Jurisprudence : Vie privée
Tribunal de grande instance de Paris 17ème chambre Presse-civile Jugement du 27 avril 2009
Julien D. / Journal L'Est Républicain
presse - site internet - vie privée
FAITS ET PROCEDURE
Vu l’autorisation d’assigner à jour fixe accordée le 11 février 2009 à Julien D. ;
Vu l’assignation que, par acte en date du 13 février 2009, ce requérant a fait délivrer à la société du journal L’Est Républicain, par laquelle il est demandé au tribunal :
– à la suite de la publication, dans le quotidien L’Est Républicain, et de la mise en ligne, sur le site internet accessible à l’adresse www.estrepublicain.fr, le 14 janvier 2009, d’un article intitulé “Les faramineuses dépenses de Julien D. ainsi que de la mise en ligne sur ce même site d’une note d’information émanant de la cellule Tracfin, également proposée au téléchargement,
– au visa des articles 9 et 1382 du code civil,
– le retrait de l’article et de la note d’information du site internet, ainsi que l’interdiction de toute publication de ce dernier document, sous astreinte,
– une publication judiciaire sur le site internet et dans cinq publications au choix du demandeur et aux frais du défendeur, dans la limite de 5000 € HT par insertion,
– le paiement des sommes de 50 000 € à titre de dommages et intérêts et de 6000 € sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
Vu les conclusions signifiées le 6 mars 2009 par L’Est Républicain, qui demande qu’il lui soit donné acte de ce que l’article et le rapport Tracfin ont été retirés du site et, estimant non constituées les atteintes à la vie privée alléguées, sollicite le rejet de l’ensemble des demandes et la condamnation de leur auteur au paiement de la somme de 3000 € au titre de ses frais irrépétibles ;
Vu les observations orales faites par Julien D. à l’audience du 9 mars 2009 lors de laquelle l’affaire a été plaidée ;
Vu les notes en délibéré déposées par les parties à la demande du président les 16 et 17 mars 2009 ;
DISCUSSION
Julien D., député de l’Essonne et vice-président du conseil régional d’Ile-de-France, expose que, le 19 décembre 2008, un article mis en ligne sur le site internet du quotidien Le Monde a révélé qu’une enquête préliminaire était en cours à la suite de la transmission d’un rapport de la cellule Tracfin qui portait sur des flux financiers le concernant ainsi que les associations Les Parrains de SOS Racisme -il rappelait à cet égard qu’il, avait été un des fondateurs de l’association SOS Racisme- et Fédération indépendante et démocratique lycéenne (FIDL), et que le même jour, des perquisitions avaient eu lieu aux sièges de ces associations ainsi qu’à son domicile.
Si l’article susmentionné n’est pas versé aux débats, sont en revanche produites en défense plusieurs coupures de presse datant des jours suivants, qui mentionnent que l’enquête préliminaire aurait été ouverte, pour abus de confiance et recel, le 10 décembre précédent par le procureur de la République du tribunal de ce siège, lequel avait reçu, à la fin du mois de novembre, un rapport de l’organisme de renseignements des circuits financiers clandestins Tracfin ; que seraient en cause des sommes sorties, parfois en liquide, des caisses des deux associations susmentionnées, sommes dont Julien D. aurait été destinataire, de sorte que les dépenses de l’homme politique faisaient l’objet d’une attention particulière, et ce d’autant plus qu’il apparaissait qu’il n’aurait pas effectué de retraits en espèces sur ses différents comptes bancaires pendant plusieurs années ; que diverses perquisitions avaient été conduites dans le cadre de cette enquête dans la journée du 19 décembre, au domicile de Julien D. et de trois salariés des associations, ainsi qu’aux sièges de celles-ci.
Ces coupures de presse font encore état du dépôt, par Julien D., d’une plainte pour violation du secret professionnel (Libération, édition des 24-25 décembre 2008) à la suite de la première publication sur le site internet du quotidien Le Monde, donnent plus d’informations sur les montants en cause et fournissent certains des détails contenus dans le rapport Tracfin (Libération, 26 décembre 2008).
C’est dans ce contexte que sont intervenues les publications litigieuses.
Sous les titres “Les dépenses faramineuses de Julien D. (édition papier) et “Les faramineuses dépenses de Julien D. (site internet), le quotidien L’Est Républicain a publié, le 14 janvier 2009, le même article, signé de Laïd S., évoquant cette affaire ; dans ce texte, introduit par les mots :
“L‘Est Républicain s‘est procuré le rapport des enquêteurs de Bercy sur les comptes bancaires du député de l‘Essonne. Un mois après avoir été inquiété par la justice, il va devoir s ‘expliquer sur des flux financiers suspects”,
sont rappelées tant les principales informations déjà évoquées, portant notamment sur la “dévorante passion” de Julien D. « pour les magasins de luxe […] et les horlogers les plus réputés” et sur “les chèques encaissés par l‘élu” de la part de “chefs d’entreprise qui ont leur siège dans l‘Essonne ou qui ont obtenu des marchés publics octroyés par le Conseil régional d‘Ile-de-France”, que les premières explications récemment avancées par le principal intéressé.
Dans le quotidien papier, cet article principal est complété par six autres brefs textes. Trois d’entre eux sont particulièrement relevés dans l’assignation, laquelle en cite les passages ci-après reproduits.
Sous le titre “Bling-bling… “, sont notamment évoqués les achats de montres effectués par Julien D., lequel “est allé trois fois chez Patek à Paris. En mai et en octobre 2006, où il a fait deux cartes 5000 et 10 000 €, puis une autre fois en avril 2007. Là, la douloureuse est moins salée : 960 €.”
Sous le titre “Le sésame Centurion”, est incriminée la phrase “Selon le slogan de Centurion, la carte American Express dont disposait Julien D. (2000 € de cotisation annuelle), “tout est possible”.”
Le texte publié sous le titre “La griffe B.” est intégralement repris dans l’assignation. Il est ainsi rédigé :
“On connaissait la passion de Julien D. pour les montres. Les comptables méticuleux de Bercy révèlent un engouement pour I‘écriture. En un peu plus de trois ans, ils ont recensé des dépenses pour 13 588 € rassemblés sous le vocable “luxe stylos”.
Pour les lunettes, Julien D. privilégie… “Royal Optiques“ où sa carte de crédit a été sollicitée à trois reprises en un an pour un total de 2800 €. En revanche, le 19 mai 2005, l‘utilisateur de la carte de crédit choisit plutôt une enseigne moyenne gamme populaire, en l’occurrence “Grand Optical “. La facture atteint tout de même 1700 €.
Pour l‘habillement, le sur-mesure a un prix.
Un exemple : un costume chez Tailormail à Paris : 1900 €.
Détail pour les esthètes argentés, Julien D. serait aussi un fidèle du magasin parisien Colette, la Mec que de la branchitude de la rue Saint-Honoré, avec son bar à eaux et ses joyaux pour “fashion victims“. En quelques passages, en l‘espèce treize, on arrive vite à des sommes enviables, soit 18 621 €.
Les chaussures sont plutôt du cousu-pied. C‘est plus cher à Milan (1290 €) que chez Church à Paris (769 €). Par contre, chez Berlutti, la note grimpe très vite, 1700 €. C’est moins cher que le costume sur mesure à 1580 € du 30 mars 2006 ou la version monégasque à 2982 € le 3 janvier 2008.”
Un montage d’extraits du rapport Tracfin, sur lequel on aperçoit notamment des dates, des montants et des noms d’enseignes, illustre cette série de six petits articles (les trois autres étant respectivement intitulés “Monaco et Milano” -celui-ci sur le même mode que les trois précédents, donnant des exemples des dépenses retracées dans le rapport-, “Docteur Juju et Mister Dray” et “Le tempo de la défense”).
Enfin le rapport Tracfin lui-même était intégralement accessible sur le site internet du quotidien, ainsi que rappelé sur le journal papier, avec l’adresse du dit site.
Il était précédé d’un avertissement faisant état de ce que “par égard pour la présomption d’innocence” et pour “éviter toute éventualité diffamante”, les noms “d’un certain nombre de personnes physiques citées” ont été biffés, de même que “les références aux numéros des comptes bancaires des personnes concernées”.
Les 36 pages de cette note d’information sont barrées en diagonale de l’adresse du site internet www.estrepublicain.fr. Y sont d’abord énumérés les personnes morales (les deux associations précitées) et physiques (dont le demandeur) ainsi que les comptes bancaires (dont quatre au nom de Julien D., sans compter la carte bancaire American Express évoquée dans l’article) concernés par les investigations (pages 1 à 3), avec, s’agissant des personnes physiques, la précision de leur adresse, la seule partie personnelle des numéros des comptes bancaires étant barrée (subsistent en revanche les premiers numéros identifiant l’établissement de crédit puis l’agence, dont les noms et adresses sont en tout état de cause mentionnés).
Est ensuite indiqué l’objet de la note, à savoir “une présomption de délits divers dont : abus de confiance, recel d’abus de confiance et blanchiment des produits subséquents” avant que ne soit analysé le mécanisme de la commission de ces infractions présumées, entre janvier 2006 et septembre 2008, à savoir (pages 3 et 4) :
– l’encaissement par deux tiers de chèques tirés sur les comptes des deux associations à hauteur de 127 377 €,
– quelques jours après, l’émission de chèques par ces deux personnes physiques au nom de Julien D., pour un total de 102 985 €,
– le retrait de 94 350 € en numéraire depuis l’association Les Parrains de SOS Racisme,
– l’absence de retraits en espèces depuis les comptes bancaires de Julien D. notamment,
– d’autres encaissements de chèques, notamment par ce dernier et principalement, pour un total de plus de 113 000 €, en provenance de “particuliers actifs dans la sphère socio-économique”,
– cette analyse se concluant par les affirmations, d’une part, que “ces flux suscitent les interrogations du service” et, d’autre part, que “les flux créditeurs suspects portent donc, a minima, sur un montant de 351 027 € et viennent s‘ajouter aux revenus de M D., contribuant ainsi l‘essentiel du financement de ses dépenses courantes”.
Débute alors l’essentiel du rapport, sous forme d’une “analyse détaillée” (pages 4 à 36) réalisée à partir du fonctionnement des comptes bancaires de l’association Les Parrains de SOS Racisme (pages 4 à 8), des deux autres personnes physiques citées (pages 8 à 19), puis enfin de Julien D. (pages 19 à 36) -il n’est pas contesté que, quoique le nom de celui-ci, en titre de cette partie le concernant, soit bâtonné, il est néanmoins parfaitement identifiable, tant par référence à la liste de ses comptes bancaires (pages 2 et 3) que par le texte des présentations et commentaires des données reproduites.
Après une énumération des revenus réguliers du député, deux de ses comptes sont particulièrement analysés “en raison de leur fonctionnement atypique”. Sous forme de tableaux (comportant toujours les indications de date, de montant, de bénéficiaire des opérations concernées, et également parfois de lieu, de nature de dépense, de moyen de paiement utilisé) souvent commentés, puis de récapitulatifs thématiques, sont ainsi décrites :
– les sommes versées au crédit d’un des comptes (pages 19 à 24), notamment celles provenant de revente de montres, puis de remise de chèques de personnes physiques (dont les noms sont imparfaitement dissimulés, pour certains -pages 21 et 22-, ou visibles -page 23-, voire, pour sept d’entre elles, complétés par des précisions d’état civil et de parcours professionnel -pages 22 et 23-),
– les sommes débitées de ce même compte, avec indication des destinataires des chèques (pages 24 et 25),
– les dépenses depuis les deux cartes American Express du demandeur (pages 25 à 33), qui font l’objet de nombreux tableaux détaillés, comportant les totaux mensuels pour chacune des deux cartes, puis l’analyse des débits détaillés supérieurs à 500 € pour la carte Centurion, avec, outre la date, le montant et le nom du bénéficiaire, le secteur d’activité de celui-ci, puis un certain nombre de regroupements thématiques : achats de montres, achats faits à Milan, déplacements, classés par pays et par dates, avec le nom éventuel de la ou les personnes accompagnant le demandeur et les hôtels, restaurants et commerces fréquentés pendant le séjour, l’analyse concernant la carte personnelle, utilisée pour des “dépenses courantes de faible montant”, mentionnant avec les mêmes détails des sommes le plus souvent inférieures à 100 €,
– les sommes débitées et créditées sur un autre compte bancaire (page 33 à 36), avec l’indication du moyen de paiement utilisé pour chaque opération, ainsi que “l‘analyse d’une sélection de chèques”, y compris par nom d’émetteurs.
Le rapport se conclut (page 36) par la mention que “l‘ensemble des opérations analysées suscite les interrogations de Tracfin quant à leur logique économique et pourrait laisser présumer la commission d’agissements délictuels” et par la demande d’ouverture d’une enquête judiciaire qui “permettrait de justifier les flux financiers précités ou, a contrario, d’établir le lien entre ces mouvements et d’éventuelles infractions”.
Sont incriminés comme portant atteinte au respect dû à la vie privée de Julien D., outre les extraits ci-dessus reproduits de trois des brefs textes accompagnant, sur l’édition du quotidien datée du 14 janvier 2009, la publication de l’article “Les dépenses faramineuses de Julien D. », la mise en ligne de ce rapport en tant, notamment, qu’il mentionne son domicile, ses coordonnées bancaires, le nom des hôtels où il a séjourné et la date des séjours, le nom des personnes qui l’accompagnaient, les informations sur les achats qu’il a effectués, ainsi que le nom des personnes avec lesquelles “il a eu des flux financiers non atypiques par leur montant”.
La société éditrice de L’Est Républicain estime, pour sa part, que la publication de ces informations indissociables des accusations portées contre Julien D. répondait aux nécessités de l’information du public.
Il résulte des dispositions de l’article 9 du code civil que toute personne, quelle que soit sa notoriété, a droit au respect de sa vie privée et est fondée, à ce titre, à obtenir réparation d’une révélation au public de faits relatifs à sa vie personnelle et familiale, ce droit qui découle également de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales pouvant toutefois céder devant les nécessités de l’information du public et de la liberté d’expression, garanties à l’article 10 de la même convention, dans le cadre de l’équilibre qu’il revient au juge de dégager, en vertu du second alinéa du dit article, entre ces principes d’égale valeur dans une société démocratique.
Le domicile, les relations amicales et familiales, les déplacements privés, les hôtels fréquentés et les achats personnels effectués par une personne entrent dans la sphère protégée par les dispositions du code civil susvisées.
Le tribunal relève cependant :
– qu’il n’est pas contesté qu’une note d’information provenant de la cellule Tracfin, organisme public dépendant du ministère de l’économie et des finances, a été transmise au parquet de Paris et que celui-ci a ordonné une enquête préliminaire sur les faits d’abus de confiance et recel, voire de blanchiment, que cette note serait susceptible de dévoiler,
– que depuis le 19 décembre 2008, l’existence tant du rapport que de l’enquête a été révélée au public,
– qu’au premier rang des personnes à qui ces faits pourraient être éventuellement reprochés, figure Julien D., homme politique de premier plan, tant par ses responsabilités électives de député de l’Essonne et de vice-président du conseil régional d’Ile-de-France que par les fonctions qu’il occupe au sein du parti socialiste et qui, en ces qualités doit s’attendre à être l’objet d’une attention accrue de la part des médias.
Il était donc légitime d’informer le public sur certains des éléments révélés par ce rapport et précisément sur les soupçons qu’il permettait de nourrir que des sommes significatives provenant des fonds de deux importantes associations régies par la loi du 1er juillet 1901 auraient pu, après avoir transité sur les comptes de responsables de celles-ci, aboutir sur ceux de Julien D., lui-même proche de ces deux organisations, et être utilisées par celui-ci à des fins personnelles, notamment pour financer un train de vie susceptible de dépasser ses revenus.
L’Est Républicain pouvait non seulement souhaiter informer sur la nature de ces faits, mais aussi en donner des illustrations concrètes afin de permettre à ses lecteurs de mieux en comprendre les mécanismes et d’en apprécier l’ampleur, ce qui, compte tenu du lien indissociable entre les transferts litigieux et le train de vie du demandeur, pouvait conduire la rédaction de ce quotidien à publier, à titre d’exemples, des informations précises et vérifiables relatives à ses dépenses, ses habitudes de consommation et ses déplacements personnels, et à révéler ainsi des éléments de sa vie privée. En juger autrement reviendrait à restreindre au delà de ce qui est nécessaire dans une société démocratique la liberté qui doit être reconnue à la presse d’informer d’une façon complète, concrète et compréhensible sur tout ce qui suscite l’intérêt légitime du public, en la limitant à la diffusion d’une information abstraite et désincarnée.
Les révélations de faits privés au sein de l’édition du quotidien du 14 janvier 2009, dans les trois brefs articles analysés ci-dessus, répondent à cette exigence légitime d’information du public. Y sont ainsi évoqués, dans une sélection significative, les acquisitions faites à trois reprises auprès d’un horloger de luxe, alors même qu’il résulte des éléments produits que le demandeur consacre une part importante de ses dépenses à des achats de montres de prix, l’usage d’une carte bancaire réservée “aux gens qui ont de gros moyens financiers” et, enfin, une liste éclectique de certains des achats effectués par l’intéressé, choisis parmi les moins intimes en ce qu’ils concernent des vêtements, chaussures, stylos et lunettes, aisément observables par les nombreux interlocuteurs directs, ou spectateurs par médias interposés, d’un homme public tel que Julien D.
C’est donc à tort que ce dernier soutient qu’en publiant ces informations relatives à sa vie privée, mais utiles à l’information du public sur un fait d’actualité concernant un homme politique d’importance nationale, la société défenderesse a violé les dispositions de l’article 9 du code civil.
Tel n’est pas le cas, en revanche, de la mise en ligne de la note d’information de la cellule Tracfin. La révélation exhaustive des très nombreux éléments de vie privée contenus dans ce document confidentiel excédait, en effet, très largement ce qu’imposait l’information du public, dès lors qu’elle permettait de reconstituer, sur une période de plus de deux années, les déplacements privés de Julien D., en fournissant sur eux de nombreux détails (personnes l’accompagnant -avec les déductions sur les relations familiales, amicales, voire sentimentales qui pouvaient en être tirées-, établissements hôteliers, ou de restauration fréquentés, commerces dans lesquels ont été faits des achats), qu’elle rassemblait, sur la même période, avec les précisions de date et de montant, des données, non seulement sur les habitudes de consommation de l’intéressé, mais sur sa présence tel jour dans tel établissement pour effectuer des dépenses pour tel montant, et qu’elle concernait son adresse personnelle, les coordonnées précises des agences bancaires au sein desquelles il est titulaire d’un compte, ainsi que, de façon indifférenciée, le nom des personnes privées (outre, parfois, l’état civil, les adresses et les activités de celles-ci) lui ayant versé de l’argent ou en ayant reçu de lui, dans des conditions qui, ainsi que les auteurs du rapport le relèvent eux-mêmes, pouvaient mériter des vérifications mais n’étaient pas en elles-mêmes et prises individuellement significatives.
N’est pas, à cet égard, de nature à légitimer la publication litigieuse la circonstance qu’ultérieurement, ainsi que le fait valoir la société défenderesse, un autre organe de presse (le quotidien Nice Matin) ait pu, sur la base des informations nominatives contenues dans le rapport, procéder à des vérifications auprès de certaines des personnes physiques auteurs de chèques encaissés par Julien D. -lesquelles sont d’ailleurs généralement, dans cet article publié le 25 février 2009, anonymement désignées par une initiale-, vérifications qui, en elles-mêmes constituent indéniablement des éléments qui pouvaient être portés à la connaissance du public, mais auxquelles L’Est Républicain n’avait pour sa part pas procédé, se contentant de diffuser des noms et des sommes.
Il sera, de surcroît, relevé qu’en rendant ce document accessible sur son site internet, la société éditrice avait conscience que certaines des informations qu’il contenait n’étaient pas utiles à l’information du public, dès lors qu’elle a tenté, mais de façon très imparfaite et généralement vaine, de dissimuler certains patronymes ou numéros en les bâtonnant.
Enfin, il sera observé que le quotidien n’avait pas cru devoir, dans l’article du 14 janvier 2009, exploiter plus qu’une infime partie des données rassemblées dans le rapport Tracfin, ce qui montrait que la société éditrice n’avait pas jugé utile de donner connaissance aux lecteurs du journal lui-même (qu’ils en prennent connaissance en version papier ou électronique) toutes les précisions qu’il contenait, de sorte qu’on peut estimer que la mise en ligne litigieuse a outrepassé la mission de la presse dans une société démocratique, qui suppose la libre investigation journalistique -notamment par le recueil de documents couverts par le secret ou de témoignages dont les auteurs souhaitent garder l’anonymat-, mais aussi la vérification, le recoupement et l’analyse des éléments ainsi recueillis, le tout dans l’objectif de délivrer une information complète, exacte et pertinente, mais ne saurait systématiquement conduire à livrer de façon brute au public -ainsi que le rend possible le réseau internet- des éléments qui ne sont pas indispensables à cette information, notamment en ce qu’ils violent inutilement les droits d’autrui, la crédibilité d’un organe de presse étant à suffisance assurée par la qualité des articles qui y sont publiés.
Par cette mise en ligne de nombreux éléments relevant de la vie privée de Julien D., qui n’étaient pas indispensables à la complète information du public sur l’affaire le concernant, la société éditrice a donc violé les dispositions de l’article 9 du code civil.
Le préjudice subi de ce chef par le demandeur sera réparé par la condamnation de la société défenderesse à lui payer un euro à titre de dommages et intérêts ainsi qu’à assurer une publication judiciaire, sur son site internet dans les conditions figurant au dispositif de la présente décision, et dans un journal de son choix pour un coût maximum de 4000 € hors taxe.
Il est démontré, par le constat d’huissier versé aux débats en délibéré le 17 mars 2009, qui vient confirmer les termes de l’impression d’écran et de l’attestation précédemment produites en défense, que le rapport litigieux n’est plus accessible sur le site internet, de façon certaine à la date de ce constat -la présente mention satisfaisant assez la demande de donner acte formée par la société défenderesse-. Le retrait sollicité -qui n’aurait pu, en tout état de cause, concerner que ce rapport, et non l’article dont le caractère attentatoire n’a pas été retenu- n’a en conséquence plus lieu d’être et ne sera pas ordonné.
Une interdiction générale pour l’avenir sous astreinte de publier le rapport -seul chef de demande pour lequel le bénéfice de l’exécution provisoire est sollicité- ne saurait être prononcée, dès lors qu’ elle serait contraire aux principes ci-dessus rappelés qui imposent un examen circonstancié des intérêts en présence afin de dégager la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime, étant rappelé que toute nouvelle atteinte à la vie privée du demandeur serait commise aux risques et périls de son auteur.
La société défenderesse sera enfin condamnée aux dépens et à payer à Julien D. la somme de 3000 € au titre de ses frais irrépétibles.
DECISION
Le Tribunal, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,
. Condamne la société L’Est Républicain à payer à Julien D. un euro à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice causé par l’atteinte à sa vie privée caractérisée par la mise en ligne le 14 janvier 2009, sur le site internet accessible à l’adresse www.estrepublicain.fr, d’une note d’information émanant de la cellule
Tracfin ;
. Ordonne la mise en ligne, sur le dit site internet, du communiqué judiciaire suivant :
“Par jugement en date du 27 avril 2009, le tribunal de grande instance de Paris, chambre de la presse, a condamné la société L’Est Républicain pour avoir porté atteinte au respect dû à la vie privée de Julien D., en mettant en ligne sur le site accessible à l’adresse www.estrepublicain.fr, le 14 janvier 2009, une note d’information de la cellule Tracfin le concernant”.
. Dit que ce communiqué, placé sous le titre “L‘Est Républicain condamné au profit de Julien D., devra être rédigé en caractères gras de police 13, être accessible, dans les quinze jours de la date à laquelle la présente décision aura acquis un caractère définitif et pendant une durée de quinze jours, soit directement sur le premier écran de la page d’accueil du site, soit par l’intermédiaire, depuis ce même premier écran, d’un lien hypertexte identique au titre et en mêmes caractères, et figurer en dehors de toute publicité ;
. Ordonne une autre publication judiciaire de ce même communiqué, dans un journal au choix du demandeur, aux frais de la société défenderesse et dans la limite de la somme de 4000 € hors taxe ;
. Condamne la société L’Est Républicain à payer à Julien D. la somme de 3000 € sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
. Déboute Julien D. de toutes ses autres demandes, notamment du chef de la publication d’un article dans le quotidien lui-même ou tendant à voir prononcer une interdiction générale de publication pour l’avenir ;
. Condamne la société L’Est Républicain aux dépens ;
. Accorde à la Selarl Cabinet Pierrat le droit de recouvrer directement les dépens dont elle a fait l’avance sans avoir reçu provision dans les conditions de l’article 699 du code de procédure civile.
Le tribunal : M. Nicolas Bonnal (vice président), M. Joël Boyer (vice président), Mme Cécile Viton (juge)
Avocats : Me Emmanuel Pierrat, Me Marielle Andreani
Notre présentation de la décision
En complément
Maître Emmanuel Pierrat est également intervenu(e) dans les 12 affaires suivante :
En complément
Maître Marielle Andreani est également intervenu(e) dans l'affaire suivante :
En complément
Le magistrat Cécile Viton est également intervenu(e) dans les 31 affaires suivante :
En complément
Le magistrat Joel Boyer est également intervenu(e) dans les 20 affaires suivante :
En complément
Le magistrat Nicolas Bonnal est également intervenu(e) dans les 30 affaires suivante :
* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.