Jurisprudence : Droit d'auteur
Tribunal de grande instance de Paris 3ème chambre, 3ème section Jugement du 16 décembre 2003
Cosa Nostra, Audrey S. / Microsoft, BBH
constat - contrefaçon - droit d'auteur - film - idée - originalité - risque de confusion - slogan
Faits et procédure
Audrey S. a écrit le scénario et réalisé au cours des années 2000-2001 un film de court métrage intitulé « Life ». Elle a cédé ses droits sur cette œuvre à la société Cosa Nostra selon contrat en date du 18 novembre 1999.
Ce film a été projeté pour la première fois en public au cours du festival de Cannes en mai 2001.
D’une durée de 3 minutes 30 hors générique, il montre la vie d’un être humain de la naissance jusqu’à la mort, la transformation des acteurs dans toutes les phases de la vie était réalisée grâce au procédé technique du « morphing ».
Dans le cadre de la campagne de lancement d’une nouvelle console de jeu appelée « Xbox », la société Microsoft a diffusé sur le site internet www.playmore.com un film de 55 secondes intitulé « Champagne ».
Estimant que ce film constitue une contrefaçon de l’œuvre « Life », Audrey S. et la société Cosa Nostra, après avoir fait dresser constat par l’Agence pour la Protection des Programmes (APP) le 28 mars 2002 et obtenu l’autorisation de diligenter une saisie-contrefaçon, réalisée le 27 mars 2002, ont assigné les sociétés Microsoft devant ce tribunal par acte en date du 24 avril 2002.
Celles-ci ont constitué avocat le 3 juin 2002.
La société Bartle Bogle Hegarty Ltd, ci-après BBH, est intervenue volontairement à l’instance le 4 novembre 2002.
Aux termes de leurs écritures récapitulatives en date du 16 juin 2003, Audrey S. et la société Cosa Nostra demandent :
– de dire et juger que les sociétés Microsoft et la société BBH ont commis des actes de contrefaçon en produisant, détenant et diffusant sur internet, à la télévision et au cinéma un clip publicitaire appelé « Champagne » en violation des droits patrimoniaux et moraux relatifs au film de court métrage « Life »,
– condamner les sociétés Microsoft et la société BBH in solidum à payer à la société Cosa Nostra la somme de 1 270 000 € à titre de dommages-intérêts en réparation de la violation de ses droits exclusifs d’exploitation dudit film,
– condamner les sociétés Microsoft et BBH in solidum à payer à Audrey S. la somme de 620 000 € en réparation de l ‘atteinte portée à ses droits moraux,
– ordonner l’exécution provisoire,
– ordonner la publication du jugement dans trois journaux ou revues sans que le coût de chaque insertion puisse excéder la somme de 2500 €,
– débouter les sociétés Microsoft et la société BBH de leurs demandes reconventionnelles,
– condamner les sociétés Microsoft et BBH in solidum à payer à chacune des demanderesses la somme de 7500 € au titre de l’article 700 du ncpc ainsi qu’aux entiers dépens dont distraction au profit de leur conseil.
Les sociétés Microsoft estimant qu’il n’existe aucune ressemblance dans la manière dont sont traités les deux films et que les éléments communs des œuvres, à savoir : l’exploitation du thème de la vie, l’utilisation du procédé du morphing et le choix du mot « life » dans le titre du film de Audrey S. et dans le slogan publicitaire du clip « Champagne », « life is short » sont dépourvus de toute originalité, concluent au débouté. A titre subsidiaire, elles demandent garantie à la société BBH. En tout état de cause, elles sollicitent reconventionnellement de condamner solidairement Audrey S. et la société Cosa Nostra au paiement d’une amende civile de 1500 € et à payer à chacune d’elles la somme de 65 000 € à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive ainsi que celle de 15 000 € également à chacune au titre de l’article 700 du ncpc, le tout sous le bénéfice de l’exécution provisoire.
La société BBH, réalisatrice du film publicitaire « Champagne » conclut au débouté de l’ensemble des demandes et à titre subsidiaire estime que les préjudices allégués sont manifestement excessifs. Reconventionnellement, elle demande de condamner les demanderesses au paiement d’une amende civile de 1500 € ainsi qu’au paiement in solidum de la somme de 110 000 € à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive outre la somme de 15 000 € chacune au titre de ses frais non taxables.
L’ordonnance de clôture est intervenue le 8 septembre 2003.
Discussion
Sur la contrefaçon :
Sur le concept :
Attendu qu’il doit être rappelé ici que le concept, qui n’est que l’idée de base d’un scénario n’est pas protégeable en lui même ; que seuls la forme, l’expression des idées, le développement qui en est donné et l’enchaînement des scènes caractérisant l’originalité d’une œuvre peuvent justifier une condamnation pour contrefaçon en cas de ressemblances manifestes ;
Attendu que le thème de la rapidité de l’existence, traité sous la forme d’un raccourci plus ou moins saisissant relève du domaine des idées qui sont de libre parcours ;
Attendu que les demanderesses rappellent opportunément qu’elles ne revendiquent pas le thème de la vie mais la création artistique résultant du scénario, de la mise en scène et de leur réalisation ; qu’il convient dès lors d’examiner les éléments d’originalité opposés.
Attendu que les demanderesses invoquent au soutien de leur action que les deux films présentent des ressemblances quant au choix du cadre, des couleurs, des lumières, des acteurs et de la bande sonore ; qu’elles reprochent également la reprise du titre dans le slogan final « life is short » ;
Sur le cadrage :
Attendu que Audrey S. et la société Cosa Nostra soutiennent que l’échelle relative aux personnages dans son environnement évolue de la même façon dans les deux films : le bébé est filmé en plan large, l’adolescent en gros plan sur le torse, le vieil homme en gros plan sur le visage et le vieillard en entier en position fœtale de sorte qu’il en résulte une impression d’ensemble identique d’autant que les films en présence se terminent sur le « même point d’orgue, la même surprise intellectuelle et la même fulgurance » ;
Attendu que les défenderesses répliquent sur ce point et à juste titre que les procédés de cadrage sont très différents et produisent une impression d’ensemble opposée ;
Attendu qu’en effet le film « Champagne » ne présente aucun plan fixe sur le bébé, les six premières secondes montrant au contraire une salle d’accouchement, élément absent du scénario de Audrey S., avant que le bébé ne soit propulsé dans les airs, se transformant très rapidement dans sa trajectoire en adolescent, puis en adulte, puis en vieillard avant de s’écraser dans sa tombe ;
Attendu que si ce film comporte un gros plan sur le torse de l’adolescent et sur le visage de l’adulte vieillissant, ces éléments sont très fugitifs et ne représentent que quelques fractions de secondes ;
Attendu que « Life » montre la fin de vie dans un tourbillon de poussières, évocation qui n’a rien de commun avec le caractère volontairement brutal de la chute dans le tombeau au milieu d’un cimetière tel que représenté dans « Champagne » ; le nuage de poussière résultant du fracas de la pierre tombale est sans comparaison possible avec la référence biblique utilisée par Audrey S. ;
Sur le jeu des acteurs :
Attendu que les demanderesses font valoir que les acteurs sont de sexe masculin, de race blanche et aux cheveux châtains dans les deux cas ; que si ce point est incontestable, il ne concerne pas en lui même un élément appropriable au titre du droit d’auteur, faute de toute originalité, ce type d’homme correspondant à l’évidence à un standard choisi précisément pour sa neutralité paraissant propre à représenter l’idée générale de la fugacité de l’existence humaine ;
Attendu qu’il en va de même de la nudité ;
Attendu qu’en ce qui concerne les attitudes, il est relevé par les demanderesses que l’enfant est pareillement calme et observateur, que l’adolescent place des mains de manière à cacher son sexe et que le vieillard se recroqueville sur lui-même en position fœtale avant de mourir ;
Attendu cependant que le clip « Champagne » n’évoque en rien la sérénité à quelque âge de la vie, l’être humain étant au contraire assimilé à un bouchon de champagne qui traverse le temps à grande vitesse en poussant un cri quasi continu ; que le bébé, lancé au travers de la vitre de la maternité en position horizontale tel un projectile, n’observe rien, le monde ne lui étant pas visible dès lors qu’il regarde vers le ciel et non vers la terre, de même que l’enfant puis l’adolescent, le film se caractérisant par une alternance de plans rapprochés notamment sur le visage et le torse ou les épaules et de plans montrant le personnage dans la trajectoire aérienne ;
Attendu que si les deux films montrant les différentes étapes de l’existence, font ressortir sa brièveté, la représentation de la vitesse ou plus précisément de la fulgurance est absente de l’œuvre première, alors qu’elle constitue la caractéristique évidente du clip publicitaire destiné à véhiculer le message de l’urgence qu’il y aurait à jouer davantage ;
Attendu que le fait que l’adolescent place ses mains sur son appareil génital dans un geste de pudeur n’est que purement anecdotique dans le contexte général ci-dessus défini ; qu’il répond en outre à un impératif de présentation dans un document destiné au grand public ; que le recroquevillement du vieillard sur lui même au seuil de la mort n’est que la résultante de sa chute sur le marbre du tombeau, alors qu’il précède sa transformation en poussière dans le film « Life » ;
Sur la bande sonore :
Attendu que les similarités invoquées concernent l’absence de dialogue car les films ont vocation à s’adresser à un public international, le fait que l’enfant, puis l’homme crient ou rient dans des articulations vocales très proches ; que l’on entend dans les deux productions le chant des oiseaux lors de l’enfance et le bruit du vent qui vient suggérer le temps qui passe et enfin que la mort est accompagnée de battement de cœur et du glas qui sonne ;
Attendu qu’il est constant que les bandes son ne sont pas dialoguées, ce qui ne constitue pas en soi un élément d’originalité ;
Attendu que la comparaison auditive entre le rire et le cri manque à l’évidence de pertinence ;
Attendu que le chant des oiseaux dans le film des demanderesses n’accompagne pas comme elles l’indiquent l’enfance mais le plan 11 du scénario relatif à l’homme de 70 ans ; que les battements de cœur et le glas ne sont pas audibles sur cette bande ; qu’au demeurant le scénario porte les mentions suivantes : « Eglise, écho et orgues », « in nomine patris et filii et spiritu sanctu … » « Amen » ;
Attendu qu’il s’en suit que les ressemblances alléguées sur ce point ne sont pas fondées.
Sur le titre et le slogan :
Attendu que les demanderesses font grief au clip « Champagne » de reproduire le titre « Life » dans le slogan final « Life is short » et ce dans une typographie similaire ; qu’elles estiment que cette reprise est destinée à créer une confusion dans l’esprit du public ;
Attendu que les défenderesses opposent d’une part que la typographie utilisée dans « Life » est nommée « Bankgothic BT » alors que celle de « Champagne » est dite « Matabold » et d’autre part que « Life » est un terme banal, utilisé dans le titre de nombreux films et dans plusieurs slogans publicitaires ;
Qu’il convient de relever en premier lieu que l’argument tiré du graphisme est infondé, en deuxième lieu que les deux œuvres ont des titres différents et enfin que l’utilisation du mot « life » dans un slogan « Life is short, play more » n’induit pas que ce terme puisse être pris isolément comme le titre du clip que les spectateurs identifieront, le cas échéant, pour être « la publicité pour Xbox » ; qu’à supposer même qu’ils l’identifient pour être la publicité « Life » du fait de son thème général, il n’en résulterait pour autant pas de risque de confusion avec l’œuvre éponyme en raison des différences de nature et de mode de traitement entre les deux productions.
Attendu que de l’ensemble de cette étude comparative, il résulte que les deux films présentent le même thème, qu’ils utilisent l’un et l’autre la technique connue du morphing et que quelques plans, le buste de l’adolescent notamment présentent des similitudes ; qu’associés au fait que la publicité de la Microsoft a été diffusée moins d’un an après la sortie du film « Life », ces éléments ont pu induire chez la réalisatrice et son cessionnaire un sentiment de frustration, tel qu’exprimé dans le témoignage de Mme M. ; que cependant la dévalorisation du travail de Audrey S. ne résulte pas d’actes de contrefaçon, qui ne sont pas caractérisés en l’espèce, mais de la reprise de son sujet, ce qui évidemment exclut toute possibilité d’exploitation ultérieure dans le domaine publicitaire ; que ce préjudice n’aurait pu être indemnisé, le cas échéant, qu’au regard des principes régissant la loyauté dans les affaires, terrain sur lequel des demanderesses ne se sont pas placées, état précisé qu’elles affirment, sans toutefois en apporter la démonstration, que les auteurs du film « Champagne » avaient connaissance de « Life » ;
Sur les demandes reconventionnelles :
Attendu qu’au soutien de ces demandes, les sociétés Microsoft et BBH font grief à Audrey S. et à la société Cosa Nostra d’avoir donné des interviews à la presse spécialisée faisant mention de l’engagement d’une action en contrefaçon, ce qui a eu pour effet de la discréditer dans le milieu très étroit de la publicité ;
Que la société BBH ajoute qu’elle a perdu son client Microsoft à la suite de cette affaire et qu’elle n’a pas reçu le prix du festival de Cannes pour lequel elle était pourtant favorite ;
Attendu qu’il résulte des articles parus dans les journaux spécialisés, CB News et Stratégies et sur plusieurs sites internet : AdAge.com, globeandmail.com, fr.news.yahoo, comnews.zdnet.fr et france.showbizz.net que Audrey S. et la société Cosa Nostra ont largement informé la presse des poursuites engagées en faisant ressortir qu’il existerait quarante points de similitude entre les deux films et en précisant les dates des audiences de procédure ; que la publicité donnée à cette affaire au cours de la semaine du 17 au 23 juin 2002, au moment du festival de Cannes, était de nature à jeter le discrédit sur la production de la société BBH ; qu’il convient toutefois de relever que rien ne vient établir de relation causale entre la diffusion de l’information et le fait que le grand prix n’ait pas été attribué à cette société dont le film avait par ailleurs été interdit de diffusion au Royaume Unis, les autorités de contrôle l’ayant jugé trop choquant ; qu’il n’est par ailleurs, pas davantage démontré que la société Microsoft ait durablement retiré sa confiance à la société BBH ; qu’en conséquence, le préjudice porté à l’image de cette société sera intégralement réparé par l’allocation de la somme de 30 000 € à titre de dommages-intérêts ;
Attendu en revanche que les sociétés Microsoft dont le nom n’a été cité par les journalistes qu’en leur qualité d’annonceur, sans être associés par Audrey S. ou la représentante de la société Cosa Nostra à la responsabilité du « plagiat » publiquement dénoncé ne sont pas fondée à soutenir l’existence d’une faute commise à leur égard ;
Attendu enfin qu’il convient de rappeler que les dispositions de l’article 32-1 du ncpc relatives à l’amende civile ne peuvent être mise en œuvre qu’à l’initiative de la juridiction saisie, les parties à l’instance n’ayant aucun intérêt au prononcé d’une telle sanction ;
Attendu que les défenderesses ont engagé pour la présente procédure des frais non taxables dont il serait inéquitable qu’ils restent à leur charge ; qu’il sera alloué la somme globale de 5000 € aux sociétés Microsoft et la somme de 5000 € à la société BBH sur le fondement de l’article 700 du ncpc ;
Attendu que Audrey S. et la société Cosa Nostra seront solidairement condamnées aux entiers dépens de l’instance, lesquels seront recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du même code.
Décision
Le tribunal, statuant publiquement, contradictoirement et en premier ressort,
. Déboute Audrey S. et la société Cosa Nostra de l’ensemble de leurs demandes,
. Condamne solidairement Audrey S. et la société Cosa Nostra à payer à la société BBH la somme de 30 000 € à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice causé du fait de l’accusation publique de contrefaçon,
. Déboute les sociétés Microsoft de leur demande reconventionnelle,
. Déclare irrecevables les demandes fondées sur l’article 32-1 du ncpc,
. Dit n’y avoir lieu à exécution provisoire de la présente décision,
. Condamne solidairement Audrey S. et la société Cosa Nostra à payer aux sociétés Microsoft la somme totale de 5000 € et à la société BBH la somme de 5000 € en application des dispositions de l’article 700 du ncpc,
. Condamne solidairement Audrey S. et la société Cosa Nostra aux entiers dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du même code.
Le tribunal : Mme Belfort (vice président), Mmes Vallet et Renard (voce présidents)
Avocats : Me Karl Heinrich Beltz, SCP August & Debouzy, Me Michel Bejot
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