Jurisprudence : E-commerce
Tribunal de grande instance de Paris 3ème chambre, 3ème section Jugement du 09 avril 2008
Comité interprofessionnel du vin de Champagne / Cornu
e-commerce - marques - nom de domaine
FAITS ET PROCEDURE
Le C.I.V.C. institué par la loi du 12 avril 1941 a pour mission d’assurer la protection des intérêts collectifs des groupements de base qu’il représente lesquels comprennent l’ensemble des professionnels participant à la production, la récolte, l’élaboration et la commercialisation du vin de Champagne.
La société Cornu, de droit suisse, a son siège social à Champagne, commune du canton de Vaud, en Suisse. Cette société, qui a pris la suite d’une boulangerie existant dans cette commune, produit des biscuits de manière industrielle.
La société Cornu, de droit français, filiale de la société suisse produit les mêmes biscuits que la société suisse, selon la même recette suisse.
Le C.I.V.C a été informé du fait que les sociétés Cornu commercialisaient en France des biscuits apéritifs, notamment des “flûtes” sous la dénomination “de Champagne”.
Le C.I.V.C. a fait établir le 1er février 2005 un constat d’achat au magasin “Le Bon Marché”. L’huissier a pu constater l’achat de treize paquets de gâteaux apéritif de variétés différentes, tous revêtus des dénominations : “Champagne”, “de Champagne” ou “recette de Champagne”.
Par acte d’huissier de justice en date du 15 juin 2005, le Comité interprofessionnel du vin de Champagne a assigné la SAS Cornu et la SA Cornu devant le tribunal de grande instance de Paris en atteinte à l’appellation d’origine contrôlée “Champagne.”
Par dernières conclusions communiquées le 16 octobre 2007, le Comité interprofessionnel du vin de Champagne demande de :
– dire et juger que l’usage de la dénomination “Champagne” pour désigner des biscuits constitue le détournement illicite et l’affaiblissement de la notoriété de l’appellation d’origine contrôlée “Champagne », fait qui engage la responsabilité des sociétés défenderesses, et ceci que les produits soient fabriqués en France ou en Suisse,
– dire et juger que le nom de domaine “www.champagne.ch” constitue l’appropriation illicite de l’appellation d’origine “Champagne”, fait qui engage la responsabilité de son auteur,
– dire et juger que l’usage de la dénomination “Champagne” pour désigner des biscuits est de nature à induire le consommateur en erreur sur l’origine de ces produits, qu’il est, en tout état de cause, de nature à affaiblir la renommée de la célèbre appellation d’origine contrôlée française,
en conséquence,
– débouter les défenderesses,
– interdire à la société française Cornu et à la société suisse Cornu de faire usage de la dénomination “Champagne” à quelque titre que ce soit sous astreinte de 2500 € par infraction constatée, à compter du jugement à intervenir,
– ordonner à la société suisse Cornu, titulaire du nom de domaine www.champagne.ch de procéder à la radiation de ce nom de domaine sous astreinte de 2500 € par jour de retard, le tribunal se réservant la liquidation de l’astreinte,
– condamner les sociétés défenderesses à lui payer 1 euro en réparation de l’atteinte portée à l’appellation d’origine contrôlée “Champagne”,
– ordonner la publication du jugement dans trois revues dans la limite de 15 000 € pour l’ensemble de ces publications ;
– condamner la SAS Cornu et la SA Cornu à lui payer la somme de 15 000 € en application de l’article 700 du nouveau code de procédure civile,
– ordonner l’exécution provisoire,
– condamner la SAS Cornu et la SA Cornu aux entiers dépens avec distraction au profit de Maître Michel-Paul Escande en application de l’article 699 du nouveau code de procédure civile.
Par dernières conclusions communiquées le 18 décembre 2007, la SAS Cornu demande de :
– dire et juger mal fondé le demandeur,
– lui donner acte de son offre, de modifier l’emballage des biscuits apéritifs commercialisés en France, dans le sens d’une plus grande visibilité de leur fabrication selon une recette d’origine suisse,
– à titre subsidiaire, fixer le point de départ de l’interdiction de faire usage de la dénomination “champagne” au deuxième anniversaire du jugement à intervenir et débouter le demandeur de ses demandes plus amples, notamment de publication du jugement,
– condamner le Comité interprofessionnel du vin de Champagne à lui payer Cornu la somme de 5000 € en application de l’article 700 du nouveau code de procédure civile,
– condamner le Comité interprofessionnel du vin de Champagne aux entiers dépens.
Par dernières conclusions communiquées le 22 janvier 2008, la S.A Cornu, société de droit suisse, demande de :
– au visa du traité Franco-Suisse du 14 mai 1974 et son article 2 alinéa 3, dire et juger mal fondé le demandeur,
– condamner le Comité interprofessionnel du vin de Champagne à lui payer la somme de 5000 € en application de l’article 700 du nouveau code de procédure civile,
– condamner le Comité interprofessionnel du vin de Champagne aux entiers dépens.
DISCUSSION
Le CIVC fait grief aux sociétés Cornu d’une part de commercialiser en France des gâteaux apéritif et notamment des “flûtes” sous l’appellation ”de Champagne” ou “recette de Champagne” et d’autre part d’exploiter un site internet sous le nom de domaine “champagne.ch”.
Le régime juridique applicable aux faits précités étant différents, le tribunal examinera successivement le grief de commercialisation en France de gâteaux fabriqués en France, le grief de commercialisation en France de gâteaux fabriqués en Suisse, enfin le grief d’exploitation du nom de domaine.
Sur les produits fabriqués en France
L’article L115-6 du code de la consommation, devenu à compter du 1er janvier 2007 l’article L643-1 du nouveau code rural, seul applicable en l’espèce dispose que : “le nom qui constitue l’appellation d’origine ou toute autre mention l’évoquant ne peuvent être employés pour aucun produit similaire (…) ni pour aucun autre produit ou service lorsque cette utilisation est susceptible de détourner ou d’affaiblir la notoriété de l’appellation d’origine.”
La société française Cornu fait valoir que l’utilisation du nom “champagne” provient d’un usage ancien consistant à utiliser le nom d’une commune comme enseigne commerciale et comme désignation d’un produit qu’il soit alimentaire, artisanale ou autre et qu’en l’espèce l’usage de l’appellation boulangerie de Champagne remonte à 1934 si bien qu’en aucun cas elle n’a utilisé le mot “champagne” pour valoriser ses produits.
A l’examen des conditionnements des produits considérés, il y a lieu de relever que le terme “de champagne” est inscrit en gros caractères de couleur “bleue marine” sur le haut des emballages de telle sorte qu’il est visuellement perçu par le consommateur comme la marque des produits et ce d’autant que suivant les spécialités, la dénomination est déclinée en “twist de champagne”, “variation de champagne”…, le dénominateur commun “de champagne” ressortant ainsi comme la marque du produit.
De plus, les conditionnements ne mentionnent aucune autre marque, l’appellation Cornu n’étant pas apparente sans une étude approfondie du conditionnement.
De même, la référence à une recette suisse élaborée dans une boulangerie de Champagne est suggérée sur certains conditionnements mais n’est explicitée par aucune autre mention que “recette de Champagne”. La consultation du site internet “champagne.ch” permet de douter de la réalité de cette “recette”, les sociétés Cornu présentant leurs produits comme des “créations uniques”, ce qui est contradictoire avec l’existence d’une recette créée par une boulangerie artisanale et transmise de génération en génération.
Enfin, il n’est pas démontré que le blason qui est reproduit sur chacun des conditionnements et qui serait celui de la ville d’origine de la recette est connu sur le territoire français, aucun élément de preuve n’étant apporté pour justifier de l’exploitation de la recette en cause sur le territoire français depuis 1934 comme opposé. Au contraire, le site internet ne mentionne de développement des activités de la société Cornu hors de Suisse qu’à partir de 1965.
En revanche, il y a lieu de remarquer que les éléments figuratifs à l’intérieur de ce blason évoquent par leur forme trois bouchons de bouteille de Champagne.
Au vu de ces éléments, le tribunal considère que l’utilisation des termes “de champagne”, “recette de champagne” ou “champagne” apposés sur les biscuits apéritif litigieux est de nature à déprécier, banaliser et affaiblir l’appellation contrôlée Champagne, le consommateur final pouvant, à tort croire que les producteurs du vin de Champagne sont à l’origine de la fabrication de ces gâteaux.
Cet affaiblissement est aggravé par la nature industrielle des fabrications litigieuses, nature qui s’associe mal avec le vin de Champagne qui est, de notoriété mondiale, un vin d’exception.
Dès lors, l’atteinte à l’appellation contrôlée Champagne au visa de la disposition légale précitée est constituée.
Sur les produits fabriqués en Suisse et commercialisés en France
La société suisse Cornu, soutient que pour les biscuits fabriqués en Suisse dans la commune de Champagne, où elle-même a son siège social, elle bénéficie des dispositions du Traité Franco-Suisse du 14 mai 1974.
Celui-ci dispose :
– en son article 1er que :
“Chacun des Etats contractants s’engage à prendre toutes mesures nécessaires pour protéger efficacement :
1- les produits naturels et fabriqués originaires du territoire de l’autre Etat contractant contre la concurrence déloyale dans les activités industrielles et commerciales
2- les noms, dénominations et représentations graphiques mentionnées aux articles 2, 3 et 5 (2ème alinéa) ainsi que les dénominations figurant dans les annexes A et B du présent Traité et ce, conformément à ce Traité et au protocole qui y est annexé. »
* en son article 2 (3) que
“si lune des dénominations protégées selon le premier alinéa (qui renvoie aux dénominations figurant à l’annexe A) correspond au nom d’une région ou d’un lieu situé hors du territoire de la République Française, le premier alinéa n’exclut pas que la dénomination soit utilisée pour des produits ou marchandises fabriqués dans cette région ou dans ce lieu. (…).“
Il est acquis suivant l’interprétation non contestée de ce Traité que l’utilisation parallèle d’une indication de provenance protégée peut s’appliquer à des produits qui proviennent d’un lieu homonyme, où qu’il se situe, sauf si le consommateur est susceptible d’être trompé quant à la véritable provenance du produit.
En l’espèce et pour les mêmes motifs que précédemment, il est démontré que le consommateur est susceptible d’être trompé sur l’origine du produit, les conditionnements des produits fabriqués en Suisse comportant les mêmes mentions que celles précédemment relevées.
Il y a lieu d’ajouter que la notoriété du vin de Champagne est sans commune mesure avec celle alléguée et non justifiée de la recette des gâteaux en cause ou de celle de sa ville d’origine et que dès lors, l’utilisation de cette appellation pour désigner des gâteaux qui seraient fabriqués à Champagne (Canton de Vaud) ne pourrait se poursuivre en application des dispositions du Traité franco-suisse que si tout risque de confusion était écarté, c’est-à-dire si les mentions “recette de Champagne” ne sont pas utilisées comme marque mais uniquement comme référence à un lieu géographique de fabrication.
Dans ces conditions, le tribunal considère que les sociétés Cornu en commercialisant en France des biscuits dénommés “de Champagne” fabriqués en Suisse ne peuvent bénéficier des dispositions du Traité précité ; qu’aussi par ces actes elles portent atteinte à l’Appellation d’origine contrôlée Champagne en application des dispositions de l’article L 643-1 du Code Rural précitées.
Sur l’exploitation du site internet à l’adresse “champagne.ch”
Il ressort des copies des pages écran de ce site que :
– celui-ci est en langue française ;
– il contient une présentation des activités des sociétés Cornu dans la fabrication industrielle de gâteaux apéritifs ;
– sur la page d’accueil il n’est pas fait état des dénominations sociales Cornu ; cette page porte uniquement la mention “recette de Champagne”, le terme “De champagne” étant inscrit en gros caractères bleus marines.
Le tribunal considère que tant le nom de domaine que son exploitation accessible depuis le territoire français constitue pour les mêmes motifs que précédemment une atteinte à l’appellation d’origine contrôlée Champagne, l’utilisation du terme “Champagne” pour désigner les fabrications industrielles Cornu étant de nature à affaiblir la notoriété de l’appellation d’origine Champagne.
Sur les mesures réparatrices
Il convient de faire droit à la demande d’interdiction. Cependant compte tenu de la nécessité pour les sociétés Cornu de modifier les mentions portées sur les conditionnements de leurs produits voire de modifier leur lieu de fabrication, la mise en oeuvre de cette mesure est différée de 18 mois.
Le tribunal possède suffisamment d’éléments pour fixer comme le demande le CIVC à la somme symbolique de 1 euro la réparation du préjudice causé par chacune des sociétés défenderesses.
Le préjudice étant suffisamment réparé par l’octroi des dommages-intérêts, il n’y a pas lieu de faire droit aux demandes de publication du jugement.
Sur l’application de l’article 700 du code de procédure civile
Il parait inéquitable de laisser à la charge du demandeur les frais irrépétibles et non compris dans les dépens. Il convient de lui allouer à ce titre une indemnité de 10 000 €.
Sur l’exécution provisoire
Il parait nécessaire en l’espèce et compatible avec la nature de l’affaire d’ordonner l’exécution provisoire de la présente décision.
Sur les dépens
Les défenderesses succombant dans leurs prétentions doivent être condamnées aux entiers dépens.
DECISION
Le Tribunal statuant en premier ressort, contradictoirement et par décision remise au greffe,
. Dit que l’usage en France de la dénomination “Champagne”, “De Champagne” ou “Recette de Champagne” pour désigner des biscuits apéritif constitue le détournement illicite et l’affaiblissement de la notoriété de l’appellation d’origine contrôlée “Champagne”, actes qui engage la responsabilité des sociétés défenderesses, et ceci que les produits soient fabriqués en France ou en Suisse,
. Dit que le nom de domaine “www.champagne.ch” et son exploitation pour présenter les biscuits apéritifs précités constituent l’appropriation illicite de l’appellation d’origine “Champagne”, actes qui engagent la responsabilité de la société de droit suisse Cornu,
en conséquence,
. Interdit à la société française Cornu et à la société suisse Cornu de faire usage des dénominations “Champagne”, “De Champagne” et “recette de Champagne” à quelque titre que ce soit sous astreinte de 1000 € par infraction constatée, à compter de l’expiration d’un délai de dix huit mois suivant la signification du présent jugement,
. Ordonne à la société suisse Cornu titulaire du nom de domaine www.champagne.ch de procéder à la radiation de ce nom de domaine sous astreinte de 150 € par jour de retard, passé le délai de deux mois suivant la signification du présent jugement, le tribunal se réservant la liquidation de l’astreinte,
. Condamne chacune des sociétés défenderesses à payer au C.I.V.C. 1 euro en réparation de l’atteinte portée à l’appellation d’origine contrôlée “Champagne”,
. Condamne in solidum les défenderesses à payer au C.I.V.C la somme de 10 000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile,
. Ordonne l’exécution provisoire,
. Condamne les défenderesses aux entiers dépens avec distraction au profit de Maître Escande, avocat, en application de l’article 699 du ncpc.
Le tribunal : Elisabeth Belfort (vice président), Mmes Agnès Thaunat et Michèle Picard (vice présidents)
Avocats : Me Michel Paul Escande, Me Luc Brossolet
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* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.