Jurisprudence : Droit d'auteur
Tribunal de grande instance de Paris 3ème chambre 1ère section Jugement du 15 mai 2012
Acer Computer France / Copie France
annulation - copie privée - décision - indemnisation - redevance - rémunération - support d'enregistrement - versement
FAITS ET PRÉTENTIONS
Les acteurs, les textes et les décisions du Conseil d’Etat :
La société Packard Bell était constructrice d’une large gamme de matériels informatiques. Dans le courant durant le second semestre 2011, Packard Bell France a fait l’objet d’une fusion absorption par la société Acer Computer France qui vient donc aux droits de la demanderesse initiale dans la présente instance. La demanderesse sera indifféremment désignée sous la dénomination Packard Bell ou Acer.
Les sociétés Copie France et Sorecop sont des sociétés de perception et de répartition des droits (SPRD) régies par les dispositions du chapitre unique du titre II du livre III du code de la propriété intellectuelle (articles L 321-1 et suivants) ayant la forme de sociétés civiles régies par les articles 1832 et suivants du code civil. Le capital social de ces sociétés est réparti entre d’autres SPRD organisées en trois collèges distincts représentant respectivement les auteurs, les artistes interprètes et les producteurs.
En juillet 2011, la société Copie France a fusionné avec la société Sorecop.
La société Copie France a notamment pour objet de percevoir, au nom de ses associés dont elle reçoit « délégation à titre exclusif », la rémunération due au titre de l’exercice de la copie privée audiovisuelle et sonore.
Les sociétés de perception et de répartition des droits se confèrent également statutairement un mandat réciproque de collecte de la rémunération pour copie privée sonore et audiovisuelle.
La rémunération pour copie privée prévue à l’article L. 311-1 du code de la propriété intellectuelle constitue la contrepartie financière due aux titulaires de droit d’auteur et droits voisins au titre de l’exercice de l’exception de copie privée, exception légale au droit de reproduction prévue aux articles L. 122-52° et L. 211-32° du code de la propriété intellectuelle.
Cette rémunération, instaurée par la loi 85-660 en date du 3 juillet 1985, est une rémunération forfaitaire assise sur les supports vierges d’enregistrement, versée par le « fabricant, l’importateur ou la personne qui réalise des acquisitions intracommunautaires » et susceptible d’être répercutée par ces derniers sur l’utilisateur qui en supporte alors in fine la charge financière.
Le montant de cette rémunération (mais également les supports d’enregistrement éligibles à ladite rémunération) sont déterminés par une commission administrative prévue à l’‘article L. 311-5 du code de la propriété intellectuelle (dite « commission copie privée »).
Cette commission est présidée par un représentant de l’État et composée, pour moitié par des représentants des ayants droit (« Personnes désignées par les organisations représentant les bénéficiaires du droit à rémunération »), et pour l’autre moitié de représentants des redevables directs et indirects, soit : pour 25% des représentants des fabricants et importateurs des supports d’enregistrement (collège des industriels) et 25% des représentants des consommateurs (collège des consommateurs).
Une réorganisation des modalités de fonctionnement de la commission Copie Privée a été adoptée par le décret n°2009-744 en date du 19 juin 2009 relatif au fonctionnement de la commission instituée à l’article L. 311-5 du code de la propriété intellectuelle.
Le nouvel article R. 311-2 alinéa 5 du code de la propriété intellectuelle dispose :
« La commission se détermine à la majorité de ses membres présents. En cas de partage des voix, le président a voix prépondérante » et « Lorsque le président fait usage de la faculté, prévue à l’article L. 311-5, de demander une seconde délibération, la décision est adoptée à la majorité des deux tiers des suffrages exprimés”.
La commission Copie Privée a pris :
* une décision n°8 en date du 9 juillet 2007 aux termes de laquelle étaient déclarés éligibles à la rémunération pour copie privée un certain nombre de supports vierges d’enregistrement dont les cartes mémoires non dédiées et elle a fixé les taux de rémunération comme suit :
– 0,144 € / Go pour une capacité inférieure ou égale à 512 Mo,
– 0,090 € / Go pour une capacité supérieure à 512 Mo et inférieure ou égale à 2 Go,
– 0,072 € / Go pour une capacité supérieure à 2 Go et inférieure ou égale à 5 Go,
– 0,062 € / Go pour une capacité supérieure à 5 Go et inférieure ou égale à 10 Go,
– 0,059 € / Go pour une capacité supérieure à 10 Go et inférieure ou égale à 16 Go.
* puis une décision n°9 en date du 11 décembre 2007 aux termes de laquelle la commission copie privée déclarait éligibles à la rémunération pour copie privée les disques durs multimédia et elle a fixé les taux de rémunération comme suit :
Disques durs externes :
– 0,0597 € / Go pour une capacité inférieure ou égale à 80 Go,
– 0,0507 € / Go pour une capacité supérieure à 80 Go et inférieure ou égale à 120 Go,
– 0,0403 € / Go pour une capacité supérieure à 120 Go et inférieure ou égale à 160 Go,
– 0,0333 € / Go pour une capacité supérieure à 160 Go et inférieure ou égale à 200 Go,
– 0,0272 € / Go pour une capacité supérieure à 200 Go et inférieure ou égale à 320 Go,
– 0,0237 € / Go pour une capacité supérieure à 320 Go et inférieure ou égale à 400 Go,
– 0,0200 € / Go pour une capacité supérieure à 400 Go et inférieure ou égale à 1000 Go.
• Disques durs multimédias :
– 7 € pour une capacité inférieure ou égale à 80 Go,
– 10 € pour une capacité supérieure à 80 Go et inférieure ou égale à 120 Go,
– 12 € pour une capacité supérieure à 120 Go et inférieure ou égale à 160 Go,
– 15,50 € pour une capacité supérieure à 160 Go et inférieure ou égale à 250 Go,
– 20 € pour une capacité supérieure à 250 Go et inférieure ou égale à 400 Go,
– 23 € pour une capacité supérieure à 400 Go et inférieure ou égale à 560 Go.
Le quantum de la rémunération pour copie privée a été déterminé, pour ces deux décisions n°8 et 9, selon une méthode identique aux précédentes décisions de la commission, en particulier la décision n°7 en date du 20 juillet 2006 applicable à divers matériels tels que les baladeurs audio/vidéo.
Ces décisions ont été contestées par divers syndicats et associations professionnels représentatifs des industriels devant le Conseil d’Etat dans le cadre de recours en annulation auxquels la société Packard Bell s’est jointe volontairement.
Dans le cadre de l’instruction de ces recours, le Ministère de la Culture et les sociétés Sorecop et Copie France ont expressément admis que ces deux décisions administratives encouraient l’annulation au motif qu’elles avaient été adoptées selon les mêmes modalités que la décision n°7 annulée par le Conseil d’Etat dans son arrêt Simavelec.
Cette décision en date du 11 juillet 2008 a annulé la décision n°7 précitée au motif que la rémunération prévue par cette décision compense des copies illicites violant par là même les articles L. 122-5 et L. 311-1 du code de la propriété intellectuelle aux termes desquels la rémunération pour copie privée ne peut compenser que des actes de copie licite :
« Considérant […] qu’il résulte des dispositions précitées [articles L. 122-5 et L. 311-1 du code de la propriété intellectuelle] que la rémunération pour copie privée a pour unique objet de compenser, pour les auteurs, artistes-interprètes et producteurs, la perte de revenus engendrée par l’usage qui est fait licitement et sans leur autorisation de copies d’œuvres fixées sur des phonogrammes ou des vidéogrammes à des fins strictement privées ; que par suite, et contrairement à ce que soutient le ministre de la culture et de la communication, la détermination de la rémunération pour copie privée ne peut prendre en considération que les copies licites réalisées dans les conditions prévues par les articles L. 122-5 et L. 311-1 du code de la propriété intellectuelle précités, et notamment les copies réalisées à partir d’une source acquise licitement ;
Considérant […] que pour déterminer le taux de la rémunération pour copie privée, la commission prévue à l’article L. 311-5 du code de la propriété intellectuelle tient compte tant de la capacité d’enregistrement des supports que de leur usage, à des fins de copies privées licites ou illicites, sans rechercher, pour chaque support, la part respective des usages licites et illicites ; que par suite, en prenant en compte le préjudice subi du fait des copies illicites de vidéogrammes ou de phonogrammes, la commission a méconnu les dispositions précitées du code de la propriété intellectuelle ; que dès lors, le Syndicat de l’industrie des matériels audiovisuels est fondé à demander, pour ce motif l’annulation de la décision attaquée ».
Le Conseil d’Etat a décidé que l’annulation de la décision n°7 prononcée par cet arrêt n’aurait pas d’effet rétroactif et prendrait effet à l’issue d’un délai de six mois à compter de la signification de cette décision à savoir à compter du 11 janvier 2009.
Le 17 décembre 2010, le conseil d’Etat a annulé les décisions 8 et 9 pour les mêmes motifs que la décision 7 (pas de rémunération de la copie illicite).
La commission Copie Privée anticipant l’annulation alors prévisible des décisions 8 et 9, a adopté le 17 décembre 2008 une décision n°11 se substituant à l’ensemble de ses précédentes décisions – y compris les décisions n°8 et 9 -, de façon à exclure les copies illicites de l’assiette de la rémunération pour copie privée.
Cette décision a elle aussi été contestée devant le Conseil d’Etat pour deux motifs principaux l’un tenant à l’absence d’une exclusion effective des copies de source illicite – les «nouveaux» barèmes de rémunération étant strictement identiques aux barèmes des décisions antérieures compensant des copies illicites et l’autre à la soumission à cette rémunération des matériels â destination des professionnels, en violation de la directive 2001/29 du 22 mai 2001 telle qu’interprétée par un arrêt Padawan (CJUE, 21 octobre 2010).
L’arrêt Canal + Distribution du 17 juin 2011 a annulé la décision 11 sur le second moyen et ce sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens.
La loi « relative à la rémunération pour copie privée » en date du 20 décembre 2011 (n°20111898, JO 21 décembre 2011, pièce 74), a alors été votée et dispose ainsi en son article 611 que :
« Les rémunérations perçues ou réclamées en application de la décision n° 11 du 17 décembre 2008 de la commission prévue à l’article L. 311-5 du code de la propriété intellectuelle au titre des supports autres que ceux acquis notamment à des fins professionnelles dont les conditions d’utilisation ne permettent pas de présumer un usage à des fins de copie privée, qui ont fait l’objet d’une action contentieuse introduite avant le 18 juin 2011 et n’ont pas donné lieu, à la date de promulgation de la présente loi, à une décision de justice passée en force de chose jugée sont validées en tant qu’elles seraient contestées parles moyens par lesquels le Conseil d’Etat a, par sa décision du 17 juin 2011, annulé cette décision de la commission ou par des moyens tirés de ce que ces rémunérations seraient privées de base légale par suite de cette annulation. »
PROCÉDURE
Bien que contestant le bien fondé de la soumission de ses cartes mémoires externes et téléphones mobiles multimédia aux décisions n° 8 et 9 de la commission Copie Privée, la société Acer a, conformément aux dispositions de l’article L. 311-4 du code de la propriété intellectuelle et selon les modalités prévues par lesdites décisions, procédé auprès des sociétés Copie France et Sorecop aux déclarations de sortie de stock des cartes mémoire externes et téléphones mobiles multimédia à compter de la date de prise d’effet de ces deux décisions.
Sur la base des déclarations de sortie de stocks de la société Packard Bell, les factures suivantes ont été émises :
– « Notes de débit »
– n°140017698 du 30 novembre 2007 d’un montant de 29 623,37 € TTC
– n°140018094 du 27 décembre 2007 d’un montant de 76 655,18 € TTC
– n°140018260 du 15 janvier 2008 d’un montant de 24 750,51 € TTC
– n°140018870 du 29 février 2008 d’un montant de 43 546,55 € TTC
– n°14001 9064 du 26 mars 2008 d’un montant de 84 628,48 € TTC
– n°140019930 du 11 juin 2008 d’un montant de 40 180,02 € TTC
– n°140019451 du 6 mai 2008 d’un montant de 18 512,58 € TTC
– n°140020185 du 27 juin 2008 d’un montant de 21 060,11 € TTC
– n°140020388 du 10 juillet 2008 d’un montant de 54,53 € TTC
– n°140021280 du 26 septembre 2008 d’un montant de 69 812,27 € TTC
– n°140021125 du 19 septembre 2008 d’un montant de 121 423,62 € TTC
– n°140021477 du 7 octobre 2008 d’un montant de 49 152,85 €
– n°140022099 du 27 novembre 2008 d’un montant de 50 061,11 € TTC
– n°140022446 du 22 décembre 2008 d’un montant de 81 768,36 € TTC
– n°140022944 du 29 janvier 2009 d’un montant de 192 813,64 € TTC
Soit un total de 904 043,18 € TTC.
Sur l’ensemble de ces factures, la société Packard Bell a payé la somme de 579 400 € TTC au titre des factures 140017698, 140018094, 140018260, 140018870, 140019064, 140019930, 140019451, 140020185, 140020388, 140021280. 140021125 et 140021477 et pour les autres factures, a suspendu le paiement des montants facturés au titre des décisions 8 et 9 soit la somme de 319 481,87 € TTC.
C’est dans ces conditions que la société Packard Bell a, par acte du 16 janvier 2009, fait assigner la société Copie France et la société Sorecop aux fins qu’il soit jugé qu’aucune des factures contestées n’était due et, à titre subsidiaire, sursis à statuer dans l’attente des décisions du Conseil d’Etat à intervenir.
Par acte en date du 19 mars 2009, et alors même que les parties à l’instance pendante devant ce tribunal étaient d’ores et déjà convoquées à l’audience du Président, les sociétés Sorecop et Copie France assignaient la société Packard Bell référé provision devant le juge du tribunal de grande instance de Nanterre.
Par ordonnance en date du 28 avril 2009, le président du tribunal de grande instance de Nanterre déboutait les sociétés Sorecop et Copie France de leur demande au motif que : « la légalité des décisions qui fondent la perception de la rémunération de la copie privée sur les produits commercialisés par la société Packard Bell n’est pas suffisamment caractérisée avec l’évidence nécessaire pour fonder la compétence du juge des référés ».
Dans ses dernières e-conclusions du 1er février 2012, la société Acer a demandé au tribunal de :
Vu les articles 1128 et 1371 du code civil
Vu les articles L. 122-5 2°, L. 211-3 2° et L. 311-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle
Vu la directive 2001/29 du 22 mai 2001
– Constater que la créance de rémunération alléguée par la société Copie France à l’encontre de la société Acer Computer France au titre des factures émises en application des décisions n°8 et 9 de la commission de l’article L. 311-5 du code de la propriété intellectuelle est privée de fondement juridique à la suite des arrêts du Conseil d’Etat en date du 17 décembre 2010 annulant lesdites décisions administratives et est, par là même, réputée n’avoir jamais existé ;
– Constater que cette même créance viole les dispositions de l’article L. 311-1 du code de la propriété intellectuelle et est par là même incertaine et illégale ;
En conséquence :
– Juger qu’aucune des factures litigieuse n’est due par la société Packard Bell ;
– Ordonner à la société Copie France de restituer à la société Acer Computer France la somme 502 406,54 € correspondant à la rémunération facturée et d’ores et déjà payée au titre des décisions n°8 et 9 ;
– Débouter la société Copie France de l’ensemble de ses demandes ;
– Condamner la société Copie France à payer à la société Acer Computer France la somme de 18 000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– Condamner la société Copie France aux dépens.
Dans ses dernières e-écritures du 30 janvier 2012, la société Copie France a sollicité du tribunal de :
Vu l’article 31 du code de procédure civile,
Vu les articles L. 311-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle,
Vu la directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information,
Vu l’article 545 du code civil,
Vu l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen,
Vu l’article 1 du Protocole additionnel n°1 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales,
Sur les demandes de la société Acer Computer France :
– Déclarer la société Acer Computer France irrecevable et en tout cas mal fondée en toutes ses demandes, fins et conclusions,
– L’en débouter,
Sur les demandes reconventionnelles de la société Copie France :
– Recevoir la société Copie France en sa demande reconventionnelle et la déclarer bien fondée,
En conséquence :
– Condamner la société Acer Computer France à payer à la société Copie France la somme de 242 874,75 € TTC, sauf à parfaire, correspondant à la rémunération pour copie privée éludée à son préjudice pour sa période d’activité des mois d’octobre et de décembre 2008,
En toute hypothèse :
– Condamner la société Acer Computer France à payer à la société Copie France la somme de 15 000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– Condamner la société Acer Computer France aux entiers dépens.
La clôture a été prononcée le 1er février 2012.
DISCUSSION
Sur les fins de non recevoir opposées par la société Copie France
Sur l’irrecevabilité pour absence d’intérêt personnel direct et légitime
La société Copie France soutient que la société Acer est irrecevable à solliciter les restitutions consécutives à l’annulation des décisions n°8 et 10 et que n’ayant pas collecté les sommes dues au titre de la rémunération de la copie privée, elle n’a aucun intérêt personnel, direct et légitime à agir en suspension du paiement des factures et en contestation de leur paiement.
La société Acer répond que cette fin de non recevoir ne saurait être accueillie du fait de la tardive invocation d’un défaut d’intérêt à agir.
L’article 123 du code de procédure civile dispose que les fins de non recevoir prévues à l’article 122 du code de procédure civile dont le défaut d’intérêt à agir, peuvent être proposées en tout état de cause sauf la possibilité pour le juge de condamner à des dommages et intérêts ceux qui se seraient abstenus dans une intention dilatoire de les soulever plus tôt.
En conséquence, le caractère tardif de la fin de non recevoir soulevée par la société Copie France n’est pas un motif pour la rejeter.
De plus, la société Acer ne démontre pas l’intention dilatoire de la société Copie France et le délai de procédure de ce litige a été provoqué par les différentes décisions de la juridiction administrative saisies par les mêmes parties et par la complexité du débat.
En l’espèce, la société Acer qui a collecté les sommes dues par ses clients au titre de la rémunération pour copie privée et qui a payé une partie des factures émises par société Copie France, était tenue au jour de l’assignation par le paiement de ces sommes que la société Copie France lui réclamait par le biais des factures à elle adressées pour l’année 2008.
Elle avait en conséquence un intérêt direct personnel et légitime à agir car en cas de validation des décisions n°8 et 9, elle aurait dû payer sur ses propres deniers les sommes réclamées.
La fin de non recevoir opposée par la société Copie France à la société Acer pour défaut d’intérêt personnel direct et légitime est donc mal fondée et sera rejetée.
Sur le détournement du droit d’action par la société Acer
La société Copie France soutient encore que la société Acer a détourné le droit d’action en choisissant d’introduire la présente instance devant le tribunal de grande instance de Paris par assignation du 16 janvier 2009, c’est-à-dire avant que le Conseil d’Etat statue, pour tenter de se prévaloir d’une éventuelle rétroactivité de l’annulation à venir des décisions n° 8 et 9 et tenter d’échapper ainsi à toute obligation de paiement de la rémunération pour copie privée ; qu’une telle démarche de la société Acer illustre parfaitement l’hypothèse du détournement du droit d’action au profit de la satisfaction d’un intérêt illégitime.
La société Acer répond qu’elle n’a fait qu’user de son droit d’ester et que placée devant une situation qu’elle jugeait irrégulière, elle a agi de façon à faire rétablir ses droits ; que si la société Copie France lui reproche d’avoir été consciente de ce que les décisions n° 8 et 9 avaient de bonne chance d’être annulées au regard de la décision Simavelec, celle-ci pouvait tout autant en tirer les mêmes conséquences juridiques et adapter les textes réglementant la rémunération de la copie privée.
II est exact que la société Acer a engagé la présente procédure postérieurement à l’arrêt Simavelec du 11 juillet 2008 et avant que le Conseil d’Etat ne se prononce sur la légalité des décisions n° 8 et 9.
L’arrêt Simavelec a prononcé une nullité non rétroactive de la décision n° 7 et a, au surplus, différé les effets de cette nullité à l’expiration d’un délai de 6 mois à compter de la notification de l’arrêt au Ministre de la Culture et de la Communication (soit le 11 janvier 2009), sous réserve des actions contentieuses engagées au jour de sa décision.
Il a ainsi ouvert une voie possible de réclamation aux sociétés soumises au paiement de la rémunération de la copie privée et il ne peut être reproché à ces dernières d’avoir utilisé un moyen procédural qui leur permet d’échapper au paiement de sommes dont elles contestent la légitimité.
Aucun abus n’est établi du fait de cette action engagée par la société Acer devant le tribunal de grande instance pour préserver ses droits.
En effet, les circonstances enseignées par le droit positif selon lesquelles l’action devrait être déclarée irrecevable ne sont pas remplies.
En effet, la société Acer n’entend pas se soustraire à une obligation mais au paiement des sommes telles que calculées sur la base des décisions n° 8 et 9 et cette action ne lui permet pas de bénéficier d’un avantage injustifié d’une part car les autres acteurs du secteur économique ont également agi et d’autre part car elle n’est pas à l’origine du non respect par les décisions de principes affirmés par le Conseil d’Etat.
En conséquence, cette fin de non recevoir pour détournement du droit d’action sera également rejetée.
Sur les demandes de la société Acer
Sur la portée des nullités prononcées par le Conseil d’Etat
La société Acer fait valoir que la créance litigieuse ne saurait constituer une créance de rémunération de copie privée susceptible d’être judiciairement recouvrée ; que celui qui se prétend créancier d’une obligation financière contestée doit démontrer que celle-ci est juridiquement fondée – que la source de l’obligation soit légale, contractuelle ou encore quasi-contractuelle – et que la créance qui en découle est certaine, liquide et exigible ; que les arrêts rendus par le Conseil d’Etat le 17 décembre 2010 confirment que les factures litigieuses emportant rémunération de copies illicites sont manifestement insusceptibles d’être recouvrées et que le caractère rétroactif de ces annulations contentieuses prive désormais lesdites factures de leur fondement juridique.
La société Copie France répond que les demandes de la société Motorola sont contraires à la législation nationale, à la directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 et aux arrêts Padawan et Opus Supplies de la CJUE.
Il ressort des pièces versées au débat et ceci n’est pas contesté par les parties que les factures émises par la société Copie France pour l’aimée 2008 (de mai à décembre) pour un montant de 904 043,18 € TTC et partiellement payées par la société Acer à hauteur de 502 406,54 €, représentent la rémunération de la copie privée due par la société Acer pour les produits visés et selon le barème en vigueur résultant des décisions 8 et 9.
Or, les décisions du Conseil d’Etat du 17 décembre 2010 ont clairement annulé les décisions n°8 et 9 au motif que ces deux décisions administratives emportaient rémunération de copies illicites, en violation des dispositions du code de la propriété intellectuelle relatives à l’exception de copie privée et â la rémunération corrélative.
Elles ont également réservé les actions contentieuses en cours en précisant déroger à titre exceptionnel au principe de rétroactivité.
Contrairement à ce que soutient la société Copie France, les demandes de la société Acer en ce qu’elles se limitent à la demande d’annulation des factures prises en application d’un texte annulé de façon contentieuse, ne sont pas contraires à la directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins clans la société de l’information et notamment à son article 5-2, aux décisions de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans son arrêt Padawan du 21 octobre 2010 qui ont reconnu aux Etats la possibilité de “décider à titre facultatif, d’introduire une exception de copie privée au droit exclusif de reproduction de l’auteur consacré par le droit de l’Union, ceux qui font usage de cette faculté doivent prévoir le versement d’une compensation équitable au profit des auteurs lésés en raison de l’application de cette exception ».
En revanche, les demandes de la société Acer tendant à voir dire par le juge judiciaire que la créance de la société Copie France viole les dispositions de l’article L. 311-1 du code de la propriété intellectuelle sont mal fondées car le principe de la rémunération de la copie privée est prévu par cet article, reconnu par les textes et la jurisprudence de l’Union Européenne et que seul le calcul du barème a été contesté et annulé.
Il est constant que l’annulation contentieuse d’un texte produit un effet rétroactif et que l’acte en cause est réputé n’être jamais intervenu.
En conséquence, les factures émises sur le fondement d’un acte annulé sont privées de tout fondement juridique et doivent également être annulées.
La demande de suspension du paiement des sommes non acquittées formée par la société Acer est donc sans objet.
La société Acer réclame la restitution des sommes versées sur la base de ces factures à hauteur de 502 406,54 €.
La société Copie France conteste devoir rembourser cette somme
Or, il apparaît que les sommes versées au regard des factures annulées l’ont été en exécution d’un titre émis en vertu d’un texte annulé et que la restitution consécutive à une annulation ne relève pas de la répétition de l’indu mais seulement des règles de la nullité.
Il sera en conséquence fait droit à la demande de restitution de la somme de 502 406,54 € formée par la société Acer dans les termes du dispositif.
Sur les demandes reconventionnelles de la société Copie France
La société Copie France forme une demande reconventionnelle devant le présent juge tendant à voir fixer une indemnité de 242 874,75 €, sauf à parfaire, compensant la perte de la rémunération pour copie privée éludée par la société Acer à son préjudice pour sa période d’activité du mois d’octobre 2008 au mois de décembre 2008, en tenant compte des versements déjà effectués par la société Acer.
La société Acer conteste devoir cette somme au motif d’une part que les décisions ayant été annulées, aucun élément ne permet au juge judiciaire de fixer les sommes dues ce qui rend la créance de la société Copie France incertaine donc mal fondée et d’autre part que le juge judiciaire ne saurait se substituer à la commission Copie Privée.
La société Acer ne conteste pas être débitrice à. l’égard de la société Copie France de l’obligation de paiement mise à sa charge par les articles L 311-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle qui dispose :
«La rémunération prévue à l’article L. 311-3 est versée par le fabricant, l’importateur ou la personne qui réalise des acquisitions intracommunautaires, au sens du 3° du I de l’article 256 bis du code générai des impôts, de supports d’enregistrement utilisables pour la reproduction à usage privé d’œuvres, lors de la mise en circulation en France de ces supports » (article L. 311-4 alinéa 1).
Il est constant que l’annulation des décisions n°8 et 9 de la Commission de la copie privée a privé les sociétés Sorecop et Copie France des revenus dus au profit des auteurs en vertu de ce texte national conforme à la législation et à la jurisprudence européenne.
Les décisions du Conseil d’Etat ayant réservé les droits des parties en litige, il appartient donc au juge judiciaire de tirer les conséquences de cette dérogation tant pour le demandeur ainsi qu’il a été jugé plus haut que pour le titulaire du droit à rémunération de la copie privée qui forme une demande de compensation financière de façon à garantir un équilibre tel que souhaité par le juge administratif.
Contrairement à ce que soutient la société Acer, le juge judiciaire en fixant une indemnisation au profit de la société Copie France pour compenser les sommes auxquelles elle a droit mais qui ne peuvent être recouvrées en raison de l’absence de barème, ne se substitue pas à la commission Copie Privée puisqu’il ne s’agit pas de fixer un barème mais d’évaluer une indemnité compensatrice qui rendra effectif un droit reconnu et admis par tous, édicté comme règle d’ordre public par les dispositions de l’article L 311-1 du code de la propriété intellectuelle.
Enfin, la société Copie France fait valoir que l’article 545 du code civil précise que “nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour une cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité”.
Chargée de recouvrer et de distribuer la rémunération de la copie privée au nom de ses associés, la société Copie France peut donc réclamer sur ce fondement une indemnité compensant la perte de la rémunération de la copie privée due aux auteurs, rémunération qui est un droit de propriété.
Dès lors, le principe d’une indemnisation pour les sommes impayées au titre de l’obligation non contestée par la société Acer de paiement d’une rémunération de la copie privée pour l’année 2008 (de mai à décembre 2008), doit être apprécié conformément aux dispositions de l’article 12 du code de procédure civile et au regard des dispositions de l’article L.311-1 du code de la propriété intellectuelle.
Il convient donc de déterminer la compensation financière qui doit être allouée à la société Copie France pour l’année 2008,
La décision n° 11 de la commission Copie Privée a été annulée du seul fait qu’elle a été adoptée au seul motif d’un traitement jugé non satisfaisant des usages professionnels :
« (…) qu’en décidant que l’ensemble des supports, à l’exception de ceux acquis par les personnes légalement exonérées de la rémunération pour copie privée par les dispositions de l’article L311-8 du code de la propriété intellectuelle, seraient soumis à la rémunération, sans prévoir la possibilité d’exonérer ceux des supports acquis, notamment à des fins professionnelles, dont les conditions d’utilisation ne permettent pas de présumer un usage de ces matériels à des fins de copie privée, la décision attaquée a méconnu les dispositions précitées du code de la propriété intellectuelle et la directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 telle qu’interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne ; (…) ».
La société Acer ne conteste pas ce fait mais indique que le barème retenu dans la décision n° 11 était le même que celui fixé dans les décisions 8 et 9 qui incluait les sources illicites.
Or, le tribunal constate que ce motif avait été soulevé devant le Conseil d’Etat qui ne l’a pas retenu dans son arrêt du 17 juin 2011, même si le rapporteur a indiqué que la similarité des barèmes pouvait être troublante.
En l’espèce, il importe peu que les chiffres retenus dans le barème de la décision n° 11 soient les mêmes que ceux auxquels aboutissaient les barèmes des décisions 8 et 9, puisque la société Acer ne prétend pas que ces barèmes seraient excessifs mais se contente d’affirmer qu’ils ne peuvent être les mêmes que les barèmes des décisions précédentes de la commission Copie Privée.
Elle ne propose aucune autre grille de calcul et ne fait aucun comparatif avec des barèmes qui pourraient être mis en œuvre dans d’autres pays.
En conséquence, l’indemnité sera fixée en référence du barème et il sera alloué la somme de 740 000 € à la société Copie France en compensation des sommes dues au titre de la rémunération de la copie privée et non payées par la société Acer pour l’année 2008.
Il convient donc de dire que la somme de 502 406,54 € qui devrait être restituée à la société Acer doit être compensée avec celle due par cette dernière à la société Copie France conformément aux dispositions des articles 1289 et suivants du code civil, de sorte que la condamnation de la société Acer est limitée à la somme de 237 593,46 € (740 000 € – 502 406,54 €).
Sur les autres demandes
Les conditions sont réunies pour allouer à la société Copie France la somme de 15 000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
DÉCISION
Statuant publiquement, par jugement contradictoire et en premier ressort, remis au greffe le jour du délibéré,
. Rejette les fins de non recevoir opposées par la société Copie France à la société Acer Computer France.
. Constate que la créance alléguée par les sociétés Sorecop et Copie France à l’encontre de la société Acer Computer France au titre des factures émises en application des décisions n° 8 et 9 de la commission Copie Privée est privée de fondement juridique à la suite des arrêts du Conseil d’Etat en date du 17 décembre 2010 annulant lesdites décisions administratives et est, par là même, réputée n’avoir jamais existé.
En conséquence :
. Juge qu’aucune des factures litigieuses n’est due par la société Acer Computer France.
. Dit la demande de suspension de paiement des factures formée par la société Acer Computer France sans objet.
. Dit que la société Copie France doit restituer à la société Acer Computer France la somme de 502 406,54 € TTC correspondant aux factures d’ores et déjà payées.
. Reçoit la société Copie France en ses demandes reconventionnelles.
. Dit que la société Acer Computer France doit payer à la société Copie France la somme de 740 000 € à titre d’indemnité compensatrice pour la rémunération de la copie privée due au titre de l’année 2008, de mai à décembre.
. Ordonne la compensation entre les deux sommes.
En conséquence,
. Condamne la société Acer Computer France à payer à la société Copie France la somme de 237 593,46 €.
. Condamne la société Acer Computer France à payer à la société Copie France la somme de 15 000 € sur le fondement de l‘article 700 du code de procédure civile.
. Condamne la société Acer Computer France aux dépens.
Le tribunal : Mme Marie-Christine Courboulay (vice présidente), Mmes Thérèse Andrieu (vice présidente) et Cécile Viton (juge)
Avocats : Me Sophie Soubelet-Caroit, Me Olivier Chatel
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