Jurisprudence : Marques
Tribunal de grande instance de Nanterre, 2ème chambre, Jugement du 08 mars 2004
Société VIATICUM, Société LUTECIEL / Société GOOGLE FRANCE
contrefaçon - marques - moteur de recherche - mots clés
Les faits et procédure
Saisi par les sociétés Viaticum et Luteciel d’une action en contrefaçon dirigée contre la société Google France en raison de son activité de prestataire de services de publicité sur le site de son moteur de recherche sur internet, le tribunal de grande instance de Nanterre a statué par un jugement du 13 octobre 2003 qui a notamment retenu les faits suivants :
Les différents éléments apportés par les constats de l’Agence pour la Protection des Programmes (APP), explicités par les déclarations du directeur commercial de la société Google France et par les réponses aux réclamations du PDG des sociétés Viaticum et Luteciel, démontrent :
– que des annonces de concurrents des sociétés Viaticum et Luteciel s’affichaient en lien commercial sur la première page de résultats lorsqu’un internaute entrait la requête correspondant à une des trois principales marques de celles-ci : BDV, Bourse des Voyages, Bourse des vols.
– que cet affichage apparaît notamment parce que la société Google France a vendu à différents clients des expressions reproduisant les trois marques précitées.
– que même si les annonceurs n’ont acquis que les mots communs vol, voyage ou bourse, leur annonce s’affiche automatiquement dès lors que l’un de ces mots figure dans la recherche de l’utilisateur de Google, en raison d’un système de « requête large » (broadmatch), qu’ainsi quand l’utilisateur du moteur de recherches saisit la marque « bourse des vols » ou « bourse des voyages », s’affichent les liens commerciaux de sociétés concurrentes de la société titulaire de ces marques.
Il est donc patent que la société Google France utilise, ou en tout cas a utilisé, les marques déposées des sociétés Viaticum et Luteciel dans des conditions telles qu’elle permet à des concurrents directs de ces sociétés de proposer à des clients potentiels des billets d’avion, voyages, séjours, etc … c’est à dire des produits et services désignés dans l’enregistrement des dites marques.
De tels faits sont contraires aux dispositions de l’article L 713-2 du code de la propriété intellectuelle qui interdisent, en l’absence d’autorisation de son propriétaire, l’usage d’une marque déposée pour des produits ou services identiques à ceux désignés dans l’enregistrement.
La société Google France oppose sa bonne foi et le fait qu’elle n’aurait pas commis d’acte positif de contrefaçon.
Mais, d’une part, la bonne ou la mauvaise foi est indifférente dans la commission des faits visés par l’article L 713-2 du code de la propriété intellectuelle et d’autre part l’intervention de la société Google France comme intermédiaire dans l’offre commerciale de ses annonceurs est incontestablement un acte positif de contrefaçon.
En effet même si l’achat de ces liens publicitaires s’effectue généralement « en ligne » au moyen de procédures largement automatisées, il est clair que la société Google France intervient dans cette prestation ne serait-ce que comme fournisseur pour les clients français : c’est elle qui affirme sur son site qu’elle propose « Adwords » en français et en euro. Et elle est l’interlocuteur des clients dès que nécessaire, et notamment pour la vente classique.
Ensuite Google France reconnaît avoir un certain contrôle des mots clés dans la mesure où son directeur commercial affirme exiger que le choix des mots clés soit directement lié aux activités de la société qui demande à afficher de la publicité sur un thème.
Enfin la société Google France apporte elle-même la preuve qu’elle a pu satisfaire les réclamations de propriétaires de marques en supprimant les mots clés acquis par des tiers au mépris des droits attachés à ces marques.
Concernant les réclamations des sociétés Viaticum et Luteciel, la société Google France en a tenu compte dans le système « Premium Sponsorship ».
Mais le problème subsiste pour la publicité « Adwords ».
La société Google France dit n’avoir pas pu donner satisfaction aux sociétés Viaticum et Luteciel parce que leurs exigences aboutiraient à interdire comme mot clé des mots descriptifs comme vol ou voyage.
Ainsi elle admet que même si les annonceurs n’ont acquis que les mots communs vol, voyage ou bourse, leur annonce s’affiche automatiquement dès lors que l’un de ces mots figure dans la recherche de l’utilisateur de Google, en raison d’un système de « requête large ». Elle affirme qu’elle ne peut pas interdire le choix de tels mots communs par ses clients annonceurs.
En réalité elle a intérêt à ce système de requête large qui permet à un maximum d’annonces de s’afficher, ce qui augmente les chances d’attirer un client potentiel sur le site de l’annonceur (« taux de clic ») et par conséquent augmente la rémunération de la société Google France.
Mais les choix économiques ou technologiques de la société Google France ne sauraient porter atteinte à des droits légitimement protégés. En l’espèce les sociétés Viaticum et Luteciel sont fondées à demander le respect intégral de leur droit de propriété sur leurs marques, et à s’opposer à tout usage non autorisé.
Il n’est pas établi que techniquement un meilleur « ciblage » ne serait pas possible ; par exemple si la requête est précisément « bourse des vols », la société Google France, sachant qu’il s’agit d’une marque protégée, devrait exclure qu’elle puisse déclencher l’affichage vers des annonceurs référencés même seulement sur une partie de l’expression. Et il est inexact que cela aboutirait à interdire comme mot clé des mots descriptifs comme vol ou voyage : les sociétés Viaticum et Luteciel ne peuvent pas opposer leurs marques pour interdire qu’une recherche sur un tel mot pris isolément fasse apparaître des liens commerciaux vers des concurrents.
En tout cas la société Google France ne saurait se retrancher derrière la technologie mise en œuvre pour le fonctionnement de ses services de publicité, et il lui appartient, lorsque la recherche de l’internaute porte sur une marque déposée, de trouver le moyen d’empêcher les annonces de tiers concurrents n’ayant aucun droit sur ces marques.
Les sociétés Viaticum et Luteciel sont donc fondées à demander la cessation et la réparation des actes de contrefaçon caractérisés ci-dessus.
Parmi les mesures de réparation, le tribunal a prononcé, avec exécution provisoire, l’interdiction suivante, en se réservant le pouvoir de liquider l’astreinte si nécessaire :
Interdit à la société Google France d’afficher des annonces publicitaires au profit d’entreprises offrant les produits ou services protégés par les marques « bourse des vols » « bourse des voyages » et « bdv », lors de la saisie sur le moteur de recherches d’une requête reproduisant les marques précitées, et ce sous peine d’astreinte de 1500 € par infraction constatée passé le délai d’un mois à compter de la signification du présent jugement.
Le jugement du 13 octobre 2003 a été signifié à la société Google France dès le 14 octobre.
Faisant valoir que la société Google France ne s’est pas exactement conformée à l’interdiction précitée, les sociétés Viaticum et Luteciel, après autorisation obtenue le 4 décembre 2003 dans les conditions de l’article 788 du ncpc, ont, par acte d’huissier de justice du 9 décembre 2003, assigné pour l’audience du 12 janvier 2004 la société Google France, aux fins essentiellement de liquidation de l’astreinte à la somme de 205 500 €.
Par conclusions du 8 janvier 2004, la société Google France demande au tribunal de constater qu’elle a parfaitement exécuté le jugement du 13 octobre 2003 et de débouter les sociétés Viaticum et Luteciel de l’ensemble de leurs demandes.
La discussion
Aux termes de l’article 3 de la loi du 9 juillet 1991, le juge, pour la liquidation de l’astreinte provisoire, ne doit pas prendre en compte l’importance du préjudice subi par le créancier, mais tenir compte du comportement de celui à qui l’injonction a été adressée et des difficultés qu’il a rencontrées pour l’exécuter.
En l’espèce pour satisfaire à l’interdiction de reproduction des marques « bourse des vols », « bourse des voyages » et « bdv », il est évident que la société Google France devait faire en sorte d’éliminer l’affichage de publicités au profit des sociétés concurrentes des sociétés Viaticum et Luteciel, non seulement à partir de requêtes sur ces trois marques exactement reproduites, mais aussi lors de reproductions avec une orthographe légèrement différente, comme le passage du singulier au pluriel ou inversement.
La société Google France établit qu’elle a désormais supprimé toutes les requêtes sur les expressions « bourse(s) de(s) vol(s) » et « bourse(s) de(s) voyage(s) », qu’il y ait ou non un « s » à la fin de chacun des trois mots qui les composent ; mais cela n’a pas été fait dans les délais requis : au 15 novembre 2003 elle n’avait supprimé que les requêtes sur l’orthographe exacte des marques.
La société Google France est mal fondée à soutenir que cela suffisait pour exécuter parfaitement le jugement, alors que l’ajout ou le retranchement d’un « s » final sur les mots composant les marques ne fait pas disparaître la reproduction illicite interdite par le jugement du 13 octobre 2003.
La demande de liquidation de l’astreinte est donc justifiée pour le retard mis à se conformer à l’interdiction, mais non pour un défaut d’exécution.
En effet, les sociétés Viaticum et Luteciel demandent à tort au tribunal de sanctionner la persistance de liens commerciaux à partir de requêtes sur les expressions « bourse vol(s) » et « bourse voyage(s) » : même s’il n’est pas exclu que de tels faits puissent être considérés comme constitutifs d’une contrefaçon par imitation avec risque de confusion, ils ne sont pas explicitement visés par l’interdiction figurant dans le jugement.
Il est indéniable que la société Google France a commis, sans excuse valable, des manquements à son obligation de ne pas faire ; néanmoins dans la liquidation de l’astreinte, il sera tenu compte de son attitude positive et prudente qui l’a conduite à supprimer également les dites marques du générateur des mots-clés proposés à ses clients.
En conséquence, il y a lieu de liquider l’astreinte à la somme de 14 000 €.
La décision
Le tribunal statuant publiquement; contradictoirement et en premier ressort,
. Constate que la société Google France a exécuté mais avec retard l’injonction sous peine d’astreinte contenue dans le jugement du 13 octobre 2003 ;
. Liquide cette astreinte à la somme de 14 000 € payable par la société Google France aux sociétés Viaticum et Luteciel ;
. Rappelle que le présent jugement est exécutoire de plein droit par provision (article 37 loi 9/7/91) ;
. Condamne la société Google France à payer aux sociétés Viaticum et Luteciel la somme de 1000 € en application de l’article 700 du ncpc ;
. Condamne la société Google France aux dépens.
Le tribunal : Mme Hélène Jourdier (vice président), Mmes Picard et Poinseaux (vice présidents)
Avocats : Me Cyril Fabre, SCP Herbert Smith
Notre présentation de la décision
Voir décision de Cour de cassation
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