Jurisprudence : Jurisprudences
Cour d’appel de Paris, Pôle 5 – Ch. 1, arrêt du 7 mai 2025
Editions Dalloz, Lexbase et autres / Forseti
base de données - concurrence déloyale - décisions de justice - diffusion des décisions de justice - open data - parasitisme - pratiques commerciales trompeuses
Les sociétés Editions Dalloz, Lexbase, LexisNexis, Lextenso et Wolters Kluwer France, devenu Lamy Liaisons sont des éditeurs juridiques « historiques » qui proposent, entre autres, des services de recherche juridique en ligne par le canal de leurs moteurs de recherche et offrent à leurs abonnés un accès à des bases jurisprudentielles ainsi qu’à des articles de doctrine ou des encyclopédies dans tous les domaines du droit.
La société Forseti, créée en 2016, se présente comme la première plateforme d’intelligence juridique en France proposant un abonnement unique offrant un accès à l’ensemble de son fonds et disponible sur son site internet doctrine.fr.
La loi n°2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique a posé le principe d’une diffusion large des décisions de justice. Cet open data des décisions de justice a été reformulé par la loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice, le décret d’application du 29 juin 2020 renvoyant à un arrêté du Garde des sceaux, le soin de fixer pour chacun des ordres judiciaire et administratif la date à compter de laquelle les décisions de justice sont mises à la disposition du public, l’Arrêté du garde des sceaux du 28 avril 2021 prévoyant notamment que l’ensemble des décisions de justice et des copies sollicitées par des tiers sont respectivement mises à disposition du public au plus tard le 31 décembre 2024 s’agissant des décisions rendues par les tribunaux de commerce et le 30 septembre 2025 s’agissant des décisions rendues par les tribunaux judiciaires.
Le présent litige concerne la collecte et le traitement des décisions de justice durant les années 2016 à 2019, c’est-à-dire, avant que les textes susvisés ne soient entrés en application.
Par ordonnance sur requête du 2 octobre 2018, les sociétés Editions Dalloz, Lexbase, LexisNexis, Lextenso et Wolters Kluwer France, soutenant que la collecte en deux ans de 10 millions de décisions de justice ayant permis l’arrivée rapide de doctrine.fr sur le marché n’a pu se faire que grâce à des pratiques trompeuses, déloyales et parasitaires, ont été autorisées par le magistrat délégataire du président du tribunal de commerce de Paris à procéder à une mesure d’instruction in futurum pour :
– rechercher le nombre de décisions de jurisprudence réellement mises à disposition du public par Doctrine, les juridictions dont elles émanent et par quels moyens elles sont collectées,
– démontrer les actes de typosquatting et d’usurpation d’identité et que la société Forseti a cherché à faire disparaître toute trace de ces actes illicites à l’annonce de possibles poursuites judiciaires,
– démontrer que la société Forseti a mis en place un système informatique permettant d’explorer et de crawler les sites des éditeurs concurrents, afin de proposer leurs contenus à ses abonnés.
Cette ordonnance a fait l’objet d’une procédure de rétractation. La présente cour, par arrêt du 31 juillet 2019, a notamment rétracté l’ordonnance rendue sur requête par le président du tribunal de commerce de Paris le 2 octobre 2018, annulé les actes d’instruction subséquents, et ordonné la restitution à la société Forseti des pièces séquestrées.
Par un arrêt rendu le 25 mars 2021 par la deuxième chambre civile, la Cour de cassation a cassé et annulé, l’arrêt rendu le 31 juillet 2019, au motif que la circonstance que des éléments de preuve aient pu être supprimés par la société Forseti avant le dépôt de la requête caractérisait un risque de dépérissement des preuves justifiant qu’il soit dérogé au principe de la contradiction.
Par ordonnance du 2 juillet 2019, le juge des référés du tribunal de commerce a considéré qu’aucune des pièces séquestrées n’était utile à la solution du litige.
C’est dans ce contexte que, le 14 mai 2020, les sociétés Editions Dalloz, Lexbase, LexisNexis, Lextenso et Wolters Kluwer France ont assigné la société Forseti devant le tribunal de commerce.
Par jugement contradictoire rendu le 23 février 2023, dont appel, le tribunal de commerce de Paris a :
– débouté les sociétés Editions Dalloz, Lexbase, LexisNexis, Lextenso et Wolters Kluwer France de toutes leurs demandes ;
– condamné in solidum les sociétés Editions Dalloz, Lexbase, LexisNexis, Lextenso et Wolters Kluwer France à payer à la société Forseti les sommes suivantes :
– 50.000 euros pour procédure abusive,
– 125.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– débouté Forseti de sa demande en dommages-intérêts pour dénigrement ;
– condamné in solidum les sociétés Editions Dalloz, Lexbase, LexisNexis, Lextenso et Wolters Kluwer France aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 144,94€ dont 23,94€ de TVA ;
– rappelé que l’exécution provisoire est de droit.
Le 30 mars 2023, les sociétés Edition Dalloz, Lexbase, Lexisnexis, Lextenso et Lamy Liaisons, anciennement dénommée Wolters Kluwer France, ont interjeté appel.
Dans leurs dernières conclusions numérotées 4, transmises le 18 février 2025, les sociétés Edition Dalloz, Lexbase, Lexisnexis, Lextenso et Lamy Liaisons, demandent à la cour de :
Sur les demandes des sociétés appelantes en lien avec les actes de concurrence déloyale, les pratiques commerciales trompeuses et les actes parasitaires de la société FORSETI :
– infirmer le Jugement du Tribunal de commerce de Paris du 23 février 2023 en ce qu’il a débouté les sociétés EDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LAMY LIAISONS et LEXTENSO de toutes leurs demandes ;
Et statuant à nouveau,
– déclarer recevables l’ensemble des demandes des sociétés EDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LAMY LIAISONS et LEXTENSO ;
– condamner la société FORSETI à réparer le préjudice subi par les Appelantes à raison des actes de concurrence déloyale, des pratiques commerciales trompeuses et des actes parasitaires commis à leur encontre entre 2016 et la date des présentes par la société FORSETI et, en conséquence, condamner la société FORSETI à verser à chacune des sociétés EDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LAMY LIAISONS et LEXTENSO la somme de 100.000 euros, au titre du préjudice subi par chacune des Appelantes ;
– ordonner à la société FORSETI, sous astreinte de 1.000 euros par infraction constatée à compter d’un délai de 15 jours suivant la signification de l’arrêt à intervenir, de mettre un terme à tous les actes de concurrence déloyale, pratiques commerciales trompeuses et actes parasitaires qui subsistent à l’encontre des sociétés EDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LAMY LIAISONS et LEXTENSO et, pour ce faire, ordonner à la société FORSETI de procéder à :
– la suppression des documents présentés comme des « décisions » sur le site internet Doctrine.fr collectés, réutilisés et mis à disposition de ses clients en méconnaissance des dispositions légales applicables (à savoir, les dispositions de la Loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, l’article L.312-1 du code des relations entre le public et l’administration, les articles 11-2 et 11-3 de la Loi n° 72-626 du 5 juillet 1972, l’article R. 123-5 du code de l’organisation judiciaire, l’article R.622-13 du code de commerce et les articles R.751-7 du code de la justice administrative et R.322-3 du code des 140 relations entre le public et l’administration), c’est-à-dire, à défaut pour la société Forseti d’avoir démontré le caractère licite et loyale de la collecte de l’un quelconque de ces documents :
– Les décisions rendues par les tribunaux judiciaires/tribunaux de grande instance pour la période allant du 1er janvier 2004 au 31 décembre 2018 ;
– Les documents présentés sur le site Doctrine.fr comme des « décisions » émanant des tribunaux judiciaires/tribunaux de grande instance pour la période allant du 1er janvier 2004 au 31 décembre 2018 (c’est-à-dire, les notes d’audience, les procès-verbaux d’audition d’enfant mineur, les correspondances à destination des avocats) ;
– Les décisions rendues par les tribunaux administratifs antérieurement au 31 décembre 2018 ;
– Les décisions administratives obtenues dans le cadre de la convention conclue avec le Conseil d’Etat ;
– et Les décisions rendues par les tribunaux de commerce disponibles sur Doctrine.fr obtenues et utilisées dans le cadre de la convention conclue avec le GIE Infogreffe résiliée depuis lors ;
– la suppression de toute mention ou présentation sur le site internet Doctrine.fr, ou dans les communications de FORSETI à l’endroit du public ou de ses abonnés (veille, newsletter, emails) de nature à induire en erreur les utilisateurs sur la disponibilité des commentaires doctrinaux des Appelantes, en particulier, mais non exclusivement les mentions présentes dans la rubrique « tarifs » et « aide » du site Doctrine.fr ;
– la généralisation de la mention « Accès limité » accompagnée du sigle représentant un cadenas pour tous les contenus doctrinaux en accès limité des Appelantes présents sur le site internet Doctrine.fr ;
– la cessation de toute utilisation des titres des commentaires doctrinaux des Appelantes sur le site Doctrine.fr ou dans les communications de FORSETI à l’endroit du public ou de ses abonnés (veille, newsletter, emails) ;
– condamner la société FORSETI à réparer l’intégralité du préjudice subi par les sociétés EDITIONS DALLOZ et LEXISNEXIS à raison des actes de publicité comparative illicite commis à leur encontre entre 2016 et la date des présentes et, en conséquence, condamner la société FORSETI à verser à chacune des sociétés EDITIONS DALLOZ et LEXISNEXIS une somme de 50.000 euros ;
– ordonner à la société FORSETI, sous astreinte de 1.000 euros par infraction constatée à compter d’un délai de 15 jours suivant la signification de l’arrêt à intervenir, de mettre un terme à tous les actes de publicité comparative illicite qui subsistent à l’encontre des sociétés EDITIONS DALLOZ et LEXISNEXIS ;
– ordonner la publication de l’arrêt à intervenir sous forme de communiqué dans cinq journaux français ou étrangers au choix des sociétés EDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LAMY LIAISONS et LEXTENSO et au frais de la société FORSETI, sans que le coût de chaque publication n’excède la somme de 10.000 euros HT ;
– ordonner la publication du dispositif de l’arrêt à intervenir, en intégralité, pendant une durée de 90 jours consécutifs, à compter de la signification de l’arrêt à intervenir et sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard, en partie supérieure de la page d’accueil du site internet Doctrine.fr, dont l’adresse URL est la suivante https://www.Doctrine.fr/, en utilisant la police et la taille des caractères usuelles pour la page d’accueil du site internet Doctrine.fr ;
– se réserver la liquidation des astreintes ordonnées conformément aux dispositions des articles L.131-1 et L.131-3 du code des procédures civiles d’exécution ;
Sur la demande de la société FORSETI visant le caractère prétendument abusif de la procédure initiée par les appelantes
– infirmer le Jugement du Tribunal de commerce de Paris du 23 février 2023 en ce qu’il a condamné in solidum les sociétés EDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LAMY LIAISONS et LEXTENSO à payer à la société FORSETI la somme de 50.000 euros pour procédure abusive,
Et statuant à nouveau,
– débouter la société FORSETI de l’ensemble de ses demandes,
Sur la demande de la société FORSETI visant un prétendu dénigrement
– confirmer le Jugement du Tribunal de commerce de Paris du 23 février 2023 en ce qu’il a débouté la société FORSETI de sa demande de condamnation in solidum des sociétés EDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LAMY LIAISONS et LEXTENSO à lui verser la somme de 125.000 euros pour dénigrement,
Sur la demande nouvelle de la société FORSETI visant une prétendue diffamation
– débouter la société FORSETI de sa demande en ce qu’elle est infondée, EN TOUT ETAT DE CAUSE
– infirmer le Jugement du Tribunal de commerce de Paris du 23 février 2023 en ce qu’il a condamné in solidum les sociétés EDITIONS DALLOZ, LEXBASE, 142 LEXISNEXIS, LAMY LIAISONS et LEXTENSO à payer à la société FORSETI la somme de 125.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux dépens, Et statuant à nouveau,
– condamner la société FORSETI à payer aux sociétés EDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LAMY LIAISONS et LEXTENSO la somme de 50.000 euros chacune au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamner la société FORSETI aux entiers dépens de l’appel, dont distraction au profit de Maître Nada SALEH-CHERABIEH (AARPI TEYTAUD SALEH), Avocat au Barreau de PARIS, ainsi qu’aux entiers dépens de la procédure.
Dans ses dernières conclusions numérotées 4, transmises le 24 février 2025, la société Forseti demande à la cour de :
– confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 23 février 2023, sauf en ce qu’il a débouté la société FORSETI de sa demande en dommages-intérêts pour dénigrement et en ce qu’il a limité à 50.000 euros le montant des dommages et intérêts alloués au titre de la procédure abusive dont il a reconnu coupables les sociétés ÉDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LEXTENSO et LAMY LIAISONS (anciennement dénommée WOLTERS KLUWER FRANCE) ;
– infirmer le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 23 février 2023 en ce qu’il a débouté la société FORSETI de sa demande en dommages-intérêts pour dénigrement et en ce qu’il a limité à 50.000 euros le montant des dommages et intérêts alloués au titre de la procédure abusive dont il a reconnu coupables les sociétés ÉDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LEXTENSO et LAMY LIAISONS (anciennement dénommée WOLTERS KLUWER FRANCE) ;
Statuant à nouveau ou, y ajoutant :
– déclarer irrecevables les demandes des Appelantes :
– tendant à la cessation de l’indexation de liens hypertextes profonds vers les références doctrinales éditées par les appelantes au mépris des instructions données par les fichiers « robot.txt » et des conditions d’utilisation et à la réparation du préjudice en résultant (dès lors qu’une telle demande serait expressément formulée) ;
– tendant à la suppression sur le site Doctrine.fr de « l’intégralité des décisions de justice présentes sur le site internet DOctrine.fr obtenues et mises à disposition de ses utilisateurs en méconnaissance des dispositions légales applicables », notamment les jugements de rejet d’ouverture de procédure collective, les décisions obtenues en méconnaissance des articles R.751-7 du code de la justice administrative et R.322-3 du code des relations entre le public et l’administration, les décisions non publiques rendues par les tribunaux judiciaires, les décisions non publiques rendues par les tribunaux de commerce ; les décisions administratives obtenues dans le cadre de la convention conclue avec le Conseil d’État ; et les prétendus documents figurant dans la rubrique « Décisions » du site Doctrine.fr et qui ne constituent pas des jugements.
– tendant à la communication de documents alors qu’elles ne figurent pas au dispositif de leurs conclusions ;
– tendant à la réparation du préjudice relatif à la collecte et la diffusion de l’intégralité des décisions non publiques rendues par les tribunaux judiciaires et par les tribunaux de commerce ;
– liées aux noms de domaines cassation.fr, conseildetat.fr et predictice.fr ;
– relatives à des indications prétendument publiées en 2016 sur la page « tarif » de Doctrine.fr, mentionnant un « accès au fond doctrinal » et citant la marque Gazette du Palais ;
– résultant du prétendu usage de la marque « Appel Expert ».
– débouter les sociétés ÉDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LEXTENSO et LAMY LIAISONS (anciennement dénommée WOLTERS KLUWER FRANCE) de toutes leurs demandes, fins et prétentions ;
– condamner in solidum les sociétés ÉDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LEXTENSO et LAMY LIAISONS (anciennement dénommée WOLTERS KLUWER FRANCE) à payer à la société DOCTRINE (« FORSETI ») la somme de 125000 euros en réparation du préjudice subi du faire de la procédure abusive engagée à son encontre ;
– condamner in solidum les sociétés ÉDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LEXTENSO et LAMY LIAISONS (anciennement dénommée WOLTERS KLUWER FRANCE) à payer à la société DOCTRINE (« FORSETI ») la somme de 125000 euros en réparation du préjudice subi du faire des actes de dénigrement commis à son encontre ;
– ordonner le retrait des propos diffamatoires figurant aux pages 38 et 39 des conclusions d’appel du 30 juin 2023 des sociétés ÉDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LEXTENSO et LAMY LIAISONS (anciennement dénommée WOLTERS KLUWER FRANCE), imputant à la société DOCTRINE (« FORSETI ») de s’être livrée à un « typosquatting vis-à-vis des universités et cabinets d’avocats pour obtenir la communication de décisions de justice auprès des greffes les Appelantes » (p.38) et affirmant que cette pratique aurait « conféré un avantage indu à FORSETI par rapport aux Appelantes qui a pu obtenir des décisions de justice en se faisant passer pour un avocat ou une université » (p. 39) ;
– condamner in solidum les sociétés ÉDITIONS DALLOZ, LEXBASE, LEXISNEXIS, LEXTENSO et LAMY LIAISONS (anciennement dénommée WOLTERS KLUWER FRANCE) à payer à la société DOCTRINE (« FORSETI ») la somme de 150000 euros en réparation de ses frais irrépétibles devant la Cour, au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– les condamner aux dépens de la première instance et de l’appel.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 25 février 2025.
DISCUSSION
En application des dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, il est expressément renvoyé, pour un exposé exhaustif des prétentions et moyens des parties, aux conclusions écrites qu’elles ont transmises, telles que susvisées.
Sur la recevabilité des demandes « éventuellement formulées tendant à la cessation de l’indexation de liens hypertextes profonds vers les références doctrinales éditées par les appelantes au mépris des instructions données par les fichiers robot.txt et des conditions d’utilisation et à la réparation du préjudice en résultant (dès lors qu’une telle demande serait expressément formulée) »
Ces demandes, pour lesquelles la société Forseti oppose une irrecevabilité « dès lors qu’une telle demande serait expressément formulée », ne figurent pas dans le dispositif des appelantes de sorte que cette irrecevabilité est sans objet.
Sur la recevabilité de la demande de cessation de la diffusion de « l’intégralité des décisions de justice présentes sur le site internet doctrine.fr obtenues et mises à disposition de ses utilisateurs en méconnaissance des dispositions légales applicables »
La société Forseti prétend que cette demande d’injonction générale est irrecevable car elle tend à voir la cour d’appel statuer par voie de disposition générale ; qu’elle est en outre nouvelle devant la cour d’appel en ce qu’aucune demande de suppression n’avait été formée en première instance et que les jugements dont la suppression est demandée ne sont pas les mêmes que ceux dont la collecte était critiquée en première instance ; qu’enfin le champ de cette demande a été étendu par rapport à sa formulation initiale dans les premières conclusions des appelantes du 30 juin 2023.
Les appelantes font valoir que le périmètre de la demande de suppression s’appuie sur des éléments discriminants clairs et objectifs ; que ces demandes visant la suppression de décisions de justice n’impliquent pas que la cour statue par voie de disposition générale ; qu’elles ne constituent pas une prétention nouvelle en appel ; qu’à supposer que cette demande de suppression ne soit pas équivalente à la demande de cessation de la diffusion déjà formulée en première instance, elle constitue la conséquence nécessaire des demandes relatives à la collecte formulées par les appelantes en première instance, au sens de l’article 566 du code de procédure civile ; qu’elle en constitue également le complément nécessaire.
Sur ce,
L’article 564 du code de procédure civile pose le principe selon lequel : A peine d’irrecevabilité relevée d’office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n’est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l’intervention d’un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d’un fait.
L’article 565 précise : Les prétentions ne sont pas nouvelles dès lors qu’elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si leur fondement juridique est différent.
L’article 566 énonce : Les parties ne peuvent ajouter aux prétentions soumises au premier juge que les demandes qui en sont l’accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire.
L’article 910-4 du code de procédure civile, dans sa version applicable à l’espèce, antérieure à l’entrée en vigueur du décret du 29 décembre 2023, dispose : A peine d’irrecevabilité, relevée d’office, les parties doivent présenter, dès les conclusions mentionnées aux articles 905-2 et 908 à 910, l’ensemble de leurs prétentions sur le fond. L’irrecevabilité peut également être invoquée par la partie contre laquelle sont formées des prétentions ultérieures.
Néanmoins, et sans préjudice de l’alinéa 2 de l’article 802, demeurent recevables, dans les limites des chefs du jugement critiqué, les prétentions destinées à répliquer aux conclusions et pièces adverses ou à faire juger les questions nées, postérieurement aux premières conclusions, de l’intervention d’un tiers ou de la survenance ou de la révélation d’un fait.
En l’espèce, les demandes des sociétés appelantes de suppression de décisions de justice publiées sur le site doctrine.fr, dont la nature est précisée, à savoir notamment les «décisions rendues par les tribunaux judiciaires/tribunaux de grande instance », « décisions rendues par les tribunaux administratifs », « décisions administratives obtenues dans le cadre de la convention conclue avec le Conseil d’Etat », « décisions rendues par les tribunaux de commerce » et dont les dates de prononcé sont délimitées, du 1er janvier 2004 au 31 décembre 2018, ou antérieurement au 31 décembre 2018 ne sont pas, sans préjuger de leur bien fondé, des demandes d’injonction générale irrecevables comme violant l’article 5 du code civil.
Ces demandes ne sont pas davantage irrecevables comme nouvelles. Les appelantes demandaient dans le dispositif de leurs conclusions de première instance de :
– « Dire et Juger que la société Forseti a collecté des millions de décisions de justice présentes dans son fonds jurisprudentiel de manière déloyale, soit sans autorisation des juridictions concernées, soit par le biais d’actes de typosquatting ; Dire et Juger que la société Forseti a réutilisé et diffusé des décisions de justice en violation du contrat de partenariat conclu avec le Conseil d’Etat et Dire et Juger que ces actes de collecte et de diffusion déloyaux préjudicient à l’ensemble des demanderesses.
– Ordonner qu’il soit mis un terme aux pratiques commerciales trompeuses, aux actes de concurrence déloyales et aux actes de parasitisme, par la cessation notamment de toute collecte illicite de décisions de jurisprudence ».
Leurs demandes de suppression de documents listés dans le dispositif de leurs conclusions d’appel tendent donc aux mêmes fins, et sont l’accessoire et le complément nécessaire des demandes formulées en première instance.
Ces demandes ne sont pas davantage nouvelles au sens de l’ancien article 910-4 précité, les appelantes sollicitant dans leurs premières conclusions d’appel de « procéder à (…) la suppression de l’intégralité des décisions de justice présentes sur le site internet Doctrine.fr obtenues et mises à disposition de ses utilisateurs en méconnaissance des dispositions légales applicables (…) ».
L’irrecevabilité de ces chefs sera donc rejetée.
Sur la recevabilité des demandes de réparation du préjudice relatif à la collecte et la diffusion de l’intégralité des décisions non publiques rendues par les tribunaux judiciaires et par les tribunaux de commerce
La société Forseti soutient que le dispositif des appelantes ne permet pas d’identifier la nature des agissements qualifiés « d’actes de concurrence déloyale » et de « fautes de Forseti dans la constitution de son fonds jurisprudentiel » dont les appelantes demandent la réparation, de sorte que la cour pourrait s’estimer non saisie d’une quelconque demande à cet égard ; qu’en tout état de cause les prétentions tendant à voir réparer les prétendus préjudices résultant d’une telle collecte ou d’une telle diffusion sont nouvelles et partant, irrecevables conformément à l’article 564 du code de procédure civile.
Les appelantes font valoir qu’à l’instar des demandes de suppression étudiées précédemment, les demandes de réparation relatives aux « actes de concurrence déloyale » visaient la collecte et la diffusion « de millions de décisions de justice », sans exclure les décisions non publiques ; que les décisions non publiques constituent une part mineure des millions de « décisions » collectées et réutilisées de manière illicite par Forseti.
Sur ce,
Les demandes des appelantes sur le fondement de la concurrence déloyale, dont les moyens figurent dans le corps des conclusions, sont identifiables et ne sont pas nouvelles en ce que les demandes de réparation relatives aux actes de concurrence déloyale visaient la collecte et la diffusion de millions de décisions sans exclure les décisions non publiques.
L’irrecevabilité de ce chef sera donc rejetée.
Sur la recevabilité des demandes liées aux noms de domaines cassation.fr, conseildetat.fr et predictice.fr
La société Forseti soutient que ces demandes sont nouvellement formées en appel ; qu’il s’agissait devant le tribunal d’ « actes de typosquatting pour récolter illégalement des décisions» et non de typosquatting visant à détourner un flux vers le site doctrine.fr par le biais de redirections, ou ayant pour effet de perturber le développement de la société Predictice ; que la société Forseti ne dispose d’aucune qualité passive à agir à l’égard des griefs relatifs à l’enregistrement par M. X., l’un de ses anciens dirigeants ; que les appelantes n’ont aucun intérêt à agir à l’encontre d’actes ayant, « porté atteinte au développement de Predictice », qui est une société tierce au présent litige.
Les appelantes font valoir que devant la cour d’appel elles ont pris le soin de détailler plus encore l’incidence de ces actes de typosquatting ; qu’à supposer qu’il ne s’agisse pas rigoureusement de la même prétention qu’en première instance, demander la réparation des préjudices subis du fait de la concurrence déloyale résultant des actes de typosquatting constitue, tout au plus, le complément nécessaire de leur demande initiale ; qu’elles disposent d’un intérêt légitime, à obtenir la réparation du préjudice personnel qui découle pour elles d’une distorsion de concurrence.
Sur ce,
La cour constate que le dispositif des conclusions des appelantes ne comprend pas de demandes relatives aux noms de domaines cassation.fr, conseildetat.fr et predictice.fr de sorte qu’il n’y a pas lieu de statuer sur une irrecevabilité d’une demande de ce chef, les appelantes fondant leurs préjudices sur différents faits dont les actes de typosquatting, déjà incriminés en première instance et dont la cour examinera le cas échéant le bien fondé.
Sur la recevabilité des demandes relatives à des indications prétendument publiées en 2016 sur la page « tarif » de Doctrine.fr, mentionnant un « accès au fond doctrinal » et citant la marque « Gazette du Palais »
La société Forseti soutient que les faits relatifs à la publication de cette page sont désormais prescrits, au regard du délai de cinq ans de l’article 2224 du code civil ; que les appelantes n’ont jamais précédemment agi pour se plaindre d’une pratique commerciale trompeuse résultant des mentions « accès au fond doctrinal » et notamment aux « revues juridiques à l’instar de la Gazette du Palais » sur un support publié en 2016, et/ou d’un parasitisme résultant de la citation dans ce contexte de la marque « Gazette du Palais » ; qu’aucune prétention n’a jamais été expressément formulée et clairement articulée à ce sujet devant le tribunal de commerce.
Les appelantes font valoir que leurs demandes de ce chef ne sont pas prescrites.
Sur ce,
Il n’est pas contesté que par lettre recommandée du 18 octobre 2016, le conseil de la société Lextenso a mis la société Forseti en demeure de cesser certaines pratiques illicites et notamment de supprimer la mention figurant sur la page « tarifs » du site doctrine.fr selon laquelle doctrine.fr donnerait accès au contenu de « revues juridiques à l’instar de la Gazette du Palais», de sorte que le délai de prescription a donc commencé à courir le 18 octobre 2016 et qu’il expirait, sauf suspension ou interruption, le 18 octobre 2021.
Il est en outre établi que dans leur assignation du 10 mars 2020, les appelantes font état des comportements de Forseti constitutifs selon elles d’actes de parasitisme, et notamment de ce que « Forseti écrivait d’ailleurs initialement sur son site internet que l’abonnement contient un accès au fond doctrinal et notamment aux revues juridiques à l’instar de la Gazette du Palais », et demandent la cessation des actes de parasitisme et l’indemnisation du préjudice résultant de ces comportements fautifs. Cet acte introductif d’instance a donc eu pour effet d’interrompre la prescription à la date du 10 mars 2020 concernant le droit à réparation du dommage causé par la publication incriminée. L’irrecevabilité de ce chef sera donc rejetée.
Sur la recevabilité des demandes au titre du parasitisme résultant du prétendu usage de la marque « Appel Expert »
La société Forseti prétend que les demandes à ce titre sont irrecevables puisque les appelantes n’ont aucune qualité et aucun intérêt à se prévaloir d’une marque appartenant à un tiers qui n’est pas dans la cause, et pour l’usage de laquelle elles ne disposent d’aucune licence.
Sur ce,
La cour constate que le dispositif des conclusions des appelantes ne comprend pas de demandes relatives à la marque « Appel expert » de sorte qu’il n’y a pas lieu de statuer sur une irrecevabilité d’une demande de ce chef, les appelantes fondant leurs demandes au titre du parasitisme sur différents faits incriminés, dont la cour examinera le cas échéant le bien fondé.
Sur les actes de concurrence déloyale
Les appelantes font valoir en substance que dans la collecte de son fonds jurisprudentiel, la société Forseti ne s’est conformée ni à la loi, ni aux usages ; que la société Forseti ne s’est astreinte ni à s’adresser au directeur de greffe pourtant seul compétent et garant d’objectifs à valeur constitutionnelle (bonne administration de la justice, protection de la vie privée) dans la délivrance des copies des jugements, ni à obtenir auprès des greffes la délivrance des copies des jugements ni à s’identifier auprès des greffes, ni à respecter la loi qui n’autorise les tiers à accéder qu’aux décisions publiques, afin de protéger la vie privée des personnes et la vie économique des entreprises, ni à respecter les termes du partenariat qu’elle a conclu avec le Conseil d’Etat, ni à respecter l’article R.751-7 du code de la justice administrative, lequel dispose que les jugements administratifs ne peuvent être remis qu’une fois anonymisés par l’autorité détentrice, ni à respecter les termes de la convention conclue avec le GIE Infogreffe qu’elle s’abstient par ailleurs de communiquer dans le cadre du présent litige ; que par ces comportements déloyaux et illicites, la société Forseti est parvenue à se procurer 3 millions de décisions des tribunaux judiciaires, 1,6 millions de décisions des tribunaux administratifs et 3 millions de décisions des tribunaux de commerce ; que cela constitue un avantage indu, puisque ces documents ne sont pas accessibles aux autres acteurs du marché qui prennent soin d’inscrire la constitution de leur base de données jurisprudentielle dans le cadre légal ; que le trouble commercial subi par les appelantes est d’autant plus important que Forseti fait de l’ampleur de son fonds jurisprudentiel, et notamment de ses jugements de première instance, un de ses principaux arguments de vente, en particulier dans le cadre de publicités comparatives avec les éditeurs juridiques, Forseti étant la seule à détenir ces documents qui ne figurent sur aucune base de diffusion publique ; que Forseti bénéficie ainsi d’un avantage indu à l’origine d’une distorsion de concurrence, qui cause un préjudice direct, personnel et certain pour chacune d’elles.
Les appelantes ajoutent que la société Forseti a commis des actes de typosquatting en enregistrant des noms de domaine similaires à ceux d’institutions judiciaires ou de concurrents visant à détourner le trafic d’internautes vers doctrine.fr ; que ces pratiques ont conduit à une captation frauduleuse du trafic d’internautes cherchant à accéder aux sites institutionnels concernés et à une confusion auprès des greffes, facilitant l’obtention indue de décisions judiciaires ; que cette pratique déloyale a ainsi conféré un avantage indu à Forseti qui a pu obtenir des décisions de justice en se faisant passer pour un avocat ou une université, là où les éditeurs juridiques peinaient à se faire communiquer rapidement des décisions identifiées ; que ce comportement a, par ailleurs, terni l’image des éditeurs juridiques vis-à-vis des autres acteurs de la justice et du public en général.
La société Forseti soutient en substance que les décisions de justice sont accessibles à tout tiers qui en fait la demande et que l’article R.123-5 du code de l’organisation judiciaire n’impose ni une demande écrite ni un interlocuteur spécifique au sein du greffe ; qu’elle a obtenu certaines décisions auprès de greffiers, qui ont répondu favorablement et spontanément à ses demandes, sans qu’aucune fraude soit commise ; que la remise de décisions par les greffes ne donne pas toujours lieu à une mention dans les registres et que l’absence de trace écrite de certaines transmissions ne permet pas d’en déduire qu’elles n’ont pas eu lieu ; que les appelantes ne rapportent pas la preuve du prétendu contournement qu’elles dénoncent ; que concernant les décisions administratives, elle a respecté la convention conclue avec le Conseil d’État ; que cette convention n’interdisait pas la réutilisation des décisions, sous réserve de leur anonymisation.
La société Forseti fait valoir que les noms de domaine en cause n’ont jamais été exploités dans l’intention de détourner du trafic ou de tromper les greffes ; qu’aucun préjudice concret n’est établi à ce titre ; que l’usage de ces noms de domaine n’a jamais visé à tromper les internautes, mais relevait d’une simple stratégie de référencement, pratique courante sur internet ; qu’elle n’a jamais cherché à se faire passer pour une juridiction officielle, et les internautes ne pouvaient raisonnablement penser qu’ils accédaient au site du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation ; que les appelantes ne démontrent pas l’existence d’un préjudice économique ou d’image du fait de l’enregistrement de ces noms de domaine.
Sur ce,
La cour rappelle que le principe est celui de la liberté du commerce, et que ne sont sanctionnés au titre de la concurrence déloyale, sur le fondement de l’article 1240 du code civil, que des comportements fautifs en violation des usages loyaux du commerce.
En outre, constitue un acte de concurrence déloyale le non-respect d’une réglementation dans l’exercice d’une activité commerciale, qui induit nécessairement un avantage concurrentiel indu pour son auteur (Cass. Com. 17 mars 2021, n°19-10414).
Il est constant que le régime de l’open data des décisions de justice issu notamment du décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives, n’est pas applicable au présent litige relatif à la collecte et à la réutilisation des décisions de justice antérieurement au 31 décembre 2018.
Il est en outre constant que les décisions de justice des tribunaux judiciaires et des tribunaux administratifs contiennent par essence des données à caractère personnel (nom, prénom, adresse, état civil …), et relèvent à ce titre, au moment des faits litigieux, de la loi Informatique et libertés.
L’article 2 de la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, dans sa version applicable à l’espèce, énonce : « La présente loi s’applique aux traitements automatisés de données à caractère personnel (…) »,et son article 6 énonce : « Un traitement ne peut porter que sur des données à caractère personnel qui satisfont aux conditions suivantes :
1° Les données sont collectées et traités de manière loyale et licite ; (…)».
Il en résulte qu’un traitement ne peut porter sur des données à caractère personnel qu’à condition que ces données soient collectées et traitées de manière loyale et licite, étant précisé que l’article 226-18 du code pénal punit de cinq ans d’emprisonnement « le fait de collecter des données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite».
L’article R.123-5 du code de l’organisation judiciaire énonce en outre : « Le directeur de greffe est chargé de tenir les documents et les différents registres prévus par les textes en vigueur et celui des délibérations de la juridiction.
Il est dépositaire, sous le contrôle des chefs de juridiction, des minutes et archives dont il assure la conservation ; il délivre les expéditions et copies et a la garde des scellés et de toutes sommes et pièces déposées au greffe.
L’établissement et la délivrance des reproductions de toute pièce conservée dans les services de la juridiction ne peuvent être assurés que par le directeur de greffe. »
La circulaire du 19 décembre 2018 rappelle enfin que : « Toutes les expéditions des décisions de justice délivrées, que ce soit en matière civile ou en matière pénale, doivent faire l’objet d’une mention marginale sur l’original de la décision ».
Pour démontrer que la société Forseti a collecté les décisions des tribunaux judiciaires de première instance d’une façon illicite et déloyale, les appelantes font valoir notamment les éléments suivants :
-Le site internet doctrine.fr met à disposition plus de 40 000 décisions du Tgi de Pontoise pour la période de 2004 à 2018. Il résulte cependant d’un courrier de la présidente du Tgi de Pontoise du 4 avril 2019 que « la juridiction de Pontoise n’a pas délivré de décisions à la société Doctrine.fr qui n’en a pas fait la demande ».
-Le site internet doctrine.fr met à disposition plus de 70 000 décisions du Tgi de Grasse pour la même période. Parmi celles-ci, 4 935 ont été identifiées dont la communication a été demandée par la société Lexbase. Par courrier du 14 mars 2019 le président du Tgi de Grasse a répondu : « Les vérifications opérées au sein du greffe me permettent de vous informer qu’aucune demande de ce type n’a été formulée ni acceptée par la directrice de greffe, la délivrance d’une copie donnant lieu systématiquement à mention sur la minute ».
-Plus de 250 000 décisions du Tgi de Nanterre figurent sur le site internet doctrine.fr pour la période allant jusqu’en 2018. Parmi celles-ci, 11 283 ont été identifiées dont il a été demandé communication par la société Lexbase. Par courrier du 25 mars 2019, le directeur de greffe, la Présidente et le Procureur de la République près le Tgi de Nanterre ont répondu : « Il n’est pas possible de donner une suite favorable à votre demande dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice. En effet, votre requête fait état d’une volumétrie importante de 11 283 décisions, qui s’analyse comme une demande de diffusion de décisions en masse et présente en conséquence un risque évident de désorganisation du service de greffe de la juridiction en raison de l’insuffisance des effectifs de fonctionnaires actuellement présents.
Vous précisez que les décisions sollicitées correspondent aux références publiées sur le site de votre concurrent et en déduisez une forme d’équivalent de commande massive auprès de notre juridiction. Après vérifications, le tribunal de grande instance de Nanterre n’a aucunement procédé à une telle communication en masse de décisions. »
-Plus de 140 000 décisions du Tgi de Toulouse figurent sur le site internet doctrine.fr pour la période allant jusqu’à 2018. Parmi celles-ci, 3 369 ont été identifiées dont il a été demandé communication par la société Lexbase. Par courrier du 22 janvier 2019, le directeur de greffe du Tgi de Toulouse a indiqué : « Vous faites faussement valoir que toutes ces références correspondent aux décisions qui ont été communiquées à l’une de vos concurrentes par nos services au cours du premier semestre 2018. Les vérifications opérées au sein du greffe me permettent de m’inscrire en faux à l’égard de cette affirmation, la délivrance d’une copie donnant lieu à mention sur la minute ».
-Plus de 650 000 décisions du Tgi de Paris figurent sur le site internet doctrine.fr pour la période allant jusqu’à 2018. Pourtant, par un arrêt définitif du 25 juin 2019, la présente cour a rejeté l’ensemble des demandes du dirigeant de la société Forseti visant notamment à ce qu’il soit enjoint à la directrice de greffe du Tgi de Paris de lui délivrer copie des minutes civiles des jugements prononcés publiquement par ce tribunal. En outre, par un courrier du 17 juillet 2019, le président du Tgi de Paris a indiqué : « En l’absence de Mme le directeur de greffe (…), je prends le temps de vous répondre pour vous indiquer de la manière la plus nette que le tribunal de grande instance de Paris n’a signé aucun contrat d’aucune sorte avec la SA Forseti».
Ces éléments ne sont pas utilement contredits par la société Forseti, laquelle se borne à affirmer que les courriers susvisés, émanant pourtant des chefs de juridictions ou des directeurs de greffe « ne signifient nullement qu’elle n’a pas pu légitimement se procurer des décisions de justice par le biais de remises de corpus de décisions par certains greffiers », « que les décisions ont pu être remises sans être portées sur la minute du registre du greffe », « par le bais de multiples communications non massives », et
« échapper aux vérifications », sans donner aucune précision ni produire aucune preuve sur les modalités selon lesquelles elle s’est procuré des centaines de milliers de décisions auprès des tribunaux judiciaires de première instance, étant rajouté que les documents qu’elle produit, à savoir un article du mois de janvier 2025 mentionnant sa certification à la norme ISO 27001 en matière de gestion de la sécurité des informations, une analyse d’impact relative à la protection des données réalisée par un cabinet d’avocats en 2021 et un article de presse de septembre 2024 faisant état de ce que la société Forseti a été choisie pour bénéficier d’un accompagnement renforcé de la CNIL, s’ils attestent de ses efforts depuis 2021 pour se conformer aux prescriptions en matière de sécurité et d’intégrité des données personnelles, ne concernent pas le grief relatif à l’illicéité de la collecte des données dans la période contemporaine des faits du litige.
Il résulte des développements qui précèdent des présomptions graves, précises et concordantes, au sens de l’article 1382 du code civil, que la société Forseti s’est procuré des centaines de milliers de décisions de justice des tribunaux judiciaire de première instance de manière illicite sans aucune autorisation des directeurs de greffe, en violation des dispositions combinées de l’article 6 de la loi informatique et libertés et de l’article R.123-5 du code de l’organisation judiciaire. La société Forseti s’est ainsi ménagé un avantage concurrentiel indu par rapport à ses concurrents lesquels ont sollicité l’autorisation des directeurs de greffe aux fins d’accès aux décisions rendues en audience publique ainsi qu’il résulte notamment des demandes formalisées en mars 2004 et janvier 2005 par la société Lexbase auprès du greffier en chef du Tgi de Paris, ainsi que des courriers susvisés. Les faits de concurrence déloyale de ce chef sont donc caractérisés.
Pour démontrer que la société Forseti a également collecté d’une façon illicite et déloyale les décisions des tribunaux administratifs, lesquelles contiennent également par essence des données à caractère personnel et relèvent donc en tant que telles des dispositions susvisées de la loi Informatique et libertés, les appelantes font valoir notamment les éléments suivants :
-La société Forseti indique qu’elle met à disposition sur le site internet doctrine.fr 1,6 millions de décisions rendues par les tribunaux administratifs qui proviendraient d’un partenariat conclu avec le Conseil d’Etat.
-La Secrétaire générale du Conseil d’Etat indique par courriel du 20 janvier 2020 que, dans le cadre de la convention de recherche conclue entre le Conseil d’Etat et la société Forseti visant à développer un logiciel libre d’anonymisation, « 5 442 décisions ont d’abord été fournies portant sur les années 2006 et 2007, puis environ 140 000 décisions ont été fournies en octobre 2016, soit la totalité des décisions rendues par la juridiction administrative entre janvier et octobre 2016.
L’article 6 de la convention de recherche prévoit que la société Forseti pourra solliciter l’autorisation de réutilisation des données sous forme anonymisée et que le Conseil d’Etat pourra donner cette autorisation uniquement par écrit.
A ce jour nous n’avons pas reçu de demande d’autorisation de réutilisation des données sous forme anonymisée et nous n’avons pas donné d’accord écrit à la réutilisation de ces données ».
-La diffusion illicite de décisions administratives non disponibles sur les bases de données publiques constitue pour la société Forseti un avantage concurrentiel indu.
Ces éléments ne sont pas utilement contredits par la société Forseti, laquelle se borne à affirmer sans le démontrer qu’elle n’a violé aucune de ses obligations résultant de la convention conclue avec le Conseil d’Etat qui ne lui interdisait pas de réutiliser les décisions sans autorisation préalable, le Conseil d’Etat n’ayant pas remis en cause ces réutilisations, sans donner aucune précision ni produire aucune preuve sur les modalités selon lesquelles elle s’est procuré plus d’un million de décisions administratives alors que la secrétaire générale du Conseil d’Etat a indiqué en avoir fourni seulement un peu plus de 145 000, et qu’à la date des faits litigieux les bases de données publiques ne contenaient pas de jugements des tribunaux administratifs.
Il résulte des développements qui précèdent des présomptions graves, précises et concordantes, au sens de l’article 1382 du code civil, que la société Forseti s’est procuré des centaines de milliers de décisions de justice des tribunaux administratifs de manière illicite en violation des dispositions de la convention de recherche conclue avec le Conseil d’Etat, étant rappelé que «le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » (Ass. Plén., 13 janvier 2020, n°17-19.963). La société Forseti s’est ainsi ménagé un avantage concurrentiel indu par rapport à ses concurrents. Les faits de concurrence déloyale de ce chef sont donc également caractérisés.
S’agissant de la collecte des décisions des tribunaux de commerce, si la société Forseti avait conclu en juillet 2017 un partenariat avec le GIE Infogreffe, il n’est pas contesté que cette convention a été résiliée par Infogreffe en septembre 2018, la société Forseti ayant refusé de verser au débat ladite convention, de sorte qu’elle ne justifie pas de la collecte licite et loyale des 3 millions de décisions des tribunaux de commerce mises à disposition sur le site doctrine.fr. La société Forseti s’est ainsi octroyé un avantage concurrentiel indu par rapport à ses concurrentes, lesquelles constituaient leur base de données à partir des diffusions publiques tels que Judilibre ou Legifrance, de conventions conclues avec certains tribunaux de commerce et d’acquisitions payantes sur Infogreffe.
Ces faits de concurrence déloyale du fait de la collecte illicite et déloyale de décisions sont enfin corroborés par le procès-verbal de constat du 25 février 2016 dont il résulte que les sites cassation.fr et conseildetat.fr, qui sont des noms de domaine laissant penser de façon trompeuse qu’ils sont respectivement détenus par la Cour de cassation et le Conseil d’Etat créant ainsi la confusion, redirigeaient vers le site internet doctrine.fr.
En revanche, le fait, invoqué par les appelantes, que l’un des anciens dirigeants de la société Forseti a déposé le nom de domaine predictice.fr, la société Predictice étant un concurrent de la société Forseti, ne démontre ni l’imputabilité de ces faits à la société Forseti, ni que la société Forseti en aurait bénéficié, ni que les appelantes auraient subi un préjudice de ce chef.
De même, le fait que l’avocat du Ministère de la justice ait mentionné, dans ses conclusions à l’occasion d’une instance ayant donné lieu à un arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 25 juin 2019, « un des dirigeants de la société Forseti a pratiqué le typosquatting », qu’une plainte ait été déposée pour cybersquattage, dont il n’est pas contesté qu’elle a fait l’objet depuis d’un classement sans suite, et enfin qu’un article du journal Le Monde intitulé « Piratage massif de données au tribunal » relate que les « greffes de juridictions ont reçu, des mois durant, des milliers de courriels émanant d’expéditeurs fictifs se faisant passer pour des avocats ou des universitaires, grâce à des adresses approximatives telles que avocatlime.fr », sont des éléments insuffisants à établir des actes fautifs imputables à la société Forseti et ayant causé un préjudice de ces chefs aux appelantes.
En revanche, la publicité comparative intitulée « Plus de décisions », diffusée en décembre 2017 sur le site internet doctrine.fr ainsi que dans une émission sur Bfm Tv en 2019, publicité dans laquelle le site doctrine.fr compare les 2,9 millions de décisions du site de Lexisnexis et les 2 millions de décisions du site de Dalloz aux 7 millions de décisions accessibles dans son fonds jurisprudentiel, lesquelles ont été pour partie illicitement et déloyalement collectées par la société Forseti, ainsi qu’il vient d’être jugé, est en conséquence également illicite et déloyale, étant rajouté au surplus que la société Forseti n’a pas prouvé dans un bref délai l’exactitude matérielle des présentations contenues dans la publicité susvisée au sens de l’article L. 122-5 du code de la consommation, son procès- verbal pour en justifier datant du 26 avril 2018, soit plus de quatre mois après la diffusion incriminée. Les faits de concurrence déloyale de ce chef sont donc également caractérisés.
Sur les pratiques commerciales trompeuses
Les appelantes soutiennent en substance que la société Forseti a recours à des indications, portant sur la disponibilité de leurs commentaires doctrinaux, fausses ou de nature à induire en erreur ; que ces différents éléments altèrent ou sont susceptibles d’altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur en leur laissant croire qu’un abonnement à doctrine.fr leur permettrait d’accéder aux contenus doctrinaux issus de sources tierces, alors que ces contenus restent soumis aux conditions d’accès propres à chaque éditeur, et en les incitant à souscrire à un abonnement à Doctrine.fr sous de fausses prémisses ; que la possibilité d’un essai gratuit de 7 jours est inopérante à neutraliser la qualification de pratique commerciale trompeuse, dès lors que l’altération du comportement du consommateur s’apprécie dès le premier contact avec la pratique litigieuse ; que ces pratiques commerciales trompeuses créent une distorsion de concurrence ; que la société Forseti suggère l’existence d’un partenariat avec elles, laissant entendre que les éditeurs juridiques reconnus du secteur lui feraient confiance, ce qui constituerait un gage de sérieux pour la base de données Doctrine.fr.
La société Forseti fait valoir que ses services s’adressent exclusivement à une clientèle professionnelle composée d’avocats et de juristes ; qu’il est invraisemblable que ces professionnels aient pu croire qu’un abonnement à doctrine.fr leur donnerait accès aux fonds doctrinaux réservés des éditeurs juridiques ; que son site ne permet pas de souscrire directement un abonnement en ligne mais uniquement de demander un essai gratuit, ce qui offre à chaque utilisateur la possibilité de tester les services avant toute souscription ; que l’affichage des liens vers des commentaires doctrinaux ne saurait être considéré comme une pratique trompeuse dès lors que, jusqu’en 2019, chaque lien était accompagné de la mention « Commentaire non accessible depuis Doctrine », et que depuis, tout utilisateur est explicitement informé qu’il sera redirigé vers le site source ; que son rôle est celui d’un moteur de recherche spécialisé ; que les accusations des appelantes reposent sur des éléments anciens, notamment les mentions figurant sur la page tarifs de 2016, dont elles ne rapportent pas la preuve de publication effective ; qu’aucune preuve d’un quelconque préjudice prétendument subi par les appelantes du fait de ces pratiques n’est rapportée.
Sur ce,
Une pratique commerciale est réputée trompeuse lorsque, soit elle contient des informations fausses, soit elle est susceptible d’induire en erreur le consommateur moyen, et est en outre de nature à altérer de manière substantielle le comportement économique de celui-ci en le conduisant à prendre une décision commerciale qu’il n’aurait pas prise autrement (Com., 4 octobre 2016, n° 14-22.245 et Civ.1, 23 septembre 2020, n° 19-12.894).
En l’espèce, les appelantes reprochent à la société Forseti :
– d’avoir indiqué en 2016 sur la page « tarifs » du site doctrine.fr, que l’abonnement permettait un « accès au fond doctrinal » et notamment « les revues juridiques à l’instar de la Gazette du Palais », alors que ces contenus ne sont accessibles qu’aux abonnés de Lextenso ;
– d’afficher un encart proposant un abonnement à doctrine.fr, lorsqu’un utilisateur non abonné, entre 2016 et 2019, cliquait sur le lien vers un commentaire d’un éditeur tiers, accompagné de la mention « accès limité » ;
-d’indexer sur le site doctrine.fr des commentaires d’éditeurs tiers en lien avec des dispositions légales sans mentionner « accès limité » ou « accessibles sous condition d’abonnement à un éditeur tiers » ;
– de répondre à la question posée en juin 2023 « L’abonnement donne-t-il accès à l’exhaustivité du fonds ? » : « Oui, […] En vous abonnant, vous avez accès en illimité aux décisions de justice de la première instance à la cassation, quel que soit le domaine de droit, ainsi qu’aux textes législatifs, commentaires issus de sources tierces, documents parlementaires, historique du contentieux des entreprises et avocats, questions parlementaires, conventions collectives, conventions fiscales, commentaires du BOFiP. »
Il n’est cependant aucunement démontré que ces mentions sont susceptibles d’induire en erreur les consommateurs de la base doctrine.fr, à savoir des professionnels du droit ou à tout le moins des juristes, ni qu’elles seraient de nature à altérer substantiellement leur comportement, étant au surplus constaté que ces mentions ont pour partie été supprimées, et notamment celles de la page « tarifs » et de l’encart, outre qu’il résulte du procès-verbal du 14 octobre 2020 que lorsqu’un internaute consulte les pages de doctrine.fr et qu’il clique sur les liens correspondant des commentaires, il est désormais redirigé vers les sites des éditeurs tiers. Les pratiques commerciales trompeuses ne sont pas caractérisées. Toutes les demandes de ce chef, en ce compris les demandes de suppression et de généralisation de la mention « accès limité » seront donc rejetées. Le jugement entrepris sera confirmé sur ce point.
Sur les actes parasitaires
Les appelantes soutiennent en substance que lorsque la société Forseti indexe leur contenu doctrinal sur doctrine.fr ou fait figurer, dans la veille juridique adressée à tous ses abonnés et prospects, des commentaires qu’elles éditent, elle reprend les titres de leurs articles doctrinaux dans leur intégralité ; qu’en reprenant les titres des articles et commentaires doctrinaux, la société Forseti se place dans leur sillage en tirant profit à moindre coût de leur savoir-faire et de leurs investissements ; que la société Forseti utilise leurs ressources doctrinales pour inciter les consommateurs à se créer un compte d’essai, puis leur vendre l’abonnement payant au site doctrine.fr.
La société Forseti soutient que l’indexation des articles doctrinaux répond aux pratiques usuelles des moteurs de recherche ; que les appelantes n’apportent aucune preuve sur les titres prétendument repris, ne mentionnant aucun exemple précis ; qu’un simple titre ne peut, en aucun cas, suffire à transmettre l’ensemble d’un commentaire doctrinal, rendant infondée l’allégation selon laquelle cette reprise dissuaderait les professionnels du droit de consulter l’article dans son intégralité ; que les titres des articles ne constituent pas une valeur économique propre aux appelantes, les auteurs des commentaires étant souvent des universitaires ou des praticiens externes aux maisons d’édition ; que même si ces titres lui procurent un certain avantage concurrentiel en termes de référencement, cet avantage ne saurait être qualifié d’indu, dès lors qu’elle ne se substitue pas aux éditeurs juridiques mais joue un rôle d’agrégation et de signalement des ressources disponibles ; que les veilles envoyées aux internautes se limitent à signaler des articles en fournissant un lien vers la source originale ; que les marques et noms commerciaux mentionnés, tels que « Dalloz » ou « Gazette du Palais», sont utilisés à des fins bibliographiques, pour identifier correctement l’éditeur de l’article référencé ; que cette pratique est conforme aux usages académiques et à la liberté de citer ses sources.
Sur ce,
Le parasitisme consiste à capter une valeur économique d’autrui individualisée, fruit d’un savoir-faire, d’un travail intellectuel et d’investissements et à se placer ainsi dans son sillage pour tirer indûment parti des investissements consentis ou de la notoriété acquise.
Ainsi, un opérateur économique peut agir en parasitisme pour protéger un produit ou un service, qui constitue une valeur économique, si cette dernière est individualisée et identifiée, et à condition de démontrer la volonté du tiers de se placer dans son sillage (Cass. Com., 26 juin 2024, n° 23-13.535 ; n° 22-17.647 ; n° 22-21.497).
En l’espèce, les appelantes se bornent à affirmer de façon générale que les titres des articles de doctrine qu’elles éditent sont le fruit d’un effort intellectuel et d’investissements et qu’en les indexant la société Forseti se place dans leur sillage de manière indue, sans viser aucun titre précis sur lesquels elles revendiqueraient être titulaires d’une valeur économique individualisée ni démontrer en quoi l’indexation de ces titres sur le site doctrine.fr aux fins d’identifier les sources d’informations pertinentes pour l’internaute et d’en faciliter l’accès par des liens hypertextes redirigeant l’utilisateur vers le site internet de l’éditeur tiers à partir duquel le contenu est directement accessible, constituerait une captation indue parasitaire.
Toutes les demandes sur le fondement du parasitisme, en ce compris la demande de cessation de toute utilisation des titres commerciaux, seront donc rejetées. Le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.
Sur les demandes de cessation et les demandes indemnitaires visant à la réparation des préjudices subis
Les appelantes forment des demandes de procéder à la suppression de l’intégralité des décisions de justice mises à disposition en méconnaissance des dispositions légales, ainsi que d’ordonner de mettre un terme à tous actes de publicités comparatives illicites.
Les appelantes soutiennent en outre qu’elles ont subi des préjudices à raison du trouble commercial découlant des fautes de la société Forseti dans la constitution de son fonds jurisprudentiel en particulier les 3 millions de décisions de première instance des tribunaux judiciaires, les 1,6 millions de décisions des tribunaux administratifs et les 3 millions de décisions consulaires, outre les actes de typosquatting ; que le préjudice moral et d’image subi par chacune des appelantes ne saurait, en l’état des éléments exposés dans le cadre de la présente procédure, être évalué à moins de 100.000 euros par société appelante.
Les sociétés Editions Dalloz et Lexisnexis font en outre valoir qu’elles ont subi un préjudice moral et d’image à raison des actes de publicité comparative illicite qui doit être évalué, au regard de la gravité de l’atteinte à la réputation et de l’importance des dépenses de communication et de publicité qu’elles déboursent chaque année, à 50.000 euros chacune.
La société Forseti fait valoir que les demandes de cessation au titre de la publicité comparative sont sans objet et que les demandes de suppression de l’intégralité des décisions de justice ont un caractère général, ne permettraient pas au juge de l’exécution d’en contrôler le respect et ne respectent pas le principe de la réparation intégrale.
Elle ajoute que le préjudice n’est établi ni dans son principe ni dans son quantum ; que les chiffres d’affaires des appelantes sont en augmentation ; que les appelantes ne procèdent à aucune ventilation permettant de connaître les dommages personnellement subis par chacune ; que les fautes alléguées dans la constitution du fonds jurisprudentiel n’ont pas porté atteinte à leur image ; que s’agissant de la publicité comparative, un client gagné par doctrine.fr n’est pas un client perdu pour les appelantes ; que les demandes indemnitaires doivent être rejetées.
Sur ce,
Les demandes de suppression de l’intégralité des décisions de justice mises à disposition en méconnaissance des dispositions légales, qui sont formées sous astreinte et présenteraient, si la cour y faisait droit, des difficultés d’exécution au regard du nombre de décisions, ne sont en outre pas proportionnées aux objectifs poursuivis au regard des intérêts en présence, le site doctrine.fr ayant fait l’objet d’une procédure de contrôle par la CNIL en 2021 dont il n’est pas contesté qu’elle n’a donné lieu à aucune sanction, outre que la société Forseti a été choisie par la CNIL pour bénéficier d’un accompagnement renforcé en matière de protection de données à caractère personnel, étant rappelé que la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui avait posé le principe d’une diffusion large des décisions de justice, est désormais mise en œuvre par le décret du 29 juin 2020 puis par l’arrêté du garde des sceaux du 28 avril 2021.
En outre, les demandes de mettre un terme aux actes de publicités comparatives sont sans objet alors qu’il n’est pas contesté que les publicités comparatives incriminées ne sont plus accessibles sur le site doctrine.fr, et que la présence sur le site de Bfm.tv d’un extrait d’une émission n’est pas imputable à la société Forseti.
S’agissant des demandes indemnitaires, la cour rappelle que les effets préjudiciables des pratiques consistant à s’affranchir d’une réglementation, dont le respect a nécessairement un coût, tous actes qui, en ce qu’ils permettent à l’auteur des pratiques de s’épargner une dépense en principe obligatoire, induisent un avantage concurrentiel indu dont les effets, en termes de trouble économique, sont difficiles à quantifier avec les éléments de preuve disponibles, sauf à engager des dépenses disproportionnées au regard des intérêts en jeu.
Lorsque tel est le cas, il y a lieu d’admettre que la réparation du préjudice peut être évaluée en prenant en considération l’avantage indu que s’est octroyé l’auteur des actes de concurrence déloyale, au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d’affaires respectifs des parties affectés par ces actes (Cass., Com. 12 février 2020 n°17- 31.614).
Il est en outre admis qu’il s’infère nécessairement un préjudice, fût-il seulement moral, d’actes de dénigrement constitutifs de concurrence déloyale. (Com., 11 janvier 2017, n° 15- 18.669).
Cette jurisprudence, qui énonce une présomption de préjudice, sans pour autant dispenser le demandeur de démontrer l’étendue de celui-ci, et qui répond à la nécessité de permettre aux juges une moindre exigence probatoire, lorsque le préjudice est particulièrement difficile à démontrer, est applicable en l’espèce.
En l’espèce, il est établi que l’ampleur du fonds jurisprudentiel illicitement et déloyalement constitué par la société Forseti a créé un trouble commercial pour les appelantes, et leur a causé un préjudice d’image, dans ce marché concurrentiel des éditeurs juridiques, et ce d’autant que la société Forseti a fait de l’ampleur de son fonds jurisprudentiel l’un de ses principaux arguments de vente. Leurs préjudices doivent être justement réparés par la condamnation de la société Forseti à leur payer à chacune la somme de 40 000 euros, outre 10 000 euros supplémentaire pour les sociétés Editions Dalloz et Lexisnexis qui ont également subi des actes de publicité comparatives illicites.
Il convient enfin, à titre de mesure complémentaire, de faire droit partiellement droit aux demandes de publication dans les conditions du dispositif ci-après.
Sur le caractère abusif de la procédure
La société Forseti soutient que l’action engagée par les appelantes est abusive et vise uniquement à lui nuire ; que les appelantes cherchent à obtenir sa fermeture par voie judiciaire, faute de pouvoir la concurrencer sur le marché.
Sur ce,
Les appelantes ayant partiellement prospéré dans leurs demandes en appel, la procédure ne peut être qualifiée d’abusive. Les demandes de la société Forseti de ce chef seront rejetées et le jugement infirmé sur ce point.
Sur le dénigrement
La société Forseti soutient que la médiatisation du contentieux a été orchestrée pour lui nuire, en divulguant à la presse des informations avant même que la justice n’ait eu à statuer sur leur véracité ; que les appelantes ont sciemment alimenté la presse avec des accusations infondées ; que cela démontre une volonté délibérée de lui nuire sur le plan médiatique ; que cette intention de nuire se constate également dans les conclusions.
Les appelantes font valoir que les allégations de la société Forseti ne caractérisent aucune faute de dénigrement.
Sur ce,
En l’espèce, la demande de la société Forseti manque en fait en ce qu’elle ne produit aucune preuve au soutien de sa demande, outre qu’elle n’invoque pas un discrédit porté à la qualité de ses services, étant rappelé que la divulgation par une entreprise que sa concurrente est l’objet d’actions judiciaires, qui constitue l’imputation de faits précis et déterminés portant atteinte à son honneur et à sa considération, ne peut être poursuivie qu’en application des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. (Cass. Com. 28 juin 2023 n°21-15.862), et que l’immunité établie par l’article 41 alinéa 5 de la loi du 29 juillet 1881, qui garantit le libre exercice du droit d’agir en justice, s’applique aux conclusions soumises à l’appréciation des juges dont la teneur n’excède pas la mesure appropriée aux nécessités de l’exercice des droits de la défense.
Les demandes de la société Forseti du chef de dénigrement seront rejetées et le jugement confirmé sur ce point.
DECISION
Infirme le jugement entrepris sauf en ce qu’il a débouté les sociétés Edition Dalloz, Lexbase, Lexisnexis, Lextenso et Lamy Liaisons, anciennement dénommée Wolters Kluwer France, de leurs demandes sur le fondement des pratiques commerciales trompeuses et du parasitisme, et en ce qu’il a débouté la société Forseti de sa demande de dommages-intérêts pour dénigrement ;
Le confirmant de ces chefs, statuant à nouveau et y ajoutant ;
Rejette toutes les demandes d’irrecevabilité opposées par la société Forseti ;
Dit que la société Forseti a commis des actes de concurrence déloyale à l’égard des sociétés Edition Dalloz, Lexbase, Lexisnexis, Lextenso et Lamy Liaisons ;
Condamne la société Forseti à payer en réparation des actes de concurrence déloyale la somme de 40 000 euros à chacune des sociétés, Lexbase, Lextenso et Lamy Liaisons, et la somme de 50 000 euros à chacune des sociétés Edition Dalloz et Lexisnexis ;
Ordonne la publication du l’extrait suivant du présent arrêt, pendant une durée de 60 jours consécutifs, à compter de la signification de l’arrêt devenu définitif, et sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard, en partie supérieure de la page d’accueil du site internet doctrine.fr, dont l’adresse Url est la suivante https://www.Doctrine.fr/, en utilisant la police et la taille des caractères usuelles pour la page d’accueil du site internet Doctrine.fr : : « Par arrêt en date du 7 mai 2025, la cour d’appel de Paris a jugé que la société Forseti a commis des actes de concurrence déloyale au préjudice des sociétés Editions Dalloz, Lexbase, LexisNexis, Lextenso et Lamy Liaisons et a condamné la société Forseti à les indemniser en réparation des préjudices subis de ce fait. » ;
Déboute la société Forseti de ses demandes sur le fondement de la procédure abusive ;
Rejette le surplus des demandes contraires à la motivation ;
Condamne la société Forseti aux dépens de première instance et d’appel, et vu l’article 700 du code de procédure civile, la condamne à verser à ce titre, pour les frais irrépétibles de première instance et d’appel, une somme de 30 000 euros, à chacune des sociétés Edition Dalloz, Lexbase, Lexisnexis, Lextenso et Lamy Liaisons.
La Cour : Isabelle Douillet (présidente), Françoise Barutel (conseillère chargée d’instruire l’affaire), Déborah Bohee (conseillère), Soufiane Hassaoui (greffier)
Avocats : Me François Teytaud, Me Laurent Martinet, Me Vincent Rouer et Me Lucie Bocquillon, Me Benjamin Moisan, Me Alexandra Néri et Me Sébastien Proust
Source : Legalis.net
Lire notre présentation de la décision
En complément
Maître Alexandra Neri est également intervenu(e) dans les 100 affaires suivante :
En complément
Maître Benjamin Moisan est également intervenu(e) dans les 4 affaires suivante :
En complément
Maître François Teytaud est également intervenu(e) dans les 12 affaires suivante :
En complément
Maître Laurent Martinet est également intervenu(e) dans l'affaire suivante :
En complément
Maître Lucie Bocquillon est également intervenu(e) dans l'affaire suivante :
En complément
Maître Sébastien Proust est également intervenu(e) dans les 27 affaires suivante :
En complément
Maître Vincent Rouer est également intervenu(e) dans l'affaire suivante :
En complément
Le magistrat Déborah Bohée est également intervenu(e) dans les 9 affaires suivante :
En complément
Le magistrat Françoise Barutel est également intervenu(e) dans les 16 affaires suivante :
En complément
Le magistrat Isabelle Douillet est également intervenu(e) dans les 19 affaires suivante :
En complément
Le magistrat Soufiane Hassaoui est également intervenu(e) dans l'affaire suivante :
* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.