lundi 31 juillet 2000
Tribunal de Grande Instance de Paris, Ordonnance de référé du 31 juillet 2000
Bertrand D. / Sté Alta Vista Company, Sarl Kohiba Multimédia, Sarl Kohiba Productions, Félix M. et Sté Objectif Net
bonnes moeurs - contenus illicites - déréférencement - droit au nom - moteur de recherche - site pornographique
Nous, Président,
Vu l’assignation en référé introductive d’instance, délivrée le 4 juin 2000 et les motifs y énoncés,
Après avoir entendu les parties comparantes ou leur conseil,
Ayant constaté et fait constater par huissier les 19 et 24 mai 2000 l’existence d’un site à caractère pornographique « http://www.geocities.com/bertrandD. » comportant son nom, hébergé chez Geocities, à l’époque des faits, référencé par le moteur de recherche Alta Vista et appartenant aux sociétés Kohiba Multimédia et Kohiba Productions ainsi qu’à Félix M., Bertrand D., invoquant le trouble manifestement illicite résultant de l’utilisation sans autorisation de son nom pour, de surcroît, désigner un site par nature contraire aux bonnes mœurs, a assigné les défendeurs, afin :
de voir ordonner à la société Geocities, sous astreinte de 100 000 F par jour, de mettre en œuvre tous les moyens de nature à rendre impossible toute connexion au site litigieux et de communiquer toutes les informations en sa possession propres à permettre l’identification du propriétaire du site litigieux et de la voir condamner à lui payer la somme de 500 000 F à titre de dommages-intérêts,
de voir constater que la société Alta Vista référence le site litigieux sur son moteur de recherche et, en conséquence, d’ordonner à cette société de déférencer ce site sous astreinte de 100 000 F par jour et de la condamner à lui payer la somme de 500 000 F à titre de dommages-intérêts provisionnels,
d’ordonner aux sociétés Kohiba Productions et Kohiba Multimédia ainsi qu’à Félix M., sous astreinte de 100 000 F par jour, de mettre en œuvre tous moyens de nature à rendre impossible toute connexion au site litigieux,
d’ordonner à la société Objectif Net de communiquer tous éléments en sa possession sur le nom des propriétaires du site litigieux,
d’ordonner la condamnation in solidum des défendeurs à lui payer la somme de 50 000 F sur le fondement de l’article 700 du Ncpc, outre les dépens.
L’affaire, audiencée initialement au 7 juillet 2000, a fait l’objet d’un renvoi à l’audience du 18 juillet 2000.
Lors de cette audience, Bertrand D. a déclaré maintenir ses demandes tant à l’encontre de la société Geocities qu’à l’encontre de la société Alta Vista à laquelle il reproche ses multiples atermoiements et son manque de contrôle sur son moteur de recherche, ce qui a rendu possible l’accès direct au site litigieux, réfutant les arguments de cette société qui nie l’existence du moindre fondement à la mise en cause de la responsabilité du moteur de recherche et estimant, au contraire, que la société Alta Vista est en tout état de cause responsable des faits dommageables causés aux tiers par le moteur de recherche dont elle a la garde au sens de l’article 1384 du code civil. Il a maintenu et augmenté ses demandes à l’encontre des sociétés Kohiba et de Félix M..
En revanche, il a déclaré se désister de sa demande à l’encontre de la société Objectif Net.
La société Geocities n’a pas comparu, ni personne pour elle.
Mais la preuve de la délivrance de l’assignation n’étant pas apportée et notre juridiction n’étant pas régulièrement saisie de la demande, il ne peut être statué à son encontre.
La société Objectif Net demande acte du désistement d’instance et d’action du demandeur à son encontre.
Félix M. sollicite sa mise hors de cause, affirmant n’être intervenu en ce qui concerne le site litigieux qu’en qualité de gérant des sociétés Kohiba Multimédia et Kohiba Productions et non à titre personnel.
Les société Kohiba Multimédia et Kohiba Productions concluent au débouté de la demande en faisant valoir que, dès la délivrance de l’assignation, soit le 31 mai 2000, elles ont procédé à la suppression pure et simple du site litigieux, mettant fin au trouble subi par Bertrand D..
Elles font valoir, par ailleurs, tout d’abord que si le demandeur avait fait une démarche préalable, elles auraient pris immédiatement la même décision, ensuite qu’elles ont expliqué au demandeur les raisons qui les avaient amené à utiliser malencontreusement son nom, sans avoir jamais cherché à porter atteinte à sa dignité et à son honorabilité.
La société Alta Vista expose qu’elle a mis au point et exploite un « moteur de recherche », entièrement automatisé, qui recherche et indexe toutes les données disponibles sur le web, sans intervention humaine, mais qu’en sa qualité de professionnel sérieux et diligent, elle a mis en œuvre des moyens d’alerte (a priori) et de contrôle (a posteriori) afin d’intervenir utilement et de prendre, le cas échéant, toutes mesures utiles pour le déférencement du site litigieux. Elle précise que, dès qu’elle eut connaissance des faits de la cause, mais sans préjuger du fond de l’affaire, elle a immédiatement déférencé le site litigieux, ajoutant qu’elle aurait procédé de la sorte dans le cadre d’une démarche extrajudiciaire de Bertrand D..
Elle déclare, en conséquence, s’étonner des intentions de Bertrand D. sauf, suggère-t-elle, pour celui-ci à chercher à provoquer par cette affaire une publicité autour de sa personne.
Elle rappelle que le trouble invoqué par Bertrand D. n’a duré qu’un temps extrêmement limité et que ses prétentions financières sont en tout cas exorbitantes et fait observer que ce dernier a pu rapidement identifier les auteurs du site litigieux qui ont d’ailleurs reconnu leur responsabilité de façon très explicite dans le courrier qu’ils lui ont adressé.
Elle conteste enfin la prétention de Bertrand D. à vouloir faire juger en référé la responsabilité du moteur de recherche sur le fondement de l’article 1384 du code civil.
Elle sollicite, en conséquence, le débouté de la demande et, afin de dissuader de tels agissements, la publication de l’ordonnance à intervenir, outre la condamnation du demandeur à lui payer la somme de 50 000 F sur le fondement de l’article 700 du Ncpc.
Pour le procureur de la République, s’il est incontestable que l’utilisation sans autorisation du nm du demandeur pour désigner un site web est fautive, il est tout aussi incontestable que le trouble en résultant a cessé et que le juge des référés n’est plus compétent pour prescrire des mesures relevant de la seule décision du juge du fond.
Vu, pour le surplus, ensemble, les écritures des parties et les pièces produites aux débats,
Attendu que les sociétés Kohiba Multimédia et Kohiba Productions ont créé un site internet dénommé « http://www.geocities.com/bertrandD./ » ;
Attendu que la page de présentation très sulfureuse de ce site dirigeait en réalité les internautes vers 34 sites à caractère pornographique ;
Attendu que l’utilisation du nom du demandeur et son association aux fins ci-dessus indiquées sont particulièrement fautives ;
Attendu que si, postérieurement à l’assignation, il a été mis un terme au trouble manifestement illicite subi par le demandeur, ce trouble a cependant engendré un préjudice dont il est légitime de fixer la réparation provisionnelle à la somme de 120 000 F ;
Attendu que les sociétés Kohiba Multimédia et Kohiba Productions seront condamnées in solidum au paiement de cette provision ;
Attendu que la responsabilité à titre personnel de Félix M. n’étant pas établie avec certitude, il ne saurait y avoir matière à référé à l’encontre de ce dernier ;
Attendu que l’éventuelle responsabilité de l’hébergeur ne peut être examinée en l’espèce, faute de justification par le demandeur de la délivrance de l’assignation à la société Geocities ;
Attendu que le demandeur recherche également la responsabilité de la société Alta Vista en sa qualité de propriétaire du moteur de recherche du même nom, ce sur le fondement des articles 1382 et 1384 du code civil ;
Mais attendu que la responsabilité du moteur de recherche relève à l’évidence, dans le cas d’espèce, d’un état de fond, étant observé en tout état de cause que la société Alta Vista qui, d’initiative, a mis en place une procédure d’alerte, a réagi très rapidement pour déférencer le site litigieux ;
Attendu que, compte tenu de la nécessité de connaître la position du juge du fond sur l’importante question posée par le demandeur, il y a lieu d’autoriser ce dernier à saisir le juge du fond par une assignation à jour fixe devant la 3e chambre 2e section de ce tribunal, à son audience du 27 octobre 2000 ;
Attendu qu’il n’y a pas matière à référé quant au surplus des demandes sauf en ce qui concerne la demande formulée par Bertrand D. sur le fondement de l’article 700 du Ncpc ;
Attendu qu’il apparaît équitable de lui allouer à ce titre, à la charge des sociétés Kohiba, la somme de 15 000 F.
La décision
Le tribunal, statuant publiquement, en premier ressort, par ordonnance réputée contradictoire :
. se déclare non saisi à l’encontre de la société Geocities ;
. condamne in solidum les sociétés Kohiba Multimédia et Kohiba Productions à payer à Bertrand D. la somme de 120 000 F à titre de dommages-intérêts, outre celle de 15 000 F sur le fondement de l’article 700 du Ncpc ;
. constate le désistement d’instance et d’action à l’encontre de la société Objectif Net ;
. dit n’y avoir lieu à référé quant au surplus des demandes ;
. condamne les sociétés Kohiba aux dépens des demandes dirigées à leur encontre ;
. laisse aux autres parties la charge des dépens par elle exposés dans le cadre des demandes relevant d’un débat de fond ;
. autorise le demandeur à saisir le juge du fond par une assignation à jour fixe devant la 3e chambre, 2e section de ce tribunal, à son audience du vendredi 27 octobre 2000 à 14 heures.
Le tribunal : M. Jean-Jacques Gomez (premier vice-président, tenant l’audience des référés par délégation du président du tribunal).
En présence de M. le procureur de la République, représenté par Mme Thérèse Gregogna, premier substitut.
Avocats : Mes Sophie Bourla, Alexandra Neri, Pascaline Neveu et Alain Bensoussan.
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