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Jurisprudence : Responsabilité

mardi 10 mai 2011
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Tribunal de grande instance de Paris 3ème chambre, 4ème section Jugement du 28 avril 2011

Sppf / Youtube, Google France, Google Ireland

contenus illicites - contrefaçon - diffusion - droit d'auteur - hébergeur - identification - notification - responsabilité - web 2. 0

FAITS ET PROCEDURE

La société des producteurs de phonogrammes en France (Sppf) regroupe des producteurs indépendants de phonogrammes et de vidéogrammes.

La société américaine Youtube exploite une plate-forme communautaire qui offre aux internautes un espace leur permettant de stocker et diffuser les vidéos de leur choix à partir du site internet accessible aux adresses www.youtube.fr et www.youtube.com. Cette société a été acquise par la société américaine Google Inc. en 2006. Celle-ci a une filiale en France, la société Google France.

La Sppf a constaté que de nombreuses vidéomusiques qu’elle déclare faire partie de son répertoire, étaient visibles sur le site internet de la société Youtube. Le 7 mai 2008, elle a adressé une lettre de mise en demeure aux sociétés Youtube et Google France afin que 233 vidéomusiques soient retirées, selon les dispositions de la loi sur la confiance dans l’économie numérique (Lcen).

Elle a cependant constaté que 123 des 233 vidéomusiques continuaient d’être visibles sur le site et elle a fait dresser des constats par ses agents assermentés entre le 19 février et le 11 mars 2009. Elle précise que les 123 vidéomusiques en cause ont donné lieu à 49 824 777 visionnages, depuis leurs mises en ligne non autorisées.

Le 15 mai 2009, la Sppf a fait assigner devant le tribunal de grande instance de Paris les sociétés Youtube et Google France sur le fondement de l’article 6 de la Lcen sur la responsabilité des hébergeurs. Elle fait valoir que bien qu’ayant reçu une mise en demeure conforme aux prescriptions de ladite loi, les défenderesses ont manqué à l’obligation de rendre impossible l’accès aux vidéomusiques qui ont fait l’objet d’une notification et de surveiller leur réapparition. Elle déclare que les exploitants de sites internet disposent des moyens techniques permettant le marquage et le filtrage des fichiers de nature à empêcher l’accès non autorisé aux œuvres en cause. Elle ajoute que la société Youtube ne peut imposer aux titulaires de droits de supporter la logistique et le coût de ces techniques de marquage et de filtrage.

Estimant que les droits des producteurs ont été violés, la Sppf réclame à la société Youtube ainsi qu’à la société Google France qui a été son interlocuteur, une mesure d’interdiction, la condamnation in solidum des défenderesses à lui payer les sommes de :
– 10 000 000 € en réparation de l’atteinte portée aux droits individuels des producteurs par la diffusion des vidéomusiques appartenant à son répertoire,
– 1 000 000 € en réparation du préjudice collectif de la profession de producteurs de musique,
ainsi que la publication de la décision judiciaire.

Elle sollicite également l’allocation d’une indemnité de 30 000 €, sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile et l’exécution provisoire du jugement.

Dans leurs conclusions du 24 février 2011, les défenderesses exposent que dès notification par la Sppf, la société Youtube a procédé au retrait des vidéos litigieuses et a respecté ses obligations.

Les défenderesses soulèvent tout d’abord l’irrecevabilité à agir de la Sppf :
– pour la défense des intérêts individuels des producteurs, dès lors que ceux-ci ne sont pas membres de la société civile. Elles relèvent ainsi que la demanderesse a sollicité le retrait de vidéos de dix labels dont elle n’établit pas l’adhésion à ses statuts.
– pour la défense des intérêts individuels de producteurs ayant expressément autorisé la diffusion de leurs vidéomusiques sur Youtube. Elles font en effet valoir que sept labels indépendants ainsi que sept autres gérés par Believe, que la Sppf déclare représenter dans la présente instance, ont accordé une licence d’utilisation sur l’intégralité des contenus musicaux et audiovisuels leur appartenant, en leur qualité de partenaires de Youtube, suivant des contrats signés avec la société Google Ireland, qui intervient volontairement à l’instance,
– pour la défense des intérêts des producteurs pour les vidéogrammes qu’ils n’ont pas déclarés au répertoire de la demanderesse.
– en raison de l’indétermination de la somme devant revenir à chacun des producteurs représentés.
– sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle, en raison de l’existence de relations contractuelles entre la société Youtube et certains des labels que la Sppf déclare représenter.

Les défenderesses soutiennent également que la Sppf est irrecevable à agir pour la défense des intérêts collectifs de la profession des producteurs. Elle fait valoir que la société civile régie par l’article 1832 du Code civil, ne peut se donner licitement pour objet de défendre les intérêts de personnes autres que ses associés alors qu’au surplus ces derniers ne représentent pas l’ensemble de la profession de producteurs mais seulement les producteurs indépendants. Elle conclut donc que l’article 3.11 des statuts de la Sppf, contraire à l’ordre public, doit être déclaré nul.

En second lieu, les défenderesses demandent que l’intervention volontaire de la société Google Ireland ayant conclu des accords de partenariat ou de gestion de contenus avec des producteurs de vidéogrammes, soit déclarée recevable. Elles font valoir que les demandes de la Sppf tendent à voir interdire l’exploitation de contenus dont la société Google Ireland est concessionnaire et que cette dernière a donc un intérêt à intervenir à la présente instance.

En revanche, elles demandent que la société Google France soit mise hors de cause dès lors que cette dernière est un simple représentant en France de la société Youtube seule exploitante du site internet, ainsi qu’il résulte clairement des informations fournies sur ce dernier et sur les lettres que la société Google France adresse.

Sur le fond, la société Youtube rappelle qu’elle stocke les vidéos fournis par les internautes et en assure la mise à disposition au public par son site internet, qu’elle intervient donc uniquement en qualité de prestataire technique, les internautes étant avisés que les contenus doivent être licites et ne pas porter atteinte aux droits des tiers. Elle conclut que sa responsabilité ne peut être recherchée au titre de la contrefaçon mais uniquement au titre d’un manquement aux obligations légales résultant de la Lcen.

Dans ce cadre, elle fait valoir qu’elle a respecté ses obligations d’hébergeur qui ne mettent pas à sa charge un contrôle a priori des contenus. Elle déclare qu’elle n’acquiert une connaissance de leur caractère illicite que par une notification identifiant précisément les vidéos litigieuses afin qu’elle soit en mesure de les retirer. Or, elle fait valoir qu’elle a promptement retiré les vidéos objets de la notification du 7 mai 2008 et des autres mises en demeure qui ont suivi (19/9, 27/10, 23/12/2008, 15/5/2009). Elle ajoute qu’elle a fait preuve de diligence aussi lorsque dans le cadre de la procédure, elle a eu communication de procès-verbaux de constat établis à la demande de la Sppf.

La société Youtube soutient d’autre part que sa responsabilité ne peut pas être engagée en raison de la réapparition de contenus déjà notifiés. Elle fait valoir qu’une autre solution serait contraire à l’absence d’obligation d’un contrôle a priori et elle considère que toute remise en ligne d’un contenu identique ou seulement similaire, constitue un fait nouveau devant donner lieu à une nouvelle notification. Ainsi, elle invoque l’article 6-I-5 de la Lcen qui impose la mention de la localisation du contenu litigieux et l’article 6-I-7 qui prohibe tout contrôle a priori, conformément à la directive 2000/31 du 8 juin 2000.

La société Youtube ajoute qu’elle met à la disposition des ayants droit qui en font la demande, une technique dite “content identification” de reconnaissance des contenus à partir d’empreintes audio et vidéo qui permet d’identifier immédiatement les œuvres en cause. Elle précise que l’ayant droit qui décide d’avoir recours à cette technique, peut ainsi revendiquer la propriété de ses vidéos et en contrôler la diffusion sur Youtube. Elle relève que la mise en œuvre de cette technique suppose la collaboration et l’autorisation des ayants droit et qu’il ne lui n’appartient pas de prendre elle-même l’initiative d’appliquer cette technique en créant spontanément des empreintes et en bloquant a priori la diffusion. La société Youtube fait valoir que la Sppf s’est vue proposer cette technique gratuite dès le mois de septembre 2008 et qu’elle s’est abstenue de donner suite à cette proposition.

La société Youtube s’oppose à la mesure d’interdiction générale sollicitée par la société Youtube contraire à la directive européenne et qui excède les pouvoirs du juge qui ne peut imposer qu’une mesure de surveillance ciblée et temporaire. Subsidiairement, la société Youtube dit qu’il devra être sursis à statuer dans un souci de bonne administration de la justice, dans l’attente de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne saisie par le tribunal de 1ère instance de Bruxelles, de la question de savoir si le juge peut ordonner à un service d’hébergement de mettre en place, à l’égard de toute sa clientèle et à titre préventif, l’installation d’un système de filtrage des fichiers électroniques sur des serveurs contenant des œuvres sur lesquelles la Sebam prétend avoir des droits et ensuite bloquer l’échange de ces fichiers.

La société Youtube s’oppose également aux demandes indemnitaires en l’absence de justification des préjudices allégués alors que les investissements des producteurs ne sont pas établis, non plus que l’existence d’un éventuel manque à gagner résultant de la diffusion des vidéomusiques en cause sur Youtube. Elle déclare que le critère du visionnage n’est pas pertinent. Elle ajoute que la demanderesse ne démontre pas non plus l’existence d’un préjudice collectif de la profession alors que certains producteurs phonographiques ont choisi de collaborer avec Youtube. Enfin, elle conclut au caractère disproportionné de la mesure de publication sollicitée. Elle réclame la somme de 100 000 € sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile.

Dans ses dernières écritures du 2 mars 2011, la Sppf répond qu’elle est recevable à agir tant pour la défense des intérêts individuels de ses membres que pour la défense de l’intérêt collectif de la profession de producteur.

S‘agissant des intérêts individuels, elle précise que les producteurs concernés sont ceux énumérés dans sa pièce 4 qui sont tous associés et qui ont tous déclaré les vidéos en cause au répertoire de la société civile.

Elle relève ensuite que ce n’est que le 26 janvier 2011, soit la veille de la clôture prévue le 27, que la société Youtube a fait état de contrats signés par des producteurs en vue de la diffusion de leurs enregistrements sur Youtube et que ce n’est que le 16 février et le 1er mars 2011 qu’elle a produit certains des contrats invoqués. Elle déclare que trois de ces contrats ont été conclus avant la date de l’assignation en justice mais n’ont cependant été mis en œuvre que tardivement à partir de mars 2010 et que deux autres contrats sont postérieurs à l’assignation en justice et ne peuvent se rapporter aux faits reprochés aux défenderesses. Elle ajoute qu’elle s’est assurée auprès des producteurs concernés par la présente instance, de l’illicéité de la réitération des mises en ligne et de leur volonté de les voir poursuivre en justice, ainsi qu’il ressort d’attestations produites après les écritures de la défenderesse du 26 janvier 2011.

S’agissant du préjudice collectif, la Sppf verse aux débats la liste de l’ensemble de ses membres.

Sur le fond, la Sppf relève tout d’abord que la mise en place par la société Youtube d’un système de notification en ligne des contenus contrefaisants n’est de nature ni à l’exonérer de sa responsabilité ni à contraindre les ayants droits à y recourir. Elle fait valoir que la société défenderesse a manqué à son obligation légale de rendre impossible l’accès au contenu litigieux et elle ajoute que la jurisprudence met, au surplus, à la charge de l’hébergeur l’obligation de surveiller des contenus notifiés afin qu’ils ne réapparaissent pas. Elle soutient que la société Youtube aurait dû mettre en œuvre une technique totalement maîtrisée de marquage et filtrage afin de mettre fin aux dommages créés aux producteurs. Elle fait valoir que la proposition de la société Youtube de mettre en œuvre une telle technique mais en en mettant la logistique et le coût à la charge des ayants droit, n’est pas conforme à la loi.

La Sppf réaffirme donc que la société Youtube doit empêcher la réapparition des contenus notifiés sans que cela implique de sa part une surveillance générale des contenus mis en ligne mais seulement une surveillance ciblée et précise d‘enregistrements ayant fait l’objet d’une notification. Elle ajoute qu’après la délivrance de l’assignation en justice, elle a découvert la diffusion de vidéogrammes notifiés en mai 2008 et ayant fait l’objet des constats en février et mars 2009 et qu’elle a fait dresser de nouveaux constats en juin et en décembre 2010 ainsi qu’en janvier 2011. Elle conclut que le maintien de ces vidéogrammes participe directement de la valorisation économique du site des défenderesses et leur assure des revenus très importants, encore accrus par des partenariats avec un site internet comme Deezer. Elle ajoute que si les vidéos ne sont en principe visibles que par streaming, il existe un logiciel qui permet de les télécharger.

La Sppf maintient donc ses demandes contre la société Youtube et la société Google France. Elle s’oppose à l’intervention volontaire tardive de la société Google Ireland ainsi qu’à la jonction des interventions forcées des sociétés Believe et Happy music effectuées le 24 février 2011, 15 jours avant la date de plaidoirie.

Pour évaluer les préjudices allégués, elle invoque les investissements des producteurs, d’au moins 50 000 € par vidéomusique ainsi que le nombre de visionnage tel qu’il ressort des informations délivrées par la société Youtube. S’agissant du préjudice collectif, elle invoque un préjudice matériel mais aussi moral tenant à la dépréciation de l’image des producteurs et des artistes dont ils détiennent les droits ainsi qu’aux atteintes portées à leurs efforts de création de plate-formes de téléchargement payants et licites.

Elle s’oppose à la demande de sursis à statuer alors que les demandes présentés devant le tribunal belge et le tribunal parisien ne sont pas identiques. Elle porte sa demande fondée sur l’article 700 du Code de procédure civile, à la somme de 80 000 €.

Par des conclusions du 2 mars 2011, les défenderesses ont sollicité le renvoi de l’affaire afin de permettre la jonction avec deux instances en intervention forcée des sociétés Because music et Happy music assignées le 25 février 2011.

La demande de jonction avec les deux instances en intervention forcée étant écartée en raison de leur caractère extrêmement tardif, la clôture de l’instruction de l’affaire, reportée à la date de plaidoirie du 4 mars 2011 à 9h30 à la suite des conclusions de la défenderesse du 26 janvier 2011, a été prononcée.

Les nouvelles écritures des défenderesses signifiées dans les instants procédant la clôture ont également été écartées comme tardives.

Les sociétés défenderesses ont alors sollicité le retrait des dernières écritures et pièces de la Sppf en raison de l‘impossibilité dans laquelle elles se trouvaient d’y répondre.

Cependant, après en avoir délibéré, le tribunal a rejeté cette demande. Il a considéré que :
– les sociétés Youtube et Google ont communiqué des pièces importantes entre le 16 février et le 1er mars 2011, contraignant ainsi la demanderesse à y répliquer dans un délai très bref, la clôture ayant été reportée au 4 mars 2010,
– en répondant aux moyens et pièces de la demanderesse, le jour même de la clôture, les sociétés Youtube et Google n’ont pas mis la Sppf en mesure d’en prendre utilement connaissance,
– elles ne peuvent se plaindre d’une situation qui les prive d’une nouvelle réplique car celle-ci résulte de leur propre comportement procédural, puisqu’elles ont attendu les derniers moments de l’instance pour produire des pièces importantes et même pour effectuer des appels en intervention forcée.

DISCUSSION

Sur la recevabilité des demandes

– fondées sur l’intérêt individuel des membres de la Sppf

La Sppf a notamment pour objet d’exercer les actions en justice en demande ou en défense, par toutes voies judiciaires et extrajudiciaires, pour faire reconnaître les droits qu’elle exerce en nom propre ou au nom de ses associés et pour faire cesser et sanctionner toute infraction auxdits droits.

La Sppf verse aux débats les déclarations d’adhésion à ses statuts de dix neuf membres avec les déclarations de leurs vidéogrammes à son répertoire. Elle justifie donc de sa qualité à agir pour ceux-ci.

Les défenderesses produisent des contrats de licence conclus entre la société Google Ireland et certains des producteurs, membres de la Sppf :
– un contrat du 12 décembre 2008 conclu avec la société Believe,
– un contrat du 15 décembre 2008 conclu avec la société Naïve,
– un contrat du 2 mars 2009 conclu avec la société Happy music,
– un contrat du 22 novembre 2010 conclu avec la société Because music.

Elle verse également aux débats un contrat d’identification et de gestion de contenu conclu avec la société Wagram music, le 3 novembre 2008.

Le contrat du 22 mars 2010 est sans incidence sur le présent litige puisqu’il a été conclu postérieurement aux faits reprochés aux défenderesses et qu’il ne peut donc les régir.

Les contrats des 12 décembre, 15 décembre 2008 et 2 mars 2009 sont conclus pendant la période où la Sppf reproche aux défenderesses d’avoir laissé réapparaître des contenus notifiés. Cependant la clause 3 de ces contrats stipule que : “ pendant la durée du présent contrat, le fournisseur transmettra à Google le contenu du fournisseur conformément aux stipulations de l’annexe E et créera un compte d’utilisateur Youtube auquel sera associé l’ensemble du contenu ainsi transmis.”

Il y a donc lieu de considérer que le contrat entre en application le jour où le fournisseur adresse ses contenus à Google et ouvre un compte d’utilisateur Youtube.

Les défenderesses ne justifiant pas que les contenus litigieux visés par les constats de la Sppf aient été mis en ligne postérieurement à la date d’entrée en vigueur des contrats, cette dernière est recevable à agir pour les quatre sociétés de production dont il a été justifié qu’elles ont conclu un contrat de licence, soit Believe, Naïve, Happy music et Because music.
S’agissant de la société Wagram, il y a lieu de constater qu’elle n’a pas conclu de contrat de licence et que le contrat d’identification et gestion des contenus du 3 novembre 2008 n’était manifestement pas entré en vigueur à la date des faits puisque la mise en place d’un système d’empreintes et de filtrage aurait empêché qu’ils se produisent.

Il y a donc lieu de déclarer la Sppf recevable à agir pour la défense des intérêts individuels de ses dix neufs membres : les sociétés Happy music, Rapas, 361 Records, Naïve, Ministrong, Beggars group, At(h) Ome, Because music, Scorpio Music, DJ Center records, Tintamar, Yellow productions, Chandelle productions, Impulsion (Akka création), Productions Davis Boyer, No comment music, DEA, Francis Dreyeus music et Wagram pour les différents vidéogrammes déclarés à son répertoire, ainsi que cela résulte de la pièce 4 de la demanderesse.

La Sppf réclame de façon globale la somme de 10 000 000 € à titre de dommages intérêts sans distinguer la somme devant revenir à chacun ni même donner les critères de répartition entre les producteurs concernés, qu’elle entend appliquer.

Or, lorsque la Sppf réclame non pas des rémunérations mais des dommages intérêts, elle doit individualiser les demandes en fonction des atteintes subies par chacun de ses membres. En s’abstenant d’effectuer cette individualisation, la Sppf ne permet pas au tribunal d’apprécier le bien-fondé des demandes, ce qui ne peut être effectué globalement alors que celles-ci sont fondées sur l’intérêt individuel de chacun.

La demande en dommages intérêts de la somme de 10 000 000 € doit donc être déclarée irrecevable.

– fondée sur l’intérêt collectif des producteurs

Selon l’article 3 de ses statuts pris en application de l’article L321-1 du Code de la propriété intellectuelle, la Sppf a pour objet la défense de l’intérêt collectif de la profession exercée par ses membres et la détermination des règles professionnelles en rapport avec leur activité.

L’action en justice exercée par la Sppf est donc conforme aux dispositions de ses statuts dont il n’est pas établi qu’il soit contraire à l’ordre public dès lors que les sociétés de gestion collective qui sont soumises au contrôle de l’Etat, se voient reconnaître des missions de représentation dans l’intérêt général des professions exercées par leurs membres.

Il y a donc lieu de déclarer recevables les demandes de la Sppf fondées sur la défense des intérêts collectifs de la profession de producteurs de musique.


Sur la qualité des défenderesses

– sur la mise hors de cause de la société Google France

Les défenderesses versent aux débats les conditions d’utilisation du site internet Youtube qui indiquent clairement que le site internet est exploité par la société Youtube Ilc. Par ailleurs, les correspondances adressées par la société Google France mentionnent à chaque fois que la société concernée par les demandes de la Sppf, est la société Youtube (pièces 7, 8-5, 8-8, 9-6 de la demanderesse).

Ainsi la société Sppf n’établit pas que la société Google France ait un rôle dans l’exploitation du site internet Youtube dont elle incrimine le fonctionnement ni même que celle-ci ait pu l’induire en erreur sur ses fonctions et pouvoirs.

Dans ces conditions, la société Google.fr doit être mise hors de cause.

– sur l’intervention volontaire de la société Google Ireland

La société Google Ireland qui ne formule aucune demande à titre personnel, intervient volontairement à titre accessoire.

Selon l’article 330 du Code de procédure civile, l’intervention volontaire à titre accessoire, est recevable si son auteur a intérêt pour la conservation de ses droits, à soutenir l’une des parties.

Dans la mesure où la société Google Ireland est la signataire de contrats de licence portant sur les enregistrements en cause et autorisant leur diffusion sur le site internet Youtube, elle a un intérêt à agir dès lors qu’est formulée une demande d’interdiction de mise en ligne de ces vidéogrammes. Son intervention volontaire doit être déclarée recevable.


Sur la responsabilité de la société Youtube

Il est constant que la responsabilité de la société Youtube qui a la qualité d’hébergeur, doit être examinée au regard des dispositions de l’article 6 de la Lcen.

Le 7 mai 2008, la Sppf a adressé à la société Youtube une mise en demeure conforme aux dispositions de l’article 6-l-5 de ladite loi.

La Sppf a adressé d’autres mises en demeure les 25 septembre, 27 octobre et 22 décembre 2008 ainsi que le 15 mai 2009.

Il n’est pas contesté que la société Youtube a fait preuve de promptitude pour retirer de son site les fichiers ainsi dénoncés.

La responsabilité de la société Youtube est recherchée en ce que certains des contenus ayant fait l’objet de la mise en demeure du 7 mai 2008, sont réapparus sur le site internet Youtube ainsi qu’il ressort des constats établis par un agent assermenté de la Sppf entre le 9 février et le 11 mars 2009. La matérialité des faits ne fait l’objet d’aucune contestation.

Or, la notification du 7 mai 2008 répondait aux exigences de la loi, aussi, depuis cette date, la société Youtube était présumée avoir connaissance du caractère illicite des vidéomusiques en cause et elle devait non seulement les retirer des liens énoncés dans la notification mais également, mettre en œuvre les moyens techniques dont elle disposait en vue de rendre leur accès impossible, conformément à l’article 6-l-2 de la Lcen.

La société Youtube dispose d’un système d’identification des œuvres par empreintes dit “content identification” : selon ses explications, cette technique extrait de chaque œuvre des empreintes uniques audio et vidéo et permet de reconnaître automatiquement des vidéos mises en ligne qui comporteraient des séquences, même partielles, identiques.

Aussi dès lors que l’hébergeur dispose des moyens techniques qui lui permettent de reconnaître les vidéomusiques qui ont fait l’objet d’une première notification et ainsi d’en rendre impossible l’accès, il n’y a pas lieu d’imposer à l’ayant droit de procéder à une nouvelle notification, selon les règles de l’article 6-I-5.

L’obligation pour l’hébergeur de mettre en place un système propre à empêcher la réapparition d’un contenu déjà notifié ne met pas à sa charge une obligation générale de surveillance des contenus puisque le système d’identification par empreintes détectera et signalera automatiquement l’identité entre le contenu notifié objet de droits et le nouveau contenu mis en ligne, sans que cela suppose une connaissance préalable de l’ensemble des contenus présents sur le site. Il convient d’ailleurs de constater que la société Youtube propose elle-même la mise en œuvre de son système “content identification” et qu’elle n’entend pas ainsi, s’imposer une surveillance a priori des contenus mis en ligne.

L’obligation de rendre impossible l’accès aux contenus notifiés reposant sur l’hébergeur, la mise en œuvre du système d’identification des œuvres par empreintes et de filtrage doit être réalisé sans coût ni contrainte excessive pour le titulaire du contenu.

La société Youtube fait valoir qu’elle n’a pas pu mettre en œuvre son système d’identification des contenus en raison de l’absence de collaboration de la demanderesse, laquelle répond que la proposition de la défenderesse mettait à sa charge le coût et la logistique du contrôle.

Dans une lettre du 25 septembre 2008 (pièce 8-5 de la Sppf), la société Google France expose que la société “Youtube a mis en place une technologie d’identification “video” dénommée Video ID qui permet à partir de la plateforme Youtube de prévenir la mise en ligne d’œuvres protégées … moyennant la réalisation d’empreintes numériques des œuvres soit à partir d’un fichier de référence soit à partir de vidéos déjà mises en ligne. Cet outil permet de détecter non seulement la remise en ligne du même fichier mais également de tout autre enregistrement reprenant l’œuvre totalement ou partiellement. Il permet enfin de bénéficier d’un mécanisme d’alerte par mots-clés permettant d’être informée dès qu’une vidéo comportant certains termes définis, est ajoutée à la plate-forme”.

La société Google termine en indiquant “Nous restons à votre disposition afin de vous fournir un accès à cet outil entièrement gratuit et simple d’utilisation”. Elle a renouvelé cette proposition dans une lettre du 23 décembre 2008 (pièce 8-8 de la Sppf), en ajoutant que les fonctionnalités de cet outil étaient présentées à l’adresse htpp://fr.youtube.com/T/contentid.

Il ne ressort pas des pièces versées aux débats que cette proposition ait donné lieu à une réponse et à des discussions.

Or, la pièce 35 de la Sppf intitulée “content manger – la solution de protection et de gestion Youtube” fait apparaître que la société Youtube assure elle-même la réalisation des empreintes des contenus à protéger et qu’elle sollicite uniquement la remise d’un fichier de référence, remise qui n’apparaît pas nécessaire lorsqu’il s’agit d’un contenu déjà présent sur Youtube, ayant fait l’objet d’une notification régulière permettant de le localiser et de l’identifier.

Si on se reporte au contrat d’identification et de gestion de contenu signé par la société Wagram, il apparaît également que la réalisation des empreintes est prise en charge par la société Youtube et que la seule obligation de la société productrice est de fournir les fichiers de référence permettant d’identifier ses enregistrements. Il est précisé que le titulaire des droits peut à tout moment retirer un fichier de référence ou modifier les règles d’utilisation.

Il ne ressort pas de ces documents que la société Youtube transfère sur le titulaire des droits le coût et la gestion du système d’identification dès lors qu’elle réalise les empreintes gratuitement pour ensuite, effectuer la comparaison des contenus référencés et des vidéos nouvellement mises en ligne et mettre en œuvre les règles d’utilisation (notamment bloquer) décidées par le titulaire des droits.

En s’abstenant de répondre à la proposition de la société Youtube, la Sppf l’a privée de la possibilité de mettre en œuvre le système “content identification” qu’elle a organisée afin de rendre impossible l’accès aux contenus déjà identifiés.

Dès lors que la société Youtube ne pouvait procéder à la réalisation et la conservation des empreintes des vidéomusiques déjà notifiées, elle ne disposait plus de moyens techniques lui permettant de détecter de nouvelles mises en ligne illicites.

Aussi, dans ses conditions, sa responsabilité ne pouvait être engagée que dans la mesure où le titulaire des droits lui indiquait précisément la localisation des nouveaux fichiers litigieux, conformément à l’article 6-l-5 de la Lcen.

En l’espèce, la société Youtube n’a eu connaissance de cette localisation que lors de la communication des procès-verbaux de constat, effectuée dans le cadre de la présente instance.

La société Youtube a eu connaissance des sept procès-verbaux de constat des mois de février et mars 2009, le 28 juillet 2009. Elle a effectué le retrait des fichiers en cause selon un procès-verbal de constat établi par maître Legrain, huissier de justice, les 4, 5, 6, 7, 11, 12 et 13 août 2009.

Comte tenu du fait que la remise d’un procès-verbal de constat ne vaut pas notification et des difficultés matérielles rencontrées tenant à l’exploitation de ces derniers, il y a lieu d’admettre que la société Youtube a fait preuve de la promptitude requise par la loi.

La société Youtube a eu connaissance des procès-verbaux de constat des 22 juin 2009, 2 et 3 juin 2010, par une communication de pièces du 14 juin 2010. Les 50 vidéos recensées ont été retirées le 16 juin 2010, selon un procès-verbal de maître Legrain daté de ce jour. La société Youtube a donc agi avec promptitude.

La société Youtube a eu connaissance des procès-verbaux de constat des 3 et 7 juin 2010 lors de la communication des pièces de la Sppf du 15 novembre 2010. Les 39 vidéos recensées ont été retirées le 18 novembre 2010 ainsi qu’il ressort du procès-verbal de maître Legrain du même jour.

Il ne ressort pas de ces circonstances que la société Youtube ait engagée sa responsabilité d’hébergeur, selon les règles posées par l’article 6-I de la Lcen.

Les demandes de la Sppf doivent donc être écartées.

Il sera alloué à la société Youtube la somme de 30 000 €, sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile.

DECISION

Statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,

. Déclare recevables les demandes de la Sppf fondées sur la défense des intérêts individuels de ses membres, à l’exception de la demande en paiement de dommages intérêts,

. Déclare recevables les demandes de la Sppf fondées sur la défense des intérêts collectifs de la profession de producteur de phonogrammes et vidéogrammes de musique,

. Prononce la mise hors de cause de la société Google France,

. Déclare recevable l’intervention volontaire de la société Google Ireland,

. Rejette les demandes de la Sppf,

. Condamne la Sppf à payer à la société Youtube la somme de 30 000 € sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile,

. Condamne la Sppf aux dépens, avec droit de recouvrement direct au profit du cabinet Herbert Smith, selon les règles de l’article 699 du Code de procédure civile.

Le tribunal : Mme Marie-Claude Hervé (vice présidente), Mme Laure Comte et M. Rémy Moncorge (juges)

Avocats : Me Simon Tahar, Me Alexandra Neri

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