Jurisprudence : Droit d'auteur
Tribunal de Grande Instance de Paris Jugement du 17 mai 2002
David A., Frédéric B. / SA Canalweb
autorisation - cession - diffusion - droit d'auteur - droit moral - émission télévisée - oeuvre de collaboration - producteur - rémunération - site internet
Les faits
La société Canalweb offre sur le réseau internet, en direct ou en différé, des programmes audiovisuels thématiques de formats courts, accessibles à l’adresse www.canalweb.net .
Messieurs A. et B. lui proposèrent un programme satirique intitulé « Billevesée télévision » puis « Branchiweb ».
Les premiers programmes audiovisuels furent réalisés sans tarder alors même que les parties n’avaient pas défini précisément le cadre de leur collaboration respective. La société Canalweb adressa à Messieurs A. et B. un projet de contrat de co-production que ces derniers ne signèrent pas. Pourtant, ils continuèrent dans le courant de l’année 2000 à interpréter avec le concours d’intervenants les scénarios qu’ils rédigèrent.
Dès mars 2000, ils sollicitèrent de la société Canalweb une rémunération.
Les parties ne purent cependant s’entendre sur la nature et le montant de celle-ci. Le 19 juin 2000, Messieurs A. et B. proposèrent à Canalweb de lui céder leurs droits sur les émissions déjà produites pour un montant de 5000 à 8000 F par émission. Par courrier du 30 juillet 2000 Canalweb déclina l’offre, proposa le versement d’une somme forfaitaire de 10 000 F au titre de la cession globale de leurs parts de co-production pour l’ensemble des programmes et retira de son site les programmes « Branchiweb ».
Messieurs A. et B. ont alors fait assigner la société Canalweb pour voir juger qu’ils sont les co-auteurs du concept des textes et de la mise en scène des 32 émissions et les interprètes principaux de celles-ci.
Ils considèrent que la diffusion de ces émissions, sans mention de leur nom, a porté atteinte à leurs droits moraux ainsi qu’à leurs droits patrimoniaux, et que la rupture brutale des pourparlers contractuels très avancés comme l’exploitation permanente pendant un an de leurs émissions, sans verser la moindre rémunération, leur a causé un préjudice distinct de celui né des actes de contrefaçon.
Au terme de leurs écritures, Messieurs A. et B. sollicitent la condamnation de la société Canalweb à verser à chacun d’eux les sommes suivantes :
– 200 000 F en réparation de la violation de leur « droit de paternité ».
– 100 000 F en réparation du préjudice moral né de la rupture des pourparlers.
– 150 000 F en réparation du préjudice né de l’atteinte à leurs droits patrimoniaux incluant le droit de représentation et le droit de reproduction de ces œuvres.
– 146 392 F pour l’utilisation, sans bourse déliée de leur travail de comédien.
– 50 000 F au titre de la perte de notoriété subi du fait de l’absence de la mention de leur nom au générique.
– 100 000 F « en réparation de contrefaçons permanentes commises à leur détriment, pendant plus d’une année, 24 heures sur 24 ».
Ils sollicitent en outre le prononcé des mesures de publication et d’interdiction d’usage, ainsi que l’exécution provisoire de la présente décision.
La société Canalweb ayant fait l’objet de l’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire ordonnée par jugement du 8 octobre 2001, Messieurs A. et B. ont, par acte du 17 octobre 2001, appelé dans la cause Me Chriqui, administrateur désigné et la SCP Girard-Levy représentant des créanciers.
La société Canalweb représentée par Me Chriqui oppose en substance qu’en application de l’article L 113-3 du code de la propriété intellectuelle les demandeurs sont irrecevables à agir dès lors que les réalisateurs successifs de ces émissions, qui ont fait un travail de réalisation original, s’opposent aux prétentions des demandeurs. Elle soutient par ailleurs que la qualité de co-auteur des demandeurs n’est justifiée que pour trois émissions, car pour les autres, il n’est fait état que de « concept » et de thèmes insucceptibles de protection.
Au fond, elle soutient que les demandeurs ont la qualité de co-producteurs de ces émissions, qualité qu’ils n’ont d’ailleurs pas contestée, car ils ont défini, en toute autonomie, le contenu des émissions ; quant à elle, elle fournissait les moyens techniques de la réalisation des émissions et de leur diffusion numérique.
Ainsi les risques de cette co-production étaient-ils partagés entre les parties. Il incombait aux demandeurs, responsables du contenu des émissions, d’acquérir l’ensemble des droits de propriété intellectuelle nécessaires à l’exploitation envisagée.
En tout cas, ajoute-t-elle, il est manifeste qu’ils ont consenti, en toute connaissance de cause, à la reproduction et à la diffusion de leurs œuvres, par la remise de leurs prestations à Canalweb et ce, sans contestation pendant plus d’un an. L’autorisation des demandeurs était, selon elle, consentie à titre gratuit en raison notamment de la gratuité de la consultation des émissions par les internautes et de l’absence de recettes liées à l’exploitation de ces dernières.
Quant à l’atteinte au droit au nom, la société Canalweb précise qu’il appartenait aux demandeurs, co-producteurs chargés du contenu, d’élaborer les cartons à leur nom pour être ensuite saisis par le réalisateur.
En ce qui concerne le préjudice allégué par Messieurs A. et B., elle considère qu’il est inexistant dans la mesure où ceux-ci travaillaient pour eux-mêmes grâce au moyens techniques qu’elle mettait gratuitement à leur disposition.
Elle précise ne s’être jamais enrichie aux dépens des demandeurs, cette branche de son activité demeurant déficitaire.
Messieurs Czmara, Graux, Jamoteau et Vanderborght réalisateurs successifs des émissions considérées et appelées dans la cause par Messieurs A. et B., caractérisent leur intervention personnelle qui justifie selon eux, de leur attribuer la qualité de co-auteur des émissions litigieuses.
Ils déclarent s’opposer à l’action engagée par les demandeurs en affirmant que ceux-ci avaient bien consenti, en connaissance de cause, à la reproduction et à la diffusion des émissions sur Canalweb.
La discussion
Attendu que bien que régulièrement assigné, le représentant des créanciers n’a pas constitué avocat ; qu’il sera donc statué par jugement réputé contradictoire.
Sur la recevabilité
Attendu que les demandeurs agissent sur le fondement de leurs droits patrimoniaux et de leur droit moral d’auteur ainsi que sur le fondement de l’article 1382 du code civil ;
Attendu que l’irrecevabilité soulevée en défense ne peut donc concerner que les prétentions relatives à une atteinte aux droits patrimoniaux d’auteur, dès lors que les programmes audiovisuels considérés sont des œuvres de collaboration et que, aux termes de l’article L 113-3 du code de la propriété intellectuelle, les co-auteurs d’une œuvre de collaboration ne peuvent agir séparément mais doivent exercer leurs droits d’un commun accord ;
Attendu en l’espèce que les réalisateurs successifs des programmes litigieux sont, par application de l’article L 113-7 du code de la propriété intellectuelle présumés en être les co-auteurs ;
Attendu que si ce texte n’édicte en faveur des réalisateurs d’œuvres audiovisuelles qu’une présomption simple, il demeure que les demandeurs ne rapportent pas la preuve que chacun d’eux n’a joué qu’un rôle d’exécution ;
Que les parties sont en effet contraires sur la marge dont disposaient ceux-ci ; qu’elles n’établissent pas précisément, pour chacun d’eux, et pour chacune des émissions incriminées qu’elle fut la part d’initiative laissée aux réalisateurs ;
Attendu que la présomption de l’article L 113-7 du code de la propriété intellectuelle doit donc être appliquée à l’espèce ;
Attendu par ailleurs, que les défendeurs et les réalisateurs avancent que Messieurs A. et B. ne seraient pas les seuls co-auteurs, des scénarii et de la mise en scène et que nombre d’intervenants ont pu improviser leurs prestations ;
Attendu cependant que ce moyen est dénudé de pertinence, en l’absence de la mention précise du nom des personnes dont l’originalité de la contribution rendrait celle-ci éligible à la protection du droit d’auteur ;
Attendu au surplus que la société Canalweb et les réalisateurs successifs confirment à l’envi que les demandeurs définissaient seuls le contenu des émissions ; qu’ils doivent dont être considérés comme étant les co-auteurs des scénarii et de la mise en scène, dont l’originalité ne fait pas débat ; qu’en revanche cette qualité ne peut être reconnue pour « le concept d’émission » dont ils ne définissent même pas le contenu ;
Attendu que les réalisateurs ayant tous été appelés dans la cause, les demandes de Messieurs A. et B. en réparation des atteintes alléguées à leur droits patrimoniaux de co-auteurs des programmes considérés seront déclarées recevables.
Sur la qualité de co-producteur et les atteintes aux droits d’auteur
Attendu qu’aux termes de l’article L 132-23 du code de la propriété intellectuelle, le producteur de l’œuvre audiovisuelle est la personne physique ou morale qui prend l’initiative et la responsabilité de la réalisation de l’œuvre ;
Attendu que si la genèse des relations entre les parties apparaît difficile à retracer avec précision, il apparaît cependant constant que se sont les demandeurs qui ont proposé à la société Canalweb de produire leurs émissions ; que dès le mois de juin 1999, Canalweb produisait les premières émissions, les présentait et les diffusait alors même que les parties n’étaient pas convenues des termes précis de leur collaboration puisque le contrat type de co-production proposé par Canalweb n’a jamais été ratifié par les demandeurs ;
Attendu certes, que les demandeurs n’étaient pas opposés au principe d’une co-production avec Canalweb ; qu’en revanche leur refus de signer le contrat démontre bien l’absence d’accord sur l’économie de la co-production envisagée, comme le démontrent également les nombreux courriers électroniques adressés de novembre 1999 au 22 juin 2000 ; que bien plus ces courriers établissent que Messieurs A. et B. n’entendaient pas faire leur affaire de la cession des droits d’auteur ;
Attendu qu’en l’absence d’accord sur les termes de la co-production, la seule considération que les demandeurs avaient la responsabilité du contenu de l’émission, ne leur confère pas pour autant la qualité de co-producteur ;
Attendu que la société Canalweb, professionnelle de la production audiovisuelle, ne pouvait ignorer les risques auxquelles elle s’exposait en produisant, en présentant et en diffusant des émissions sans avoir pris le soin d’un accord préalable et formalisé avec les demandeurs ;
Attendu en effet qu’une cession de droits d’auteur, a fortiori, à titre gratuit ne se présume pas ;
Attendu que les réclamations des demandeurs adressés par courriers électroniques établissent au contraire que l’autorisation qu’ils donnaient à Canalweb de représenter et de diffuser leurs œuvres était implicitement subordonnée au versement d’une contrepartie sur le contenu de laquelle les parties étaient en désaccord ;
Attendu que la société Canalweb ne peut donc justifier d’une autorisation des demandeurs pour la représentation, la reproduction et la diffusion de leurs œuvres sur son site ;
Attendu en conséquence, qu’elle a porté atteinte aux droits patrimoniaux des demandeurs ainsi qu’à leur droit au nom puisqu’elle ne justifie pas plus que ceux-ci l’avaient dispensé de mentionner leur nom au générique des émissions.
Sur les demandes fondées sur l’article 1382 du code civil
Attendu que les demandes présentées sur ce fondement sont contradictoires ; qu’en effet le préjudice subi par les demandeurs du fait de l’exploitation de leurs œuvres sans leur accord est exclusif du grief tiré d’une absence totale de promotion et de marketing des dites œuvres ; qu’il est également exclusif du préjudice allégué au titre de la rupture brutale de pourparlers dans la mesure où le non aboutissement de ces pourparlers confère à l’exploitation incriminée des œuvres la qualification d’acte de contrefaçon ;
Attendu pareillement que le préjudice allégué au titre de la perte d’une chance de se faire connaître en tant qu’auteurs des émissions considérées n’est pas distinct de celui né de l’atteinte portée à leur droit du nom ;
Attendu en revanche que les demandeurs sont bien fondés à solliciter la réparation du préjudice né de l’absence de toute rémunération pour l’exécution de leur prestation de comédien pendant les heures d’enregistrement.
Sur les mesures réparatrices
Attendu qu’il sera fait dans les termes du dispositif ci-après aux mesures d’interdiction et de publication sollicitées ;
Attendu que pour fixer le montant des dommages-intérêts, il convient de prendre en considération l’importance du nombre des émissions en litige (32), leur durée, de l’ordre de 20 à 30 minutes chacune, mais aussi le fait qu’elles n’étaient pas destinées à générer des recettes puisque les internautes pouvaient librement en prendre connaissance ;
Attendu en conséquence, que la créance des demandeurs sera fixée, pour chacun d’eux, aux sommes de :
– 4000 € en réparation de l’atteinte à leur droit moral.
– 8000 € en réparation de l’atteinte à leurs droits patrimoniaux.
– 2000 € en réparation de l’absence de rémunération pour leur prestation de comédien.
Sur l’exécution provisoire et l’article 700 du ncpc
Attendu que l’exécution provisoire accompagnera la seule mesure d’interdiction ;
Attendu qu’il n’est pas inéquitable de fixer à 2700 € la somme complémentaire que devra verser la société Canalweb au titre de l’article 700 du ncpc.
La décision
Le tribunal, statuant publiquement par jugement réputé contradictoire en premier ressort,
. Déclare Messieurs A. et B. recevables en leurs prétentions ;
. Dit qu’en représentant, reproduisant et en diffusant les 32 émissions intitulées « Billevesée télévision » puis « Branchiweb », sans l’accord de Messieurs A. et B. et sans mention de leur nom, la société Canalweb a porté atteinte aux droits moraux et patrimoniaux dont ceux-ci sont investis ;
En conséquences,
. Lui interdit la poursuite des actes précités sous astreinte de 6000 € par jour de retard à compter de la signification de la présente décision ;
. Ordonne l’exécution provisoire de cette seule mesure ;
. Fixe la créance de chacun des demandeurs à l’égard de la société Canalweb aux sommes suivantes :
– 4000 € en réparation de l’atteinte à leur droit moral.
– 8000 € en réparation de l’atteinte à leurs droits patrimoniaux.
– 2000 € en réparation de l’absence de rémunération pour leur prestation de comédien.
– 1400 € du chef de l’article 700 du ncpc.
. Rejette toute autre demande ;
. Autorise les demanderesses à faire publier le présent dispositif dans trois quotidiens ou revues de leur choix ;
. Fixe leur créance complémentaire à ce titre à la somme globale de 9300 € ;
. Laisse les dépens à la charge de la société Canalweb.
Le tribunal : M. Girardet (vice président), Mme Saint-Schroeder et M. Chapelle (premiers juges)
Avocat : Me Joffre, SCP Deprez Dian Guignot
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