamon est également intervenu(e) dans les 22 affaires suivante  :

 

En complément

Le magistrat Irène Benac est également intervenu(e) dans les 4 affaires suivante  :

 

En complément

Le magistrat Marion Cobos est également intervenu(e) dans les 2 affaires suivante  :

 

* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.